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Un malentendu – Emmanuel Bove

Un malentendu – Emmanuel Bove

Lorsque François Vaillant se trouva seul, il ne put croire que Simone Henné lui avait réellement donné rendez-vous pour le mardi suivant. Il se répéta la phrase que la jeune femme avait prononcée au moment où il prenait congé le plus simplement du monde.

— Venez donc me voir un après-midi… un après-midi pas trop éloigné… mardi, par exemple… Si vous pouvez mardi, je vous réserve ce jour… Pour être plus sûre, je vais même le noter.

En regagnant son domicile, François Vaillant réfléchissait. « Elle a laissé partir ses amis sans les retenir. Et moi, qu’elle connaît à peine, elle voudrait me revoir. C’est extraordinaire. Je ne peux lui être utile en rien et, pourtant, elle m’attend mardi prochain. Je ne comprends pas. » Il imaginait ce beau jour. Elle l’attendait seule, le recevait avec une gentillesse plus grande encore. Puis François Vaillant se souvint tout à coup d’André Privat. Ce dernier serait présent, certainement, et lui jetterait des regards méchants.

— Mais après tout, murmura François, elle a peut-être dit cela en l’air. D’ici mardi, elle m’aura oublié et quand j’arriverai, elle simulera poliment de m’avoir attendu. « Je savais bien que vous viendriez. Et pourtant, je craignais je ne sais quoi en ne vous voyant pas là à six heures. »

Un instant, il pensa à rebrousser chemin, à retourner chez Simone Henné sous n’importe quel prétexte afin de lui demander incidemment si c’était toujours entendu pour mardi, car, à présent, l’idée lui était venue que cette invitation avait été faite à un autre, à quelqu’un qui se trouvait sans doute à côté de lui et qu’il n’avait pas vu.

Il en était ainsi pour tout. Des débuts difficiles avaient rendu François méfiant. Un cadeau, une marque d’amitié le transportaient de joie. Mais, aussitôt après, il était pris de soupçons. On lui tendait un piège, on cherchait à l’amadouer. Sous tout cela, il y avait peut-être une combinaison malhonnête. Ce mot « combinaison » revenait d’ailleurs souvent sur ses lèvres. Il voyait des combinaisons partout. « Est-ce que cette combinaison vous intéresse ? » demandait-il dans une discussion d’affaires. Il s’arrêta, revint sur ses pas. Il lui était désagréable de s’éloigner du lieu où il avait connu une des plus fortes satisfactions d’amour-propre de sa vie. Il repassa devant cet immeuble neuf du boulevard Exelmans où André Privat avait installé sa maîtresse, cet immeuble qu’il avait admiré avant de connaître Simone. « Ah ! mais, je connais la maison ! » avait-il dit à André Privat lorsque ce dernier lui avait appris qu’il y avait acheté un appartement pour Simone Henné. « Elle est splendide. Haut luxe. Si je me souviens bien, avec froid central. » François avait lu le panneau réclame masquant les travaux, et ce qui l’avait frappé ce n’était pas la disposition des pièces que l’on pouvait suivre sur un plan colorié, mais ce qui caractérisait le « haut luxe ». Car son appartement à lui n’était que « grand luxe ». Il avait voulu connaître la différence, et c’était surtout le froid central qu’il avait retenu.

« Non, il n’y a aucun doute, cette invitation est une chose certaine. Mardi prochain, elle m’attend. Un autre homme trouverait cela tout naturel. Il faut être méfiant comme je le suis pour ne pas se laisser aller à sa joie. Je ne suis pas plus mal que Privat. J’ai plu à cette femme, voilà tout. »

Ce n’est pas que François Vaillant se croyait irrésistible, qu’il pensait que sa seule personne suffisait à jeter le trouble dans les esprits féminins. Mais il trouvait de bon ton de ne se laisser surprendre par rien. Lui eût-on appris qu’une jeune fille naïve et pure avait un amant et qu’elle s’ingéniait à lui faire dépenser de l’argent pour se convaincre de sa propre duplicité, qu’il eût simplement hoché la tête en disant : « Cela provient d’une mauvaise éducation », sans s’être auparavant élevé, ainsi que l’eût fait son entourage, contre ce dévergondage. C’était, selon lui, une habileté d’agir ainsi, de revenir toujours le premier de sa surprise, de vouloir découvrir, avant tout, les causes, de songer déjà aux remèdes alors qu’on se lamente.

Il n’en fallait pas davantage pour qu’il acquît une réputation de sagesse et, aussi, de froideur. « Tu comprends tout », lui disait sa femme. Jadis, quand tous deux vivaient modestement, elle le réconfortait chaque jour de son amour. À présent, elle se faisait une gloire d’avoir été « la compagne des mauvais jours ». Comme la plupart des femmes qui ont vu un homme s’enrichir, qui le voient aujourd’hui mépriser ce qui hier était pour lui un luxe, elle l’aimait ainsi qu’un enfant. Car c’était à ses yeux un signe de jeunesse que d’oublier si facilement, que de ne plus même se souvenir, en passant devant une maison chancelante et lézardée, qu’on l’habita durant des années.

Il ne s’écoulait point de jour qu’elle ne rappelât à François ses débuts, non pour le ramener à la réalité, mais pour rendre plus odieuse la tromperie possible de l’avenir. Elle craignait qu’il se détachât. Elle sentait son emprise diminuer. Et de ne pouvoir garder son mari que parce qu’il le voulait bien, et non par son ascendant, la rendait irritable. À présent, pour un mot, elle pleurait. Quand elle le regardait, c’était avec tristesse, comme s’il machinait quelque méchanceté contre une innocente.

François Vaillant ne s’en apercevait même pas. Il était heureux. Quand Émilienne avait un visage triste, il lui disait : « Mais qu’est-ce que tu as donc ? Tu vois bien que je suis heureux, que les affaires marchent bien. Je t’en prie, nous n’avons pas vingt ans. Nous nous aimons, nous sommes des amis, c’est une chose entendue. »

Il voulait que tout fût gai autour de lui, qu’il y eût toujours du monde qui vînt lui rendre visite, que sa femme sortît, fît des courses, que pas un instant ils ne fussent l’un et l’autre inoccupés. « Sais-tu seulement ce que c’est qu’un foyer ? demandait-il parfois à sa femme. Ici, ce n’est pas un foyer. Un foyer, c’est un lieu où l’on est heureux de se retrouver, où l’on oublie la bataille du dehors, où l’on ne voit que des visages souriants, où l’on se distrait, où l’on s’amuse. Tu sembles oublier que lorsque je rentre, je n’en peux plus. Faire fortune, ce n’est rien. Ce qui est difficile, c’est de garder sa fortune, c’est de l’accroître. » À l’entendre, on l’attaquait de partout, on lui en voulait, on cherchait à le ruiner. « C’est bien cela la réussite ! On croit que l’on sera heureux et l’on s’aperçoit que l’on a encore plus d’ennemis qu’auparavant, que tout le monde accueillerait votre mort avec un soupir de soulagement, que l’on est encore plus seul qu’au temps où l’on ne connaissait personne. »

