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Le secret – Emmanuel Bove

Le secret – Emmanuel Bove

Le 7 janvier 1935, une petite camionnette de boulanger s’arrêtait au lieudit « la Hutte », à deux kilomètres cinq cents de Deuil. Voici comment un vieil ouvrage intitulé Bourgs et villages de France parle de Deuil :

La fondation de cette petite ville de 5 147 habitants remonte aux rois de la première race. En 1519, une peste horrible détruisit presque toute la population. Bientôt après, les Allemands, appelés par les protestants, y commirent mille excès. La ville a longtemps langui après tant de désastres. Elle s’élève en amphithéâtre sur une riante colline. À ses pieds coule la Gouge. Elle est la patrie du phrénologiste Velveck.

Il était midi. La sirène de la minoterie de Jézy venait de mugir, faisant s’envoler les oiseaux à plusieurs kilomètres à la ronde. Maintenant ils se reposaient un à un sur les branches. Un homme aux pommettes couperosées sortit de la camionnette. Il fit quelques pas pour se dégourdir, en ployant les genoux à plusieurs reprises, comme s’il venait de descendre de cheval. Lorsqu’il eut couvert le capot de sa voiture d’un vieux sac, il inspecta le carrefour. Les chemins qu’empruntaient les charrettes de bois étaient déserts. Il gelait depuis le premier de l’an. La boue des ornières s’était durcie. Joseph Bidault s’élança sur un talus, attrapa une branche pour ne pas tomber en arrière. C’était un homme d’une quarantaine d’années, de haute taille. Il avait le visage tanné, marqué de rides qui, elles, avaient gardé la blancheur du corps. Il était vêtu d’un costume de velours à côtes et d’un chandail à fermeture Éclair. Après avoir marché durant quelques minutes dans des taillis, il atteignit un étang dont la superficie était à peu près celle d’une place de Paris. Un chemin étroit le longeait en partie, puis allait se perdre dans un bois qui masquait la route de la Crypte. Au bord de cet étang, il y avait un banc qui devait être connu de tous les jeunes gens de la région, car il était couvert d’initiales et de cœurs gravés.

Joseph Bidault attendait visiblement quelqu’un. De temps en temps il se retournait et, pour se protéger du soleil qui lui entrait dans les yeux, il faisait de sa main une visière. Au petit doigt qu’il redressait alors, on sentait que ce geste lui était familier.

Soudain il leva les bras, les agita. Au bout du chemin, une femme à bicyclette s’avançait vers lui. Bien qu’elle fût à plus de deux cents mètres, on devinait qu’elle était encore une débutante. Elle ne gardait l’équilibre que grâce à des mouvements d’épaules dont chacun, de loin, semblait devoir précéder la chute. À vingt pas du boulanger elle sauta brusquement à terre, s’arrêta net cependant que la bicyclette qu’elle n’avait pas lâchée se mettait en travers du chemin. C’était une grosse femme. Malgré le froid, elle avait le cou nu. Il était légèrement enflé, comme celui d’un cygne qui vient d’avaler un poisson, et cela n’était pas laid.

— Tu es en retard, ma petite, dit Joseph Bidault.

L’accueil n’était familier qu’en paroles, car en même temps le boulanger se précipita avec je ne sais quoi d’obséquieux pour prendre le guidon de la bicyclette.

— Il y a longtemps que tu es là ?

— Non, mais enfin…

— Tu aurais mieux aimé que j’arrive la première, n’est-ce pas, mon élu, ma raison d’être ? Tu es bien comme tous les hommes. Tant qu’on ne vous a rien donné, vous êtes des anges descendus du ciel, mais après… Oui, souris, montre tes dents de petit animal sauvage… C’est la vérité.

Ils ne s’étaient pas serré la main. Assis sur le cadre comme sur une canne de chasse, une main sur la selle, l’autre sur la potence du guidon, le boulanger regardait sa compagne dans les yeux, sans dire un mot, avec l’expression satisfaite d’un homme qui sait que tout lui sera pardonné. Soudain il lâcha la bicyclette qui tomba à terre avec un bruit de ferraille.

— Voyons, Joseph… ma bicyclette !

Elle n’eut pas le temps de continuer. Bidault lui prit brutalement les poignets.

— Tu me fais mal.

