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Un trop bon garçon – Emmanuel Bove

Un trop bon garçon – Emmanuel Bove

Paul Souplet, ce soir-là, quitta les bureaux de la société Santos plus tard que de coutume. Il faisait pourtant beau et, dans cette fin d’après-midi, on éprouvait le désir d’être libre. Mais il s’était passé un événement grave au cours de la journée. La société de produits chimiques Santos avait, à sa tête, un certain Jean Roumel que les employés abominaient. Cet homme était hautain, d’une dureté sans exemple. Il ne tolérait pas la moindre défaillance de ses subalternes. Il se moquait ouvertement du syndicat de la corporation dont il faisait partie. C’est ainsi qu’un des statuts de ce syndicat ordonnait à tout patron, congédiant un chef de service sans qu’il y ait eu faute professionnelle de la part de celui-ci, de verser, à titre de gratification, un mois de salaire par année de service. Le chef de la fabrication, Michaud, gagnait deux mille cinq cents francs par mois et était au service de la société depuis quatre ans. Si on le remerciait, on devait donc lui régler, en plus du mois en cours, les appointements des quatre mois qui suivraient la date de son départ. À l’encontre de Roumel, Michaud était adoré du personnel. C’était un jeune homme de trente ans, simple, aimable, prenant, en haut lieu, la défense des ouvriers avec tact, quand leur cause lui semblait légitime. Il les défendait parce qu’en réalité il n’appartenait pas à la direction. Sa tâche quotidienne, il l’accomplissait comme un jeu, et, quand il arrivait, le matin, à son bureau, c’était en sifflant qu’il passait ses vêtements de travail. La vie lui semblait belle. Jamais il ne se plaignait de quoi que ce fût, il avait fini par servir de trait d’union entre les employés et la direction. Il enlevait, aux ordres de celle-ci, ce qu’ils avaient de vexatoire, de même qu’il enlevait, aux réclamations ou aux doléances du personnel, ce qu’elles avaient d’agressif et d’aigri. Mais Roumel voulait régner en tyran et son ambition, en l’absence de M. Santos, d’être le maître absolu, avait peu à peu fini par lui faire détester cet employé dont l’action contrecarrait la sienne et la rendait moins rude.

Roumel avait une secrétaire, Jacqueline Pierrot, dont la beauté était grande. Elle était un peu orgueilleuse et fière d’être la familière de l’homme le plus puissant de la maison. Mais, fille d’employés, elle était, par le cœur, proche de ceux qu’elle entendait à chaque instant traiter de paresseux. Cette attitude avait quelque chose d’étrange. En même temps que la jeune fille approuvait sincèrement Roumel, elle prévenait en cachette les employés sur qui se portait la colère du sous-directeur, mais cela non point par charité, mais comme l’amie conciliante d’un homme brutal. « Faites attention, disait-elle, Roumel a l’œil sur vous. Je vous dis cela uniquement dans votre intérêt. » Et c’était tout. Le sous-directeur, lui, trouvait sa secrétaire charmante, et il le lui eût dit depuis longtemps si elle n’avait pas été placée sous ses ordres. À cause du poste qu’il occupait, il se serait cru à jamais déshonoré s’il avait risqué le moindre compliment. En avouant sa sympathie à la jeune fille, il craignait de perdre de son autorité. Mais, en dehors de ces considérations, il y en avait une encore plus importante. « Un homme comme moi, se disait-il, ne peut aimer sa secrétaire. » Quant à Michaud, lui, il n’avait pas les mêmes raisons de garder caché le sentiment que Jacqueline lui inspirait également.

Un jour, il lui apporta un petit bouquet de fleurs que la secrétaire accepta avec émotion, mais qu’elle n’osa placer devant elle sur son bureau. Un autre jour Michaud l’attendit, et tous deux allèrent se promener au bois qui se trouvait tout proche des ateliers. Une idylle s’ébaucha entre les deux jeunes gens. À l’atelier, pourtant, ils faisaient semblant de se connaître à peine. Personne ne remarquait rien de leurs relations.