Il ne manquait jamais une occasion de se plaindre, de critiquer, d’envier ses collègues, et cela bien qu’il fût en réalité profondément heureux. Il trouvait plus habile de cacher son bonheur. « Je suis décidé à ne plus me laisser faire. Je me défendrai. On s’apercevra vite que je suis un lutteur à qui on ne fait pas toucher terre des épaules comme cela, d’une chiquenaude. » Il se plaisait à laisser croire qu’une véritable coalition l’enserrait, qu’une lutte à mort était engagée entre ses adversaires et lui. Pourtant, dans l’intimité, il arrivait qu’il abandonnait cette attitude et, devant sa femme, qui ne manifestait aucune surprise de ces changements, se montrait sous son véritable aspect. « Crois-tu, disait-il, que nous en avons eu de la chance ! C’est miraculeux ! Ah ! Ah ! les Dufy, les Verger, les Savigny, ce qu’ils doivent être furieux… Tu te rappelles leur sans-gêne… Maintenant, quand ils viennent ici, quel respect, quelle politesse ! »

En rentrant chez lui, ce soir-là, François Vaillant se garda bien de marquer le moindre contentement. Le souvenir de Simone ne le quittait pas. Il avait pensé à elle sans interruption, et le visage de sa femme, paraissant subitement devant ses yeux, lui fit une impression étrange. Ce visage lui était familier, et pourtant il était semblable à celui d’une inconnue. Il se sentait, devant Émilienne, comme devant un ami que l’on revoit après plusieurs années d’absence. Il la reconnaissait et, pourtant, il ne découvrait plus sur les traits l’expression habituelle, au point qu’il lui apparut une seconde que sa femme savait ce qui venait de se passer. Cette première impression le gêna terriblement et ce fut avec un profond soulagement qu’il reconnut la voix d’Émilienne. Brusquement, il décida d’oublier Simone tout en gardant au fond de lui-même le sentiment qu’il la retrouverait dans son esprit quand il le désirerait et, comme purifié par cette décision, redevint exactement l’homme qu’il avait été le matin.

— Ton cher ami Joannin est venu cet après-midi, dit Émilienne. Il m’a demandé comment tu allais. Que fallait-il répondre ?

— Qu’est-ce que tu as répondu ?

— J’ai dit que tu étais soucieux.

— Très bien.

— Il voudrait te voir. Je lui ai dit que tu serais probablement chez toi demain matin. Est-ce que j’ai bien fait ?

Le ton des Vaillant était celui de gens très occupés. Ils sortaient, recevaient. Ils en étaient encore à l’époque de la vie où l’on se crée de nouvelles relations. Chaque mois voyait la naissance d’un ami et la disparition d’un autre, si bien que si on les avait perdus de vue durant une année on les eût retrouvés entourés d’une manière tout à fait différente.

— Tu sais ce que je t’ai acheté aujourd’hui ? demanda Émilienne. Tiens ! regarde.

Elle lui tendit une boîte longue et plate qui contenait six cravates d’été de couleur voyante.

— Est-ce que tu les aimes ?

Bien qu’elles eussent plutôt été destinées à un jeune homme, il répondit :

— Naturellement. Elles sont très belles.

Il avait de commun avec la plupart de ceux qui ont subi des privations cette complaisance pour tout ce qui venait d’être acheté. La part de goût lui importait peu. Ce qui comptait, c’était que l’objet existât, qu’il eut été transféré d’un magasin chez lui.

— Tu les mettras ? continua Émilienne qui, depuis qu’elle craignait que son mari la quittât, ne lui parlait plus que par interrogation.

— Bien sur que je les mettrai. Je les mettrais même pour sortir avec toi.

— Elles te plaisent alors ? Et si je les avais choisies plus sombres ?

Mme Vaillant s’était adaptée avec aisance à la nouvelle situation de son mari. Il n’était pas rare de la voir dépenser des sommes élevées pour ses toilettes, pour son intérieur, et cela sans que jamais elle manifestât cette retenue habituelle à ceux qui ont été dans la gêne et qui, malgré eux, réfléchissent sur l’opportunité de chaque achat. On eût dit que toujours elle avait connu l’opulence. Elle n’avait pas suivi de progression. Du jour au lendemain, elle avait changé. Pourtant, malgré cette frivolité apparente, elle avait plus de bon sens que son mari, qui, lui, devant chaque dépense nouvelle, se demandait si réellement cette dernière était indispensable.

— Mais comme tu rentres tard !

— Je rentre quand les affaires sont en ordre.

Il était, pour elle, un capricieux, un grand enfant, un homme fantasque et peureux dont elle connaissait toutes les misères. Celles-ci étaient toujours présentes devant ses yeux, et quand, légèrement excité, il disait d’une femme qu’elle était ravissante, elle le regardait en souriant et disait : « Ah ! quel séducteur ! » Inconsciemment, elle l’avait privé de tout attrait, de tout charme, cela par amour, pour qu’il ne pût être qu’à elle.

Elle avait agi de la même façon avec son premier mari. Il était, lui aussi, selon elle, un personnage dont aucune femme n’aurait voulu, sauf elle naturellement. « Si tu n’avais pas une femme comme moi, que ferais-tu dans la vie, mon pauvre ami ? » avait-elle dit à son premier mari. Ah ! si son bonheur n’avait dépendu que de François, tout eût été très simple. Mais à un tel enfant on pouvait si facilement tourner la tête ! Une autre femme pouvait l’attirer.

C’était cette crainte qui la poussait à convaincre François qu’il était un homme, qu’il avait tous les droits, qu’il avait le droit de faire tout ce qu’il lui plaisait, qu’il fallait même qu’il fût égoïste, cela pour qu’il ne se laissât pas prendre par une rivale.

Et c’était un spectacle à la fois drôle et triste que celui de cette femme qui se pliait sous le joug inexistant d’un homme qu’elle considérait comme un faible, à seule fin de le garder.

Le dîner sembla interminable à François. Il n’avait qu’une hâte, être seul afin de penser librement à Simone Henné. Parfois, lorsque l’image de la jeune femme se présentait à lui, il se demandait si vraiment tout cela était bien arrivé. De temps à autre, parce qu’il craignait qu’Émilienne lût dans ses pensées, il fixait sur elle un regard calme et froid destiné à écarter tout soupçon. Mais, brusquement, comme il venait de lever la tête, elle lui demanda :

— Pourquoi me regardes-tu de cette façon ?