Il serra davantage. Il arrivait toujours un moment où il ne pouvait s’empêcher de montrer sa force. Tout Deuil ne savait-il pas qu’il cassait une noix entre le pouce et l’index ? Mais il le faisait sans naturel, comme quand il traînait les pieds pour qu’on n’allât pas s’imaginer qu’il avait l’ambition d’être autre chose qu’un rustre.

Celle qui lui inspirait une passion en apparence si intense n’était pourtant ni jeune ni belle. Elle était coiffée d’une toque de loutre qu’elle avait enfoncée le plus possible, pas au point cependant de masquer ses boucles d’oreilles, des camées suspendus à une chaînette d’or. Sur son manteau de drap clair, tout limé, aux manches étroites, elle avait épinglé sans raison, tout près de son cou, par coquetterie peut-être, une broche d’émail bleu ciel représentant une couronne. Car elle était comtesse par son mariage. Elle avait épousé, il y avait une trentaine d’années, le comte de Vigerie. Depuis, elle n’avait pour ainsi dire jamais quitté la Souterraine, propriété ainsi appelée parce qu’au fond du parc se trouve un trou profond (où coule un ruisseau souterrain) près duquel on voit encore les ruines d’un moulin.

Joseph Bidault ramassa la bicyclette. Il était déjà midi et demi. M. de Vigerie devait s’impatienter.

— Si tu étais venue plus tôt, Alice, on aurait fait un tour en auto.

— Veux-tu ne pas me prendre le bras ?

— Tu es à moi, tu m’entends, à moi seul…

— Et si on nous voyait ? Tu n’y penses jamais, grand fou ! Oh ! ce n’est pas pour lui ! Il y a des années que c’est fini entre nous. Mais toi, mon bonheur, tu as une femme, des enfants… Si on savait… Mon Dieu !

Ils s’embrassèrent. Si Mme de Vigerie avait fermé les yeux, Bidault, lui, les avait gardés grands ouverts. Il fit brusquement un pas en arrière.

— Attention, attention, dit-il d’une voix étranglée.

Il venait d’apercevoir, de l’autre côté de l’étang, c’est-à-dire à cent mètres à peine, M. Valentin avec sa légendaire pèlerine et son chapeau melon. Il était à bicyclette et se rapprochait à chaque seconde.

Mme de Vigerie et le boulanger songèrent un instant à s’enfoncer dans les taillis, mais il était trop tard. Tous deux étaient suffoqués par la surprise et par la peur. N’allait-on pas savoir à présent qu’ils étaient amant et maîtresse ? S’il était égal à M. de Vigerie de l’apprendre, il n’en allait pas de même avec Mme Bidault, qui éprouvait pour son mari un immense amour.

  1. Valentin n’était plus qu’à quelques pas. Il sonna, comme il le faisait à chaque croisement, salua cérémonieusement, sans ralentir.

— Il n’a rien remarqué d’anormal, dit Mme de Vigerie.

— Tu crois cela !

— Le hasard a très bien pu faire que nous nous soyons rencontrés.

Quelques minutes plus tard, les deux amants se séparaient.

  1. Valentin était un petit homme d’une soixantaine d’années, aux jambes tordues. Et, ce qui était étrange, c’était qu’il semblait fier de cette légère infirmité, car du début à la fin de l’année, il portait une culotte serrée aux genoux et des jambières.

Lorsqu’il eut dépassé le couple, il eut à différentes reprises envie de se retourner. Mais il ne le fit pas. « Ça, c’est inouï, murmura-t-il, en continuant de pédaler à la même cadence, jamais je n’aurais cru une chose pareille ! » Puis il songea à son coup de chapeau. Il regrettait à présent de l’avoir donné aussi dignement. Mme de Vigerie et Bidault n’allaient-ils pas en déduire qu’il n’avait rien compris, que l’âge commençait à obscurcir ses facultés ? N’aurait-il pas dû sourire, finement ? Il n’y tint plus. Il se retourna. Mais il y avait longtemps qu’il avait quitté la ligne droite et il ne vit qu’un magnifique paysage d’hiver. Le ciel était d’un bleu intense. Le givre fondait et les gouttes qui tombaient des arbres faisaient un crépitement de pluie torrentielle sur les feuilles mortes.