Or, un soir, il arriva un petit événement qui fut la cause de grands troubles. Un soir donc, Jacqueline et Michaud se rendirent, après avoir dîné ensemble, dans un music-hall. Ils prirent deux fauteuils de balcon. Ils étaient heureux, et, lorsqu’un numéro avait besoin d’obscurité pour frapper davantage l’assistance, ils en profitaient pour s’embrasser. Soudain, comme Jacqueline regardait distraitement l’orchestre, elle poussa un léger cri. Elle venait d’apercevoir Roumel, en compagnie d’une dame très fardée et vêtue d’une manière un peu trop voyante.

— Qu’avez-vous ? demanda Michaud.

— Roumel est là.

Michaud ne comprit pas ce qu’il pouvait y avoir de si tragique dans cette rencontre.

— Qu’est-ce que cela peut faire ?

— Il va nous en vouloir, répondit Jacqueline qui, plus fine que Michaud, avait deviné depuis longtemps que c’était uniquement par fierté que le sous-directeur ne lui avait pas déclaré son amour. Michaud interpréta tout autrement ce trouble.

— Vous avez donc peur qu’il ne nous voie ensemble ?

À l’entracte, les deux amoureux se rendirent au bar. Michaud, qui était un enfant, ne souhaitait qu’une chose, être rencontré par son chef en compagnie de Jacqueline. Cela l’eût flatté. Il trouvait, en effet, très crâne de se rencontrer dans un bar de music-hall avec son directeur. Il avait l’impression que cela le poserait davantage, que cela lui ferait plus de bien, pour son avenir, dans la société Santos que son travail. Il entraîna donc Jacqueline vers le bar dans l’espoir de rencontrer Roumel, non seulement pour que cela lui fût utile, mais un peu pour en avoir le cœur net quant aux relations de son chef et de sa fiancée. Le sous-directeur, justement, se promenait dans le bar et semblait particulièrement intéressé par les gesticulations d’un musicien.

— Bonsoir, Monsieur Roumel, fit le contremaître, mais sans s’arrêter, son bras sous celui de Jacqueline qui avait cédé parce que, brusquement, elle avait compris que Michaud pourrait faire des suppositions ridicules si elle persistait à éviter ainsi son chef.

Le lendemain, Michaud reprit son travail comme de coutume. Vers onze heures, pourtant, Roumel le fit appeler.

— Nous devons, fit celui-ci, nous séparer de vous, car nous avons constaté un certain relâchement dans votre travail. Vous ignorez, sans doute, que le travail n’a rien à voir avec le jeu. Vous arrivez ici en sifflant. Tout cela est très sportif, mais pas dans mes goûts.

— Très bien, répondit Michaud, je pars tout de suite si vous voulez.

Quand Michaud passa à la caisse pour se faire régler, on lui annonça qu’on ne pouvait pour le moment, puisqu’il n’y avait pas d’ordre, lui régler l’indemnité de renvoi. Michaud était de plus en plus perplexe. Soudain, il eut l’impression que Jacqueline, la femme qu’il aimait, avait des rapports qu’elle lui cachait avec Roumel. Il l’attendit le soir et lui demanda comment il se faisait qu’on se débarrassât de lui juste au lendemain de la rencontre du music-hall. Devant cette injustice, Jacqueline, à son tour, donna sa démission et rassura Michaud. Voilà ce qui s’était passé à la société Santos le jour où Paul Souplet en sortit si tard.