— Parce que je t’aime.

François Vaillant n’avait aucun scrupule quand il s’agissait de masquer ses pensées. Il avait le sentiment qu’elles étaient tellement à lui, qu’il ne se rendait même pas compte de la laideur d’une réponse semblable. Du seul fait qu’on voulait connaître le fond de son âme, il se croyait tout permis pour contrecarrer le désir de son interlocuteur.

À la fin du dîner, il prétexta un travail urgent et se rendit dans son bureau.

— Tu me rejoins bientôt ? demanda Émilienne.

— Il faut tout de même me laisser travailler.

Il ferma la porte, fit quelques pas et s’arrêta. La fenêtre était ouverte. L’air libre qui caressa son visage n’avait aucun parfum. C’était l’air que respiraient tous ses semblables et il lui apparut, durant une seconde, qu’il était plus proche d’eux. Il s’élevait. La vie qu’il avait menée jusqu’à ce jour lui semblait terne. Sa femme, ses affaires, sa maison de campagne, ses amis formaient à présent devant ses yeux un petit tout qu’il jugeait mesquin, ridicule, avec ses intrigues donnant naissance à d’autres intrigues, avec ses ambitions qui, une fois péniblement réalisées, laissaient place à d’autres ambitions. « Il y a autre chose », murmura-t-il en regardant par la fenêtre les arbres de l’avenue qui, par leur indifférence à ses préoccupations de jadis, lui parurent un instant semblables à lui. Une brise légère agitait leur feuillage et il se vit, marchant sur une route, les cheveux au vent. Une joie profonde l’envahissait doucement. Tout ce qu’il y avait, dans son âme, d’amour pour les jolies choses, de sentimentalité féminine se libérait. Il aspirait de tout son être à un idéal vague, à une sorte de paradis empli de bibelots fabriqués sur terre, à des couchers de soleil sur des paysages enchanteurs. « Elle doit m’aimer, elle doit m’aimer », répétait-il parfois. Cet homme, dont l’existence entière s’était passée à tâcher de deviner la pensée des autres hommes ne se défendait plus. Il revint dans le milieu de la pièce. Il ne pouvait rester immobile tellement il était heureux. Soudain, ne pouvant garder davantage sa joie pour lui seul, il se rendit dans la chambre de sa femme.

— Comment peux-tu te coucher déjà, Émilienne ? Il est à peine dix heures.

— Cela t’étonne ?

— Mais oui, cela m’étonne. Tu n’as donc jamais envie de sortir, de te distraire ? Il y a pourtant tellement de beauté dans la vie !

Simone Henné était la fille d’un petit fonctionnaire dont la vie méthodique avait plané sur elle pendant toute sa jeunesse. À force de s’être pliée aux habitudes d’autrui, d’avoir été obligée d’obéir, de respecter, le désir était né en elle d’avoir plus tard, elle aussi, des habitudes, de faire plier à son tour ceux qui dépendraient d’elle. Aussi, était-elle à présent attentive à voir ses moindres désirs exaucés. La plus petite contrariété l’irritait. Il lui semblait chaque fois que tout avait été plus facile pour les autres que pour elle. Et l’aigreur qui s’était développée en elle au cours de son enfance lui rendait cette prétendue injustice insupportable, maintenant que sa beauté l’avait rendue indépendante. Car les hommes qu’elle avait connus, elle avait eu assez d’habileté pour s’arranger que chacun d’eux eût une situation de fortune supérieure au précédent. Au rang nouveau qu’elle avait atteint en devenant la maîtresse et l’amie de Jean-Marie Formont, un chirurgien qui disait : « Ce n’est pas drôle de soigner les personnalités parisiennes. Elles tiennent tellement à la vie, tant d’intérêts sont en jeu, qu’on n’a pas le droit de ne pas les guérir », elle s’était subitement assagie et ne rêvait plus que d’une situation stable. Jean-Marie Formont était de trente ans plus âgé que Simone. Il savait pourtant se rajeunir par des naïvetés qu’il n’osait qu’avec les femmes. Cet homme, vers qui tant de familles avaient les yeux tournés, en qui tant de malades se reposaient, dès qu’il se trouvait au côté de sa maîtresse, ou plus généralement d’une femme à qui il voulait plaire, semblait brusquement tout ignorer, ne pas même savoir que Vienne était la capitale de l’Autriche, ce qui lui attirait parfois cette remarque qu’il reconnaissait et qu’il n’aimait guère : « Vous n’allez pas me faire croire que vous parlez sérieusement ! » Il se défendait alors avec une telle sincérité que son interlocutrice finissait par être convaincue de sa naïveté, toute remplie d’aise au fond, qu’un homme entre les mains de qui tant de vies étaient placées fût à ce point enfant.

Simone Henné n’avait pas pour lui une bien grande affection. Mais la compagnie d’un monde toujours élégant, les hommages de personnages considérables, le respect qu’on lui témoignait pour s’attirer l’amitié de Jean-Marie Formont avaient fini par éveiller en elle un goût profond pour la considération et, en conséquence, l’avaient attachée au chirurgien. Les enfantillages de ce dernier ne l’en agaçaient pas moins. Elle les trouvait ridicules chez un homme destiné à lui procurer les honneurs et elle ne manquait jamais de les lui reprocher. Ce ne fut qu’après plusieurs mois de vie commune qu’elle se risqua, un jour, à lui dire que sa façon de faire nuisait à sa carrière. Elle sentit alors, à l’indifférence avec laquelle il accueillit cette observation, qu’il savait très bien ce qu’il faisait et que tout ce qu’elle pouvait dire concernant son avenir lui importait peu. Elle en fut froissée et vit en cette attitude la preuve qu’il n’aimait sa compagne que pour les distractions qu’elle lui apportait. « Avec les femmes de son monde, il n’est certainement pas ainsi », pensait-elle. C’était parce qu’il n’était pas marié et qu’il ne voulait à aucun prix le faire qu’il se permettait ces privautés.