Il y avait sept ans que cet homme était venu avec sa femme s’installer à Deuil. Ils y avaient acheté presque aussitôt un débit de boissons tout proche d’une maison de retraite qu’une famille de la région, des amis des Vigerie sans doute, avait fait construire sur la place Velveck, à deux pas du canal. Mais Mme Valentin avait eu des malheurs. Les quatre fils qu’elle avait eus d’un premier mariage avaient été tués à la guerre. En 1930, M. Valentin avait perdu à la Bourse ce qu’avait laissé le premier mari de sa femme. Aussi les clients, pour la plupart des vieillards de la maison de retraite, ne tardèrent-ils pas à délaisser ce café qui leur rappelait leur réfectoire par sa tristesse. Ce dernier coup du sort affecta surtout Mme Valentin. Aujourd’hui, cependant que son mari s’efforçait de recruter un à un des clients, elle ne fréquentait plus que quelques vieilles personnes pieuses de la ville. Quant au café, dont elle rougissait devant ses amies, elle l’avait transformé en un vague salon de thé où jamais personne n’entrait.

En regagnant Deuil, M. Valentin ne songeait plus à ses soucis. Le baiser qu’il avait surpris le rajeunissait. Malgré sa pèlerine noire qui flottait derrière lui, malgré son aspect austère, c’était un bon vivant. « Qui aurait pu croire une chose pareille ? Mme de Vigerie et le boulanger… » C’était comme dans un roman. »

La salle du café était déserte. Un feu de bois brûlait dans la cheminée. Mme Valentin, dans la cuisine, préparait le déjeuner.

— Tu es là ? dit son mari en entrant.

Il ôta sa pèlerine, l’accrocha à un portemanteau. Cette salle de café n’avait rien d’un lieu public. Sur une des tables, il y avait une pelote de laine et des aiguilles à tricoter, sur une autre un panier. Trois fauteuils formaient un demi-cercle devant la cheminée.

— Tu es là ? répéta M. Valentin.

Sa femme parut. Elle ôtait toujours son tablier pour se mettre à table. Elle était vêtue de noir. Elle portait un plateau sur lequel il y avait deux assiettes, deux verres, deux fourchettes, mais un seul couteau, car Mme Valentin n’oubliait jamais qu’elle ne mangeait pas de viande.

— Tu sais la nouvelle ?

— Tu veux être près du feu ? demanda-t-elle en tenant dans une main l’unique couteau.

— Cela m’est égal.

— Réponds-moi.

— Eh ! bien, oui, si tu n’y tiens pas.

Alors gravement elle posa le couteau à droite.

— Tu sais que j’ai une nouvelle extraordinaire à t’apprendre.

— Quelle nouvelle ?

— Mme de Vigerie est la maîtresse de Bidault, tu sais, le boulanger.

Dans la soirée de cette même journée, Joseph Bidault se rendit chez les Valentin. Il eut la chance de trouver le mari. Tout de suite, il lui exposa les raisons de sa visite. Il s’adressait à un homme qui connaissait la vie. Il était donc inutile de ne pas aller immédiatement au fait. Oui, il était l’amant de Mme de Vigerie. Elle était mariée. Lui aussi d’ailleurs. Il avait cinq enfants et, quoique les apparences fussent contre lui, il aimait sa femme, il l’aimait plus que tout au monde. M. Valentin, qui était un homme, le comprenait. « J’ai eu des amis, moi, Monsieur, qui ne levaient jamais les yeux sur une jolie femme. Allez donc chez eux. Tâchez donc de fureter dans leur intimité. Ils font souffrir tout le monde, leur femme, leurs parents, les enfants même, ces petits êtres innocents. Je ne dis pas que je suis meilleur qu’un autre. Mais vous pouvez venir chez moi à l’improviste. » Joseph Bidault parla longuement. On n’était pas toujours maître de soi-même. L’occasion fait souvent le larron, n’est-ce pas ? Oh ! il ne voulait pas dire qu’il se moquait de Mme de Vigerie. Il avait pour elle un sentiment véritable. Quand on est marié depuis des années, n’est-ce pas, M. Valentin, tout en respectant sa femme, tout en l’aimant, on peut avoir une liaison, surtout quand on a affaire à une femme aussi gracieuse, aussi bien élevée que Mme de Vigerie. Pour toutes ces raisons, il demandait à M. Valentin, d’homme à homme, de ne parler à personne de ce qu’il avait vu. Les gens sont si méchants. Ils seraient trop heureux de semer le malheur dans deux foyers.