Avant de rentrer chez lui, bien qu’il fût en retard, Paul Souplet éprouva le besoin de marcher, de prendre l’air. C’était un homme de trente-cinq ans, vêtu simplement, au visage plein de franchise. Il avait le sang à la tête et traversait la foule qui se faisait de plus en plus dense à mesure qu’il approchait de la porte Maillot sans la voir. « C’est un scandale, pensait-il, un véritable scandale. On n’a pas le droit de se débarrasser ainsi, au XXe siècle, d’un homme auquel on ne peut rien reprocher. Michaud a toujours fait son service comme il devait le faire et, pour un grief personnel, on se sépare de lui, du jour au lendemain, sans même lui verser l’indemnité à laquelle il a droit. Aussi vrai que je m’appelle Souplet, tout le monde le saura. Il y a tout de même une justice en France. » Paul Souplet croyait à la justice. C’était un de ces Don Quichotte qui, à chaque instant de leur existence, se révoltent contre un abus. Cette révolte était sincère et il se sentait prêt à tous les sacrifices. Avant de quitter son bureau, il avait eu une longue conversation avec certains de ses collègues. Il les avait convaincus de se solidariser avec Michaud, et de menacer de quitter le travail si cet employé n’était pas réintégré, le lendemain, dans ses fonctions. « Nous ne pouvons pas, avait-il dit, laisser une pareille injustice se commettre. En nous élevant contre elle, ce n’est pas seulement Michaud que nous défendons, mais nous-mêmes. » Bien qu’avec moins d’ardeur, ses collègues l’avaient approuvé et, en fin de compte, il avait été décidé que, le lendemain matin, avant de prendre leur travail, ils enverraient une délégation auprès de Roumel.

En arrivant chez lui, Paul Souplet trouva sa femme qui commençait à s’inquiéter.

— Mais que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Tu n’es jamais rentré si tard.

— Il ne se passe rien, répondit distraitement Souplet.

Jamais il ne mettait sa femme au courant de ses scrupules. Au commencement de leur amour, il avait bien, quelquefois, essayé de l’intéresser à ses préoccupations morales, à sa soif de justice, mais elle avait toujours accueilli ses paroles avec une telle stupéfaction que, depuis, il gardait pour lui toutes ses pensées.

Le lendemain matin, il s’habilla avec soin, comme les jours où il sortait avec sa femme, comme les jours où il ne travaillait pas, puis il se rendit à son bureau. En cours de route, il réfléchit. Il était un autre homme. Il se sentait grandi. Il avait l’impression de jouer un rôle dans le monde. En arrivant à la société Santos, il trouva ses camarades déjà en tenue de travail, ce qui le froissa un peu. Il s’était imaginé que, comme lui, ils arriveraient avec le désir de ne pas commencer leur tâche avant d’avoir obtenu satisfaction. Au lieu de cela, ils se conduisaient exactement de la même façon que les autres jours et semblaient même gênés de se trouver en sa présence. Il essaya alors de les ranimer, de réveiller en eux leur flamme de la veille, mais partout il se heurta à de la froideur et à de l’inertie.

— Enfin, dit-il à Garchat, il faut faire quelque chose. Nous n’avons pas le droit de laisser commettre une pareille injustice. Si nous ne faisons rien, qui fera quelque chose ? Hier, vous pensiez tous qu’il fallait agir et aujourd’hui vous semblez regretter vos paroles.

— C’est que nous avons réfléchi, répondit Garchat.

— Vous devriez d’autant mieux, vous rendre compte de la nécessité dans laquelle nous sommes de nous solidariser.

— Ce sont des mots tout cela ! Ce n’est pas vous qui, lorsque nous aurons perdu notre situation, ferez quelque chose pour nous !

— Mais si vous la perdez, je la perdrai aussi.

— Ah ! cela vous regarde. Si vous voulez la perdre, nous ne vous en empêchons pas. Vous êtes libre. Mais vous n’avez aucun droit de nous demander le même sacrifice.

À la suite de ce dialogue qu’il n’avait pas prévu, Souplet demeura quelques instants interloqué. Son désir pourtant de faire quelque chose pour Michaud demeurait intact.

— Puisque c’est ainsi, dit-il, j’irai seul trouver M. Roumel. Ce que vous n’avez pas le courage de faire, je le ferai. Cela vous montrera qu’il existe quand même des hommes qui ont le courage de leur opinion et qui ne craignent pas de prendre la défense d’un innocent.