Simone avait déjà rencontré plusieurs fois François Vaillant et, par Jean-Marie Formont, elle avait appris combien ses débuts avaient été difficiles. Légèrement blessée dans le milieu de son amant, elle éprouvait le besoin de parler de son entourage, d’en dire du mal, de se plaindre à quelqu’un qui fût semblable à elle, dont l’origine, comme la sienne, eût été modeste. En invitant François Vaillant, elle avait cru trouver en lui quelqu’un qui la comprendrait, qui la soutiendrait, et cela sans qu’il eût le moindre désir de donner un tour sentimental à la conversation. Aussi, le mardi, quand il pénétra chez elle, eut-elle brusquement conscience durant un instant de s’être trompée. François, attentif à plaire, lui parut semblable aux autres hommes. Son passé semblait chose morte. Il avait vécu, avant cette rencontre, des heures inoubliables. À mesure que le jour s’était rapproché, il était devenu de plus en plus inquiet et avait dissimulé cette aventure avec plus de soins à sa femme. Il lui avait même annoncé, longtemps à l’avance, qu’il ne rentrerait peut-être pas dîner ce jour-là à cause d’un rendez-vous d’affaires ; il lui avait conseillé, pour ne pas qu’elle fût seule, d’inviter des amis, ce qu’elle fit d’ailleurs.

— C’est vous ! Comme c’est gentil de ne pas avoir oublié notre jour, dit Simone en l’apercevant. J’attends quelques amis, mais je ne suis pas certaine qu’ils viendront.

Elle avait, en effet, envoyé, à la dernière minute, quelques pneumatiques à des gens très pris, et rédigés de telle façon qu’on ne se sentait nullement obligé d’y répondre.

François Vaillant voulait être digne de l’idylle qui, pensait-il, allait commencer. Il était ému de se trouver en tête-à-tête avec une femme aussi belle. Mais à cause de son manque de finesse, de sa timidité peut-être, il voulut donner tout de suite un air de complicité à cet entretien, un air d’avoir compris de quoi il s’agissait, air que Simone ne remarqua même pas, elle qui pourtant connaissait les hommes, tellement elle était impatiente de se plaindre.

— Oui, continua-t-elle, je suis bien heureuse que vous soyez venu. Il y a longtemps que j’avais envie d’avoir un long entretien avec vous. Je suis en réalité bien seule et bien triste, quoique les apparences soient contre moi et me donnent le genre d’une femme qui ne songe qu’à s’amuser.

François, d’un seul coup, était plongé dans le grand jeu. Il savait la situation de Jean-Marie Formont plus brillante que la sienne. Toute question d’intérêt était donc écartée. C’était uniquement parce qu’il avait plu à Simone qu’elle lui parlait ainsi avec tant de confiance et de sympathie.

— Mais non… mais non…, répondit-il, les apparences ne sont pas contre vous. Au contraire, elles sont pour vous.

— Vous dites cela pour me faire plaisir ?

— Oh ! non.

— Vous faites bien. J’ai horreur des compliments.

Ces derniers mots dits sèchement glacèrent François Vaillant. Il voulut parler, mais, déjà, Simone reprenait :

— Les hommes qui font des compliments, je n’aime pas cela. D’ailleurs, je le sais, vous n’êtes pas de ceux-là, et c’est pourquoi j’ai une grande estime pour vous. Je trouve que vous êtes digne de l’amitié d’une femme, de ce que j’appelle une vraie femme.

— Vous vous trompez peut-être ! dit ironiquement François qui ne pouvait encore s’empêcher de badiner tellement il s’était préparé à le faire.

— Allons, ne vous faites pas plus méchant que vous ne l’êtes. Nous sommes semblables vous et moi.

François ne comprenait pas où Simone voulait en venir. Soudain il se souvint de sa femme. Pour ne plus penser à elle, il répondit :

— En effet, nous sommes semblables.

Cette facilité de ne pas tenir compte des réveils de sa conscience lui était particulière. Ainsi, quand il avait à réclamer, par exemple, une somme d’argent à un ami qu’il savait gêné, bien que cela lui coûtât horriblement il ne s’en rendait pas moins chez ce dernier. « Il pensera de moi ce qu’il voudra. Cela m’est bien égal après tout. Il faut que je le fasse. » Il se conduisait alors comme s’il n’eût jamais éprouvé la moindre hésitation.

Simone continua :

— Et j’ai pensé qu’il vous faudrait venir plus souvent. Nous avons, j’en suis sûre, tellement de points communs. Jean m’a dit que vous aviez débuté modestement, que vos parents, comme les miens, étaient fonctionnaires.

François Vaillant ne répondit pas. Il n’aimait pas que l’on parlât de ses parents. Ce n’était pas qu’il rougît d’eux, mais il trouvait injuste qu’on les associât à lui puisqu’ils n’avaient été pour rien dans sa réussite. Une expression méchante se lisait alors sur ses traits. On eût dit qu’il pensait : « Si je leur étais resté semblable, vous ne me parleriez pas d’eux. »

— C’est vrai. Mes débuts ont été ceux de tout le monde.

— Ah ! dit Simone, déçue. Je croyais que vous aviez été moins favorisé que tout le monde, que vous aviez été, comme moi, dans une situation particulièrement critique. Vous ne le croiriez pas, voyez-vous, si je vous racontais tout ce qui m’est arrivé. C’est effrayant. Et aujourd’hui où je devrais savourer ma tranquillité, je ne peux m’empêcher de redouter un malheur qui me rejette dans la vie médiocre, terrible, d’il y a dix ans.

— Vous avez tort.

— Je veux dire qu’aujourd’hui nous avons quelque chose de plus que le monde qui nous entoure, ne trouvez-vous pas ?

Cette question ne plut guère à François, dont l’ambition n’allait pas jusqu’à avoir plus que le monde qui l’entourait. Il se contentait d’être semblable à lui. Il en est ainsi de tous ceux qui aspirent à ressembler à un modèle plus qu’à réaliser une ambition. François Vaillant ne rêvait pas de devenir un grand brasseur d’affaires, un homme exceptionnel par sa capacité de travail, mais désirait simplement ressembler à l’un de ces grands brasseurs d’affaires. Pourtant, en l’observant attentivement, on eût pu découvrir un petit désir qui lui était particulier. Il projetait dans un avenir lointain, de spéculer hardiment afin d’enregistrer des pertes, ce qui l’obligerait alors à réduire son train de vie et lui permettrait de prendre l’attitude qui lui semblait être celle de la véritable aristocratie, l’attitude de ceux qui, malgré leurs pertes, peuvent encore vivre largement. Et ce projet était d’autant moins dangereux que, dans son fond le plus lointain, il y avait comme la certitude qu’il ne parviendrait pas à perdre de l’argent du seul fait qu’il le désirerait et que, bien mieux (selon ce principe qu’il n’avait aucune raison de citer si souvent : que c’est toujours le contraire, de ce que l’on désire qui arrive), il en gagnerait.

