Sélectionner une page

Tant que nous vivons – Emmanuel Bove

Tant que nous vivons – Emmanuel Bove

Pierre Cottin s’arrêta au coin de l’avenue des Champs-Élysées et de la rue Lord Byron. Il était arrivé. C’était un immeuble sur le devant duquel s’ouvrait, paraît-il, un porche où se trouvaient les bureaux des Établissements Bergier. Pierre n’entra pas tout de suite. Il alla et vint durant quelques instants. L’émotion se lisait sur ses lèvres, tirait ses traits et lui faisait garder la bouche ouverte. Le moment était donc venu. Reculer encore une fois eût été lâche. Pierre pénétra dans l’immeuble et chercha parmi toutes les plaques accolées aux murs, ainsi que des ex-voto dans une église, celle des Établissements Bergier, puis il prit l’ascenseur. Son cœur battait. Il y avait sept ans, quand il avait vu Octave pour la dernière fois, il ne se doutait pas qu’un jour il reviendrait, ruiné, malade, lui demander un secours.

— Est-ce que M. Bergier est là ? demanda-t-il à un appariteur qui, sans lui répondre, lui tendit machinalement une fiche à remplir.

Quelques instants plus tard, Pierre Cottin était introduit dans le bureau de son ami.

C’était un homme grand, aux cheveux blonds, vêtu d’un costume clair. Il écrivait. L’arrivée de Pierre ne lui fit pas lever la tête.

— Je te dérange ? demanda celui-ci.

Octave Bergier fit non de la tête et continua d’écrire. Lorsqu’il eut terminé, il plia soigneusement sa lettre, la mit dans une enveloppe, la posa sur un buvard, la déplaça même à deux ou trois reprises pour qu’elle fût bien au milieu. Enfin, il leva les yeux.

— Eh bien ! dit-il en regardant Pierre des pieds à la tête. Tu daignes enfin te montrer ?

— Oh ! il y a longtemps que je voulais venir te voir, mais je pensais qu’après ce qui m’est arrivé cela ne te ferait pas un très grand plaisir.

Octave Bergier, qui jusqu’à cet instant avait paru indifférent, regarda son ami dans les yeux puis, sans la moindre gêne, chercha aux manches, aux chaussures, les signes de la pauvreté qu’il venait de soupçonner.

— Que t’est-il arrivé ?

Pierre raconta son histoire. Il avait aimé une femme. Il était parti vivre quelques années avec elle en Algérie. Dans ce temps-là, il s’était imaginé qu’il était un grand artiste. Il avait fait de la peinture. En rentrant à Paris, il avait trouvé sa famille ruinée. Puis son père était mort. Il avait cherché en vain du travail. Depuis un an, il vivait d’expédients.

— Tu voudrais sans doute, dit Octave, que je te donne du travail. Mais mon pauvre vieux, je ne dis pas cela pour te vexer, tu n’as aucune connaissance des affaires. Tu es le cinquième, depuis un mois, qui vient me demander la même chose. Si je vous écoutais tous, d’ici un an, il ne me resterait plus qu’à fermer la maison. Quand on est dans les affaires, on ne peut pas faire de sentiment. Voyons, tu le sais bien.

Pierre avait écouté son ami sans l’interrompre. Il pensait à autre chose. Il pensait aux reproches qu’allait lui faire tout à l’heure Denise. « Tu es comme un enfant, dès que tu es devant quelqu’un. Tu n’as pas osé lui dire la vérité. Tu crois toujours qu’il faut agir avec délicatesse. Est-ce que c’est ton ami ou non ? »

— Oui, je comprends bien, dit finalement Pierre Cottin.

— Non, tu ne comprends pas, je le vois. Tu te dis que je suis un mauvais ami.

— Non, non.

— Mais si. Vous êtes tous les mêmes. Vous croyez qu’il n’y a que vous. Tout vous est dû. Et si on ne peut vous rendre les services que vous attendez, vous partez en claquant la porte.

— Oh ! ne crains rien, je ne claquerai pas la porte.

— Non, mais tu t’arrangeras pour me faire comprendre que je suis une brute, que je n’ai pas de cœur.

— Je vois que tu me connais mal. Si vraiment tu ne peux rien pour moi, tu n’as qu’à me le dire, je te comprendrai parfaitement et je ne t’en voudrai pas le moins du monde.

— Non, je ne peux rien, ou du moins les Établissements Bergier ne peuvent rien pour toi. Mais toi et moi, nous sommes de trop vieux amis pour que je ne te rende pas, moi personnellement, en dehors de la maison, bien entendu, un service. Veux-tu que je te prête un peu d’argent ? Tu me le rendras quand tu pourras.

— Cela te gênera peut-être.

— Si je te l’offre, c’est que je peux le faire.

— Dans ce cas, je veux bien.

Octave Bergier pressa le bouton d’une sonnette qui se trouvait dans son bureau. Peu après, un employé frappait à la porte.

— Appelez-moi le caissier. Je n’ai pas d’argent sur moi, continua Octave en s’adressant à son ami, je vais me faire avancer deux mille francs par la maison. C’est tout ce que je peux faire. Cela va faire des complications d’écritures, mais tant pis.

Lorsque le caissier eut apporté les deux mille francs, Octave Bergier lui remit en échange un chèque, non sans lui donner de nombreuses explications sur la façon d’effectuer le virement.

— Tu vois, je ne suis pas un aussi mauvais camarade que tu le croyais. Maintenant, mon cher Pierre, serre-moi la main, oui, comme cela, longuement, car cela me fait du bien, et laisse-moi, laisse-moi, il faut que je travaille.

Dans l’entrée, Pierre s’arrêta. Il avait le sentiment qu’il n’avait pas remercié avec assez de chaleur son ami. Il était indécis. Devait-il partir quand même ou demander à l’appariteur de l’annoncer de nouveau ? Finalement, il se décida à laisser un mot. Il demanda une plume, du papier. Ce fut à ce moment précis qu’une détonation retentit dans le bureau d’Octave Bergier. Des portes s’ouvrirent. Les employés accouraient. Peu après, tous pénétraient chez le directeur. Il était étendu à terre. Dans sa main droite, il tenait encore le revolver avec lequel il s’était donné la mort. Le premier moment d’affolement passé, quelqu’un avisa la lettre posée juste au milieu du buvard. Octave Bergier y donnait les raisons de son désir d’en finir avec l’existence. Sa femme était partie avec un amant. Il ne pouvait se faire à l’idée de vivre sans elle.

Archives par mois