Quelques minutes après, Souplet était introduit dans le bureau de Roumel. Une autre secrétaire avait déjà été engagée et son désir de plaire, de faire bonne impression, de satisfaire en tout son chef, causa sur Souplet une impression pénible. Durant une seconde, il eut l’impression que personne au monde n’était indispensable, que si lui-même disparaissait, il y aurait, le lendemain, un nouveau venu prêt à tout pour mériter la faveur de ses chefs. Mais Souplet se défendit contre cette pensée qui, il le sentait, le rendait faible et craintif. Il voulait être fort. Il voulait montrer à Roumel qu’il y avait sur terre des hommes que l’injustice révoltait.

— Vous avez à me parler ? dit Roumel en continuant à lire son courrier.

Souplet se raidit. Pour ne pas faiblir, il pensa à Michaud, à la vieille mère de celui-ci.

— Mieux que cela, Monsieur Roumel, j’ai des explications à vous demander.

Le sous-directeur, pour la première fois, leva les yeux, regarda Souplet des pieds à la tête puis, discrètement, jeta un coup d’œil sur sa secrétaire devant qui il était subitement gêné qu’on pût s’adresser ainsi à lui.

— Des explications à me demander ? Mais qu’est-ce que vous avez, mon ami ? Vous devenez peut-être fou ?

L’attaque avait été si brusque que Roumel avait appelé Souplet « mon ami ».

— Oui, Monsieur Roumel. J’ai des explications à vous demander. J’ai à vous demander de quel droit vous avez renvoyé Michaud. Je vais même plus loin. Je viens vous dire que vous n’aviez pas le droit de vous séparer d’un collaborateur dont les services étaient exemplaires. Et je viens vous demander de le réintégrer dans ses fonctions, faute de quoi je me verrai dans l’obligation de donner ma démission.

Roumel était tellement abasourdi qu’il resta un instant sans répondre. Mais subitement la colère l’envahit.

— Des explications à vous donner, moi ! C’est ce que nous allons voir. Je vous somme tout de suite de me la donner, cette démission, vous m’entendez, sinon je vous mets à la porte immédiatement, et sans indemnité, vous pouvez en être certain. Je n’ai jamais vu cela de ma vie, vous m’entendez ? Jamais… jamais. Vous n’allez tout de même pas prétendre faire la loi chez moi.

En sortant du bureau de M. Roumel, Souplet, à qui seul le sentiment d’avoir fait son devoir donnait quelque sang-froid, se rendit chez ses collègues. En quelques mots, il leur apprit ce qui venait de se passer. Immédiatement, une lourde gêne pesa sur le groupe. Chacun avait peur d’être compromis et tous ne souhaitaient qu’une chose : que Souplet les laissât.

Il y avait des années que Souplet ne s’était pas trouvé, un jour de semaine, vers dix heures du matin, dans la rue. Il marchait d’un bon pas. Le ciel était brumeux et ensoleillé. « Il faut tout de même un certain courage pour faire ce que j’ai fait, pensait-il. Ce n’est pas ce misérable Garchat qui eût osé cela. » Le sentiment du devoir accompli l’emplissait de force. « Il y a quand même une certaine grandeur dans une intervention. Ce qui me caractérise, c’est la volonté et le sens de la justice. Le reste n’a pas d’importance. Il faut savoir prendre parti dans la vie, même si dans le présent, cela se retourne contre vous, car l’avenir remet les choses à leur place. Je vais peut-être, à présent, traverser un moment difficile, mais quelle importance cela a-t-il en regard de la récompense qui viendra, qui doit venir ? » Grisé par ses pensées, par la liberté, par le temps idéal, Souplet arriva chez lui. Il trouva sa femme en train de préparer son repas. À sa vue, elle ne manifesta aucune joie alors que chaque soir, quand il rentrait, elle se jetait dans ses bras pour l’embrasser.

— Mais que se passe-t-il ? demanda-t-elle tout de suite.

— Rien, fit Souplet en souriant.