— Nous avons quelque chose de plus que le monde qui nous entoure, répéta Simone. Nous avons la compréhension. Ne croyez-vous pas ? Nous discernons mille nuances qui échappent à notre entourage. Notre sensibilité est plus fine. Aussi souffrons-nous continuellement de leur contentement, de leur rudesse. Ainsi, Jean, quand il parle de ses amis, est toujours pour eux. On dirait qu’il n’y a qu’eux sur la terre qui aient de l’intelligence. Il ne dira jamais d’eux qu’ils sont bons, réservés, honnêtes, discrets. Jamais il ne dira : « Quel garçon généreux et droit ! » Jamais il ne citera une bonne action. Mais il répétera tant qu’on le voudra : « Paul est un garçon d’une intelligence remarquable, mais André est un idiot, un imbécile. » Par contre, si j’invite mon frère, qui n’a évidemment pas son instruction, mais est, quand même, très gentil, après son départ, il ne le traitera pas d’imbécile, mais il me dira : « Il a l’air très bon, ton frère, très droit, très réservé. J’aime beaucoup ce genre d’homme. » Vous me comprenez ? Jean est protecteur quand on n’est pas de son milieu. Alors, voyez-vous, après des scènes comme celle-là, je me sens triste et seule. J’ai envie de pleurer.

— Quand on est belle comme vous, on ne fait pas attention à toutes ces petites choses.

— Alors, vous croyez que, parce que je suis belle, je ne remarque rien, je ne souffre pas, je n’ai pas d’amour-propre. D’ailleurs, je suis certaine que vous avez remarqué dans votre entourage des choses semblables. Avouez-le.

— Je vous assure que non.

— Pourquoi ne pas dire la vérité ?

— Mais je vous dis la vérité.

— Je vous assure qu’à moi vous pouvez tout dire. Je ne suis pas comme Jean et ses amis et les femmes de ses amis. Je connais la vie, je n’ai pas d’œillères qui m’empêchent de voir ce qui se passe autour de moi. J’excuse les fautes. Lui, jamais.

— Mais, je n’ai rien à dire. Voulez-vous que nous changions de conversation ? Il y a tant de sujets intéressants. Pourquoi se limiter comme nous le faisons ? Cela me fait réellement de la peine que vous attachiez autant d’importance à ces enfantillages.

La conversation dura ainsi près d’une heure. Simone Henné, de plus en plus nerveuse, s’était répandue en mauvaise humeur. Selon elle, on la tolérait par égard pour Jean-Marie Formont, mais, au fond, on attendait avec impatience qu’elle commît une faute pour se débarrasser d’elle. Aussi, en avait-elle assez de cette vie et était-elle prête à poser une sorte d’ultimatum à Jean. S’il n’acceptait pas de régulariser la situation, elle le quittait. Elle n’avait, après tout, aucunement besoin de lui. Elle se réfugierait chez des amis véritables qui l’aimaient sincèrement. Elle avait déjà pris ses dispositions. « Et vous, monsieur Vaillant, vous serez à mon côté, vous prendrez ma défense, car vous, vous n’êtes pas comme eux. Vous avez du cœur. Personne ne vous a aidé. Vous avez fait votre chemin tout seul. » Et elle se proposait, si Jean-Marie Formont ne lui versait pas une somme à titre de dédommagement, de le poursuivre devant les tribunaux.

— Les tribunaux reconnaissent, aujourd’hui, les droits des femmes même quand elles ne sont pas mariées. Il y a une loi qui oblige un homme à verser une somme à la femme qu’il abandonne !

— Mais c’est vous qui le quittez ! avait observé François.

— Cela n’a pas d’importance. Est-ce que, oui ou non, j’ai passé trois années de ma jeunesse avec lui ?

François Vaillant ne s’expliquait pas qu’une femme aussi comblée pût perdre son temps à avoir de l’amour-propre, alors qu’il eût été si simple de vivre sans y penser. Une sorte de déception naissait en lui d’avoir été invité pour entendre ces doléances. Cela le froissait.

« Elle n’aurait certainement pas raconté toutes ces histoires à un autre. Elle a trouvé que j’étais tout indiqué pour l’écouter, n’est-ce pas ? On peut tout dire à un homme d’extraction modeste, n’est-ce pas ? Ce n’est pas avec Chavel qu’elle se livrerait ainsi. À moi, on peut tout dire, n’est-ce pas ? Pendant qu’elle y était, elle aurait pu me donner des détails sur la vie qu’elle a menée à Marseille. Cela manque, en effet. Il manque quelque chose d’un peu fort, une touche hardie, qui relève tout cela. Pour le moment, c’est un peu terne. Je suis invité gentiment et on m’apprend que l’on n’est pas heureux, que l’on a de la sympathie pour moi parce que, paraît-il, je ne suis pas heureux non plus ! C’est inconcevable. Si j’osais je lui dirais maintenant : “Madame, vous avez raison. Je suis malheureux. Tout le monde m’abandonne parce que je viens de perdre ma fortune. Je suis ruiné. Heureusement que vous êtes là pour me consoler.” Ah ! je rirais alors. Je verrais comme elle trouverait tout de suite un prétexte pour me quitter, comme ses peines à elle s’envoleraient avec rapidité. »

La déception de François était pourtant diminuée par le fait que Simone lui paraissait moins intéressante qu’il ne l’avait cru, puisqu’elle se plaignait de cette vie de luxe qui justement l’attirait. « D’ailleurs, l’avenir va la voir retomber. » François, comme la plupart de ceux qui ont voulu longuement ce qu’ils ont obtenu, ne croyait pas que l’on pût garder ce que l’on ne désirait plus. Il n’imaginait pas qu’un être, par exemple, pût rester près de vous sans qu’on le voulût, simplement pour le plaisir. Pourtant, il avait un visage attentif. Il semblait s’intéresser à ce que disait Simone, bien qu’il s’en moquât complètement. Plein de lui-même, uniquement préoccupé de ce qui le touchait, il savourait à chaque minute du jour la joie d’avoir réussi dans tout ce qu’il avait entrepris. Aussi, en s’apercevant qu’il s’était trompé, avait-il réagi et était-il redevenu l’homme habituel sans éprouver la moindre gêne de passer aussi facilement de l’obséquiosité à la rudesse. « On n’atteint au bonheur que par soi-même, pensait-il, et chaque fois qu’on écoute un conseil on s’en éloigne davantage. » À mesure que Simone parlait, François sentait pourtant monter en lui une certaine animosité. L’idée qu’il s’était faite d’elle avait été si belle, l’espoir qu’il avait eu de devenir son amant si grand, qu’à présent, devant cette femme qui en parlant se trompait à ce point, il ressentait comme un besoin de se venger, de faire l’innocent à la faveur de quoi il eût dit quelque chose de méchant.

De temps en temps, il regardait Simone avec des yeux mauvais, ceux d’un prisonnier à qui l’on présenterait et retirerait alternativement sa pitance au moment où ce manège ne prendrait plus et qui le regarderait pourtant continuer. Mais il se taisait. Il ne parlait jamais quand il était de mauvaise humeur, de crainte de prononcer des paroles qu’il regretterait. Il avait beau en vouloir à Simone, il avait eu beau désirer prendre la maîtresse de Jean-Marie Formont, il redoutait d’être en mauvais termes avec ce dernier. Il ne se passait pas de jour que François ne se trouvât dans une situation analogue, celle de cacher sa colère pour ne pas nuire à son avenir. Lorsque à son bureau venait le trouver, avec un sourire, le concurrent ou l’ami qui, quelques jours auparavant, l’avait traité de « flibustier », François le recevait comme s’il eût tout ignoré.

— Je ne comprends pas votre caractère, dit-il. Vous êtes changeante. Au commencement, vous êtes aimable, puis brusquement, vous devenez amère.

Français Vaillant venait de prononcer ces mots lorsqu’un jeune homme fit irruption dans la pièce. C’était Pierre de Rissac. Ce dernier avait tout de suite paru à Simone être son idéal masculin, car elle avait un idéal masculin, un idéal qu’il devait être assez difficile de rencontrer puisqu’il fallait que le même homme eût des qualités que l’on ne trouve jamais réunies, qu’il fût par exemple, excessivement soigné, vêtu avec une élégance rare et que, pourtant, il n’attachât aucune importance à la toilette.

Pierre de Rissac était un jeune homme de vingt-cinq ans dont la particularité était un mélange d’insolence, de morgue, de mépris pour ceux dont la situation de fortune et l’intelligence n’égalaient pas les siennes et de douceur, d’effacement devant tout ce qui le dépassait. Aux personnes âgées, il savait parler sagement, sans paraître s’ennuyer. On le rencontrait parfois dans les rues, marchant en compagnie d’hommes mûrs, portant des binocles, un complet lustré, ayant l’apparence de professeurs, qu’il écoutait attentivement, sans être le moins du monde embarrassé par ses vêtements de couleur voyante, par sa chemise de soie, par sa cravate de foulard.

Il y avait alors un contraste extraordinaire entre l’homme qu’il semblait être et le ton patelin de ses propos, le respect visible qu’il avait pour l’intelligence, la curiosité qu’il portait à des problèmes auxquels il eût semblé devoir être le dernier à trouver quelque intérêt.

Mais cet attachement aux choses de l’esprit n’était pas tel qu’il ne les oubliât complètement lorsqu’il se trouvait en compagnie de ses camarades. Au fond, c’était une sorte de vie double qu’il menait, car aussi facilement s’était-il intéressé à une conversation sérieuse, aussi facilement se livrait-il peu après à des excentricités. Au cours de ces dernières, s’il arrivait qu’il était surpris par celui même avec lequel il venait de s’entretenir du mystère de la Trinité, il faisait semblant de ne pas le reconnaître. Le fond de sa nature reprenait le dessus, et, malgré le profond amour qu’il avait de la discussion, il choisissait les amusements.

Cette même intuition qui lui faisait comprendre ce qu’il y avait de noble et de grand dans les spéculations de l’esprit lui commandait, afin de s’épargner des désillusions, de rester avec ce qui était le plus sûr et le plus proche de lui, le faisant agir, à ces moments, ainsi que l’homme qui, placé entre deux femmes, l’une belle et inconnue, l’autre laide et fidèle, opte pour la seconde. Il n’avait d’ailleurs aucun remords à pencher vers la solution la moins noble, car ses aspirations au bien étaient tellement vagues qu’il ne savait même pas qu’elles existaient.

Par un travers enfantin, il ne voulait jamais se coucher avant l’aube. Car ces aspirations inconscientes avaient fait naître en lui le besoin de s’en approcher par des habitudes originales qu’il croyait lui être particulières. Ainsi, sans même s’en apercevoir, il s’était tracé une vie qui ne ressemblait pas à celle d’autrui. Il n’avait pas voulu être différent, ou plutôt il était différent par une volonté si faible et si lointaine qu’il pouvait croire l’être sans l’avoir voulu, simplement parce qu’il l’était. Des nuits entières, il traînait dans les bars, éprouvant toujours un certain plaisir à voir des inconnus se mêler à son groupe afin de les traiter, bien qu’il ne les connût pas, comme de véritables amis, ce qui lui semblait être un moyen de montrer le mépris qu’il avait des principes, la connaissance qu’il avait de la brièveté de la vie. Il semblait toujours dire : « Puisque nous allons mourir, aimons-nous lorsque nous sommes en présence. » Il s’éprenait de plusieurs femmes laides en même temps, desquelles il disait avec ironie : « Je ne suis pas de votre avis, je les trouve ravissantes ! » Et il souriait.

Simone Henné, à cause de son admiration et de son animosité à la fois pour le monde que fréquentait Jean-Marie Formont, s’était attachée à Pierre de Rissac justement parce que, quoiqu’il fît partie de ce monde, il en était quand même exclu par la vie qu’il menait.

Lorsque François Vaillant aperçut le jeune homme, il eut un mouvement de mauvaise humeur. Que Simone eût un rendez-vous à sept heures alors que lui avait préparé sa femme à une longue absence le blessait. Il n’en laissa pourtant rien paraître et fit bon accueil au nouveau venu qui, en maître, sembla n’attacher aucune importance à François. Quant à Simone, tout en continuant à marquer une profonde amitié à François à qui elle était reconnaissante d’avoir écouté ses doléances, et bien qu’elle eût l’air de partager un secret avec l’industriel, dit à son amant :

— Comme tu viens tard, Pierre, je t’en prie, regarde l’heure. Il est sept heures et demie.

À ces paroles, François sentit sa mauvaise humeur croître encore. On le faisait assister à des scènes d’amoureux qui cesseraient, d’ailleurs, aussitôt qu’il serait parti. Pierre de Rissac eut un geste las qui signifiait qu’il ne savait pas, puis il sourit, toujours sans tenir compte de François.

— On ne dîne pas chez toi, j’espère ?

— Naturellement non. Tu sais, mon intention est d’inviter M. Vaillant. Nous irons dîner tous les trois n’importe où, à Montmartre, si toutefois vous êtes libre, monsieur.

— Je suis libre, répondit François sans penser à le cacher tellement il savait qu’il l’était. Mais je ne sais si je dois accepter votre invitation. Je ne veux surtout pas vous déranger.

— Si, si, venez, et nous continuerons notre conversation. Enfin, une conversation comme celle que nous avons eue, nous ne pouvons pas l’abandonner ainsi, sans même une conclusion.

— Quelle conversation ? demanda Pierre avec le plus profond détachement.