— Tu as un congé ?

— Non.

— Vous faites grève ?

— Peut-être.

— Tu peux tout de même me dire ce qui est arrivé.

Après une courte hésitation, Souplet fit alors le récit de ce qui s’était passé à la société Santos, en omettant volontairement, de signaler les raisons du renvoi de Michaud, sa femme étant très jalouse.

— Enfin, dit celle-ci, si on l’a renvoyé, c’est qu’il a fait quelque chose de mal.

— Il n’a absolument rien fait de mal.

— Eh bien ! je te dis qu’il a fait quelque chose que tu ignores, ce garçon et en prenant ainsi sa défense, tu as l’air de savoir de quoi il s’agit.

— Je t’assure qu’il n’a rien fait.

— Ce n’est pas possible. Il y a quelque chose là-dessous.

Souplet était de plus en plus ennuyé. Il n’osait parler de Jacqueline. Il craignait, en prononçant le nom d’une femme, de changer complètement le sens de sa démarche. Il savait que Marthe n’aurait jamais cru que c’était uniquement par esprit de justice qu’il avait quitté la société Santos. Le nom de Jacqueline dans la conversation produirait le plus mauvais effet. Lui, Souplet, aurait beau se justifier, expliquer les relations de cette jeune fille avec Michaud, Marthe, malgré tout, penserait qu’il y avait quelque chose entre la secrétaire et son mari.

— Eh bien ! nous allons voir, continua Marthe, si on renvoie un homme comme cela, pour rien. Nous allons voir…

Sur ces mots, elle passa dans sa chambre, s’habilla et sortit malgré les prières de Souplet. Ce dernier, resté seul, se sentit soudain pris de peur. Il savait que Marthe entretenait des relations avec certaines femmes de ses collègues. C’était certainement chez l’une d’elles qu’elle se rendait à présent. Elle allait apprendre que Michaud avait été renvoyé parce qu’il faisait la cour à Jacqueline, et que Roumel était amoureux de cette dernière. Bien qu’on ne pût absolument rien lui reprocher dans toute cette histoire, Souplet était à présent affolé. L’amour de la justice avait complètement disparu de son esprit, pour laisser place à un sentiment instinctif de conservation. Bien qu’il n’eût rien sur la conscience, bien qu’il eût été impossible de lui reprocher quoi que ce fût, il se sentait coupable aux yeux de sa femme, car, malgré la peur qu’il en eut, il serait obligé, dans un instant, de reconnaître que Michaud avait été congédié à cause d’une femme. Il aurait beau, alors, donner toutes les explications possibles, il n’en resterait pas moins pour Marthe qu’il y avait une femme dans l’histoire. Et Souplet connaissait assez Marthe pour savoir qu’elle trouverait sur le champ une raison vraisemblable et fausse à son attitude.

Il en était là de ses réflexions lorsque Marthe reparut.

— C’est du joli, dit-elle tout de suite. Je savais bien que tu me cachais quelque chose. Tu as une maîtresse, et je te dirai même son nom.

— Tu te méprends, Marthe. Je n’ai pas de maîtresse.

— Elle s’appelle Jacqueline. Il paraît d’ailleurs qu’elle n’est pas laide du tout. Ah ! tout s’explique maintenant. Je comprends pourquoi tu ne me parlais pas d’elle.

— Mais il n’est pas question de cette secrétaire. Il est question de Michaud. Ce n’est pas elle que l’on a renvoyée, c’est Michaud.

— Michaud, Michaud… mais qu’est-ce que cela pouvait te faire qu’on renvoie ce garçon ?

— Jacqueline est la fiancée de Michaud. C’est pour cela qu’elle a donné sa démission. On ne l’a pas renvoyée, elle a donné sa démission. Ce n’est pas la même chose.

— Et toi, naturellement, tu as fait comme elle.

— Elle ne l’aurait pas fait que j’eusse quand même donné ma démission. Jacqueline n’est absolument pour rien dans ma décision.