— Sois patient, tu le sauras plus tard, continua Simone, qui, comme elle avait cru tout à l’heure au secret partagé, croyait à présent à la curiosité de Pierre.

— Non, vraiment, je ne sais pas si je suis libre, dit François qui balançait entre le désir de rester avec Simone et celui de voir partir le jeune homme.

Un espoir lui vint. Pierre de Rissac allait peut-être partir et le laisser seul avec Simone. Mais il se trompait. Sous une apparence d’indifférence, Pierre était furieux que sa maîtresse eût invité Vaillant alors qu’il avait pensé à être seul avec elle et ne cherchait qu’une chose, le moyen de se débarrasser de ce tiers.

— Enfin, je ne comprends pas, dit-il de manière à n’être entendu que par Simone.

— Je t’explique, répondit cette derrière. Nous allons dîner ensemble, tous les trois. Ce sera charmant.

— Je ne savais pas que tu étais prise.

— Je ne suis pas prise. Au contraire, je suis libre. Je n’ai jamais été aussi libre.

— Je ne veux pas aller à Montmartre, répliqua Pierre.

— Dis ton endroit, nous te suivrons.

— Je crois qu’il vaut mieux que nous allions à Montmartre, interrompit François.

Dans cette circonstance imprévue, il s’était souvenu brusquement de son importance et, tout en se levant, lui qui un instant auparavant avait été si attentif à plaire, il prit, bien qu’il eût accepté l’invitation, un air d’homme qui fait une grâce, qui est obligé de rester parce qu’on a tellement insisté pour qu’il le fasse, cela destiné à être compris par Pierre de Rissac, cependant que dans son esprit cette même attitude devait faire entendre à Simone que, puisqu’elle agissait ainsi, il était désormais indifférent à tout ce qu’elle pouvait lui dire.

— Eh bien, nous irons chez Gavalda. Tant pis pour toi, Pierre.

Au commencement du dîner, François Vaillant ne desserra pas les dents. Simone s’était échauffée et ne parlait que de l’égoïsme du monde. De temps en temps, elle se penchait vers Pierre pour l’embrasser, comme si c’était aussi naturel que de le regarder, puis elle se tournait vers François sans songer une seconde que ce dernier eût pu être choqué par ces caresses.

— C’est comme les Garrot. Ce sont des amis de Formont. Cela ne t’ennuie pas, Pierre, que je prononce ce nom.

— Oh ! pas du tout, répondit le jeune homme.

— Il faut voir l’air qu’ils prennent quand Jean me tient par le bras. On dirait que je suis une pestiférée. Eh bien ! je veux vous dire que je suis moins pestiférée qu’ils le pensent. La délicatesse ne s’apprend pas, et moi, je suis plus délicate qu’eux. Toi aussi, Pierre, tu es plus délicat qu’eux, pourtant, si tu voulais, tu pourrais aussi te croire d’une essence supérieure.

Pierre de Rissac hocha la tête. Quand il se trouvait en compagnie de Simone, il était toujours de son avis, sauf si un de ses amis se joignait à eux deux. En ce cas, il ne pouvait s’empêcher de se moquer de sa maîtresse. Ce soir-là, le tiers n’était pas un ami. Pourtant du seul fait qu’il fût présent, Pierre se sentait enclin à ne pas prendre au sérieux les paroles de Simone. Quant à François, il avait compris combien il s’était trompé. À sa première colère avait succédé la résignation. Il ne s’appliquait plus qu’à paraître n’avoir justement rien espéré. C’était pour cela qu’il avait accepté de dîner avec le jeune couple, afin que celui-ci ne devinât pas sa déception. Aussi, n’avait-il plus qu’un désir : qu’il fût dix heures, de façon à pouvoir partir naturellement. La seule chose qui l’ennuyait, c’était d’avoir menti à sa femme pour rien, d’être obligé, en rentrant, de continuer à mentir pour cacher une soirée aussi ridicule.

Le dîner était sur le point de s’achever. Simone, sans interruption, avait parlé des torts de Jean-Marie Formont, de la méchanceté des hommes, lorsque soudain elle poussa un léger cri. Au même moment, Pierre de Rissac s’éloigna de sa maîtresse. François se retourna. Il aperçut alors Jean-Marie Formont qui venait à lui.

— Ah ! je vois, dit ce dernier à Simone, que vous ne vous ennuyez pas quand je ne suis pas là. Vous êtes en bonne compagnie. Est-ce qu’il y a une place pour moi ? Je n’ai pas encore dîné, tellement j’ai eu de travail. Comment allez-vous, monsieur Vaillant ?

Tout en parlant, Jean-Marie Formont ne quittait pas des yeux Pierre de Rissac.

— Tu ne connais pas Pierre de Rissac ? demanda Simone.

— Pas le moins du monde.

— Je te présente Pierre de Rissac. C’est un ami de M. Vaillant.

— Je me permets, chère madame, continua Formont, de vous faire observer que vous m’aviez dit que vous étiez trop fatiguée pour sortir ce soir.

— Je ne pensais pas que M. Vaillant et M. de Rissac viendraient me chercher. D’ailleurs, j’allais rentrer à l’instant. Je ne me sens pas bien, tu sais.

François Vaillant, en même temps qu’il était terriblement embarrassé, sentait une colère sourde l’envahir. Non contente de se moquer de lui, Simone le plaçait dans une situation ridicule. N’avait-il pas l’air de protéger les amours de Simone et de Pierre ? On se servait de lui, François Vaillant, comme d’une vieille fille complaisante. C’était inconcevable. Jean-Marie Formont, d’ailleurs, ne devait pas être dupe. Il devait très bien savoir quels liens unissaient sa maîtresse à Pierre. Et quelle opinion devait-il avoir maintenant de François ?

En même temps qu’il était accablé d’avoir été joué ainsi, François redoutait à présent de perdre l’amitié du chirurgien. C’eût été le comble. Et pourtant ! Encore s’il avait eu quelque dédommagement ! Mais rien, si ce n’était de servir de témoin ridicule au bonheur des autres ! « Quelle situation lamentable ! Ils se sont moqués de moi. Que puis-je faire ? Ah ! ils ne m’y reprendront plus ! » François Vaillant était d’autant plus furieux qu’il avait accepté ce dîner par amour-propre, pour que Simone ne pensât pas qu’il était dépité de n’avoir eu aucun succès auprès d’elle.