Il était visible que Marthe ne croyait pas son mari. Elle avait la conviction, bien que rien ne pût la confirmer dans son opinion, que Souplet avait des raisons autres que celles qu’il disait, de quitter la société Santos. De les ignorer la rendait encore plus incrédule.

— Je peux t’affirmer, continua Paul Souplet, que j’ai agi uniquement par solidarité.

— Comment peux-tu dire, à ta femme, une chose pareille ? Cette solidarité, c’est tout simplement une amourette quelconque. Tu es parti parce que ta maîtresse partait. Tu veux la suivre. D’ailleurs, cela ne va pas se passer comme cela. Tu vas retirer ta démission, tu m’entends.

Cependant que cette scène se déroulait entre les époux Souplet, M. Roumel se voyait convoqué par M. Santos lui-même. Michaud, le jour même de son renvoi, s’était rendu chez M. Santos dont le bureau se trouvait rue des Capucines. Il lui avait raconté ce qui s’était passé. Entre deux visites, M. Santos avait écouté sans prêter grande attention aux doléances de son employé qui, pour ne pas charger trop son chef direct, n’avait pas parlé de Jacqueline. Le directeur avait pourtant été frappé par la franchise et la physionomie sympathique du contremaître.

— Je vais arranger cela, dit-il finalement sans se rendre compte des passions que cette affaire avait soulevées.

Aussi, lorsque Roumel fut introduit dans son bureau, à peine se souvenait-il qu’il l’avait convoqué. Il lui demanda des renseignements sur la marche de l’usine, plaisanta, parla même théâtre puis, comme Roumel allait se retirer, dit le plus naturellement du monde :

— À propos, il faudrait peut-être réintégrer Michaud dans son emploi. Qu’en pensez-vous ?

— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit Roumel qui, lorsqu’il se trouvait en présence de son directeur, était toujours de son avis.

Puis, après avoir parlé d’autres choses encore, les deux hommes se séparèrent.

Le lendemain, Michaud avait repris son travail. Plusieurs fois dans la matinée, Roumel vint lui dire une bonne parole. Encouragé et confiant, Michaud demanda alors que Jacqueline fût également réintégrée dans son poste, à quoi Roumel répondit : « Mais certainement, dites-lui simplement d’attendre un peu. La secrétaire que j’ai en ce moment ne fait pas du tout mon affaire. » Roumel était complètement changé. Il ne savait pas exactement ce qui s’était passé entre M. Santos et Michaud, et cela l’incitait à la prudence. Tout était donc pour le mieux. Mais lorsque le matin même de la réintégration de Michaud, Paul Souplet, la tête basse, vint trouver Roumel, celui-ci l’accueillit fraîchement. Il se vengeait sur lui de son abdication.

— Vous désirez, dit-il, être de nouveau des nôtres, si je comprends bien. Mais il ne fallait pas alors donner votre démission. Si chacun de nos employés s’amusait à donner sa démission, puis à la retirer, où irions-nous ? Nous avons d’ailleurs engagé quelqu’un, et le voudrais-je qu’il me serait impossible d’accepter votre proposition.

— J’ai agi, balbutia Paul Souplet qui songeait à la colère de sa femme lorsqu’elle apprendrait que sa démission était définitive, dans un moment d’emportement.

— C’est en effet regrettable.

— Je vous en supplie, monsieur Roumel.

— Inutile… inutile…

À ce moment, Roumel crut devoir dire avec ironie, pour rendre plus amère la situation de Souplet :

— D’ailleurs, votre geste n’aura pas été inutile. Que cela vous, console. Michaud est de nouveau des nôtres.

Le visage de Souplet, en l’espace d’une seconde s’illumina.

— Vous avez repris Michaud ?

— Mais oui. Nous n’avions qu’à nous louer de ses services. Pour quelles raisons aurions-nous maintenu notre décision ?

Sur ces mots, Paul Souplet quitta Roumel. Il était heureux. Une joie profonde se lisait sur ses traits : celle du devoir accompli.

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