« Ayez de l’amour-propre, voilà où cela vous mène ! J’aurais bien mieux fait de partir. Ils auraient pensé de moi ce qu’ils auraient voulu, mais tout cela ne serait pas arrivé. »

Pierre de Rissac, lui, était très calme. « Tant que l’on ne nous prendra pas au lit, nous n’avons qu’à nier », avait-il déjà dit bien des fois à Simone pour la rassurer. Comme ces gens qui ont déjà eu affaire à la justice, il attendait les preuves. Et il savait reconnaître un fait qui était une preuve d’un fait qui n’en était pas une. En ce dernier cas, toujours sans se départir de son flegme, il ne se donnait même pas la peine de se défendre, attendant avec tranquillité et confiance que l’accusateur s’aperçût de lui-même qu’il ne prouvait rien. Il était au restaurant, en effet, à côté de Simone. Mais n’avait-il pas le droit d’être au restaurant, de connaître Simone ? Cela ne signifiait tout de même pas qu’il était l’amant de Mme Henné. Ce serait trop simple. « Je passe à côté d’un cadavre au moment où les agents arrivent. Alors, c’est moi l’assassin ? »

Quant à Simone, elle avait recouvré tout son sang-froid. Sa vie était divisée en deux parts : la part imaginative, rêveuse, assoiffée d’idéal, et la part pratique. Simone passait de l’une à l’autre avec une facilité extraordinaire. Il faut se défendre. Dès que les intérêts sont en jeu, les adversaires seraient trop contents si l’on restait passif. Tant que les gens sont sincères, on peut leur parler, se livrer, mais dès qu’ils vous observent sans indulgence il faut se ressaisir.

— Et si ces messieurs n’avaient pas insisté, je t’assure que je ne serais pas sortie. Où voulais-tu que j’aille ? demanda-t-elle.

— Comment veux-tu que je le sache ? Ça c’est un comble !

Jean-Marie Formont, en même temps qu’il avait la certitude que Simone le trompait avec Pierre de Rissac, se demandait ce que François Vaillant pouvait bien faire en leur compagnie. « Ce n’est tout de même pas en prévision de mon arrivée, sans quoi, s’ils avaient su que je dînais parfois ici, ils eussent été ailleurs. Je ne comprends pas. » Le chirurgien, qui n’avait pas un très grand amour pour Simone, était surtout intrigué. « Je le saurai. Si elle ne veut pas me dire comment il se fait qu’ils se trouvent réunis ainsi, je la quitte. » Jean-Marie Formont aimait à dire qu’il pardonnait tout quand on lui avouait la vérité.

— D’ailleurs, j’ai fini, continua Simone. Veux-tu que nous partions ?

— Cela ennuiera peut-être ces messieurs ? dit Jean-Marie Formont en les regardant de cet air de l’homme qui, après l’avoir prêté, reprend son bien, sans admettre de contestations, quoiqu’une voix pût crier : « Mais qu’est-ce qui nous prouve que c’est à vous ? »

— Je vous en prie, dit Pierre de Rissac.

— J’allais justement partir aussi, interrompit François Vaillant qui craignait de plus en plus de s’attirer l’inimitié du chirurgien. Il faudrait que nous nous voyions moins en coup de vent, ne trouvez-vous pas, docteur ? Voulez-vous venir déjeuner un jour chez moi ? Le jour que vous choisirez sera le nôtre. Cela nous ferait grand plaisir à ma femme et à moi.

— Mais certainement. Simone, quand veux-tu ?

— On vous téléphonera, répondit sèchement cette dernière.

François Vaillant, pour penser à son aise à cette soirée, rentra chez lui à pied. Il était furieux. Jamais, lui semblait-il, il ne s’était trouvé dans une situation à ce point ridicule. « Pour une fois, songea-t-il, que je quitte la ligne droite, cela ne me réussit pas. C’est de ma faute, tout est de ma faute. Je n’avais qu’à ne pas accepter à dîner. Quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé, il faut toujours avoir la force de ne pas espérer malgré tout. Je me suis trompé, je n’avais qu’à partir. En affaires, je n’aurais pas hésité. Eh bien ! non, je reste, j’espère je ne sais quel revirement. C’est ridicule, ridicule, ridicule. »

En rentrant, il trouva Émilienne qui l’attendait.

— Comment, tu n’es pas couchée ? demanda-t-il avec étonnement.

— Non, répondit-elle avec un air changé.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien, rien… je t’assure que je ne vaux pas la peine qu’on s’intéresse à moi.

— Enfin, dis-moi ce que tu as.

Elle regarda son mari avec tristesse, puis porta une main à son front.

— Enfin, parle.

— Veux-tu que je te dise ce que j’ai ? demanda brusquement Émilienne.

— C’est ce que je veux savoir.

— Tu y tiens absolument ?

François, une seconde, fut pris de peur. Mais, se ressaisissant, il répondit :

— Pourquoi n’y tiendrais-je pas ? Ce que tu as à me dire n’est certainement pas bien terrible.

— Tu crois cela ?

— J’en suis sûr.

— Écoute, François, je sais que tu me trompes.

François demeura un instant stupéfait. En l’espace un instant, une foule de pensées traversèrent son cerveau. « C’est Formont qui a tout dit. » Puis il songea que Formont ne pouvait rien dire sur lui puisqu’il n’avait rien fait. Cela le rassura.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, répondit-il. Tu es fatiguée. Tu as besoin de repos. Veux-tu que nous en reparlions demain matin ?

— Alors tu prétends que tu ne me trompes pas.

— Je ne prétends pas, je le jure. Je suis incapable de te tromper. Je ne comprends même pas que tu puisses avoir un pareil soupçon. Comme tu es nerveuse en ce moment !

— Mais alors qu’as-tu fait ce soir ?

— Je te l’ai déjà dit. J’ai eu un dîner d’affaires.

— Eh bien, vois-tu, c’est cela que je ne crois pas. Je ne le crois pas. J’ai l’impression que tu mens.

— Mais regarde l’heure. Il est dix heures et demie. Si j’avais dîné, comme tu le prétends, avec une maîtresse, je ne rentrerais pas avant minuit, une heure.

— Elle n’a peut-être pas pu. Toi, tu avais pris tes précautions. Tu m’as dit : « Je ne sais pas à quelle heure je rentrerai. »

— Écoute, je te jure que je ne t’ai pas trompée. Je te le jure sur ce que je peux avoir de plus sacré au monde.

— Comme je voudrais te croire.

François s’approcha de sa femme. Il tremblait légèrement, surexcité qu’il était par la soirée ridicule qu’il venait de passer et par cet accueil. Sa fureur s’était transformée en abattement. « Et je l’ai invité à déjeuner comme un imbécile que je suis, pour avoir un beau geste ! Mais cela va être sinistre. Il va raconter je ne sais quoi à Émilienne. » Sans la moindre compensation, il avait entamé sa vie conjugale. Il s’assit à côté de sa femme et la prit dans ses bras.

— Crois-moi, dit-il avec une profonde sincérité, je ne t’ai pas trompée.

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