À ce moment, Mme Valentin entra dans la salle du café.

— Bonsoir, M. Bidault, dit-elle, comme si elle ignorait tout.

Lorsqu’elle fut partie, le boulanger demanda à M. Valentin s’il en avait déjà parlé à sa femme.

— Non, non, répondit celui-ci.

Il regrettait à présent de l’avoir fait. Ne devait-on pas se soutenir entre hommes ? Une heure plus tard, il eut avec sa femme une longue conversation. Il la fit jurer sur la mémoire de ses enfants de ne jamais répéter ce qu’il lui avait dit au sujet des deux amants. Bidault était un malheureux. Il lui avait fait beaucoup de peine.

— Tu comprends, Joséphine, il s’est presque mis à genoux. Il m’a supplié de ne rien dire, de ne rien dire même à toi, en échange de quoi il m’a promis de rompre. Tu es une femme, toi. Vous êtes moins indulgentes pour ce genre de faute. Il le sait. C’est pour cela qu’il ne voulait pas que je t’en parle.

— Et, naturellement, tu ne lui as pas dit que tu m’avais tout raconté.

— Je te répète qu’il voulait se mettre à genoux.

Ce ne fut que deux jours plus tard que Mme Valentin accepta de garder secret ce qu’elle savait. Une semaine, puis un mois, puis deux mois s’écoulèrent. Déjà il y avait eu une véritable journée de printemps. Déjà, à certaines heures, quelque chose dans la lumière, sur les maisons, dans le vent, disait que la nature allait renaître. On parlait de Pâques lorsque M. Valentin prit une bronchite. Il s’alita. Le 1er avril, alors que la veille le médecin l’avait quitté en lui disant qu’il ne voyait plus la nécessité de revenir, M. Valentin expirait.

Au mois d’août, alors que chaque soir, vers dix heures, deux jeunes ouvriers agricoles, venus à Deuil pour les moissons, jouaient de l’harmonica sur la place Velveck, à côté du buste du phrénologue, sept personnes seulement savaient que Mme de Vigerie entretenait, comme on dit, des relations coupables avec le boulanger de la rue des Minimes. Le révéler la première fois avait été le plus pénible à Mme Valentin. Le lendemain, elle l’avait regretté. Elle avait revu son mari sur son lit de mort. Elle s’était souvenue de la promesse qu’elle lui avait faite de ne jamais révéler ce qu’il lui avait dit. Chaque initiation nouvelle devait être la dernière. Maintenant, dans Deuil, il y avait sept personnes qui savaient, sept personnes qui avaient solennellement déclaré qu’elles garderaient au fond d’elles-mêmes le secret. C’étaient M. et Mme Loech, Mme Croquet, M. Ply, Mme Tretin, M. Vidal et Mme Valentin, naturellement. Elles formaient une sorte de confrérie. Un des statuts disait que le privilège de savoir ne donnait pas celui de nuire. Les membres de cette confrérie n’étaient pas de vulgaires mauvaises langues. Ils s’estimaient supérieurs à leurs compatriotes. Ils n’allaient tout de même pas s’abaisser à faire des cancans. Ils étaient tous d’accord pour ne plus accepter personne dans leur cercle.

Pourtant, dès la fin novembre, M. et Mme Loech citèrent à différentes reprises le nom de Mme Chaille. On commençait à s’ennuyer. Puisqu’on était sept, on pouvait bien être huit, d’autant plus que cette huitième personne était connue pour sa discrétion. C’était une mercière chez qui ne se fournissait que la meilleure société.

L’initiation fut faite avec toutes les formalités habituelles. On invita Mme Chaille un dimanche chez Mme Croquet. Tout le monde était présent. Quand ceux que la fortune favorise reçoivent parmi eux un nouveau venu qui bénéficiera de leurs avantages, ils ne sont pas plus prévenants ni plus tatillons sur le chapitre de la reconnaissance que ne le furent et M. Ply, et Mme Tretin, et les autres.

Mme Chaille était, en effet, une brave et honnête femme. Pourtant, dès qu’elle fut au courant de l’infortune de Mme Bidault, elle ne put s’empêcher de se rendre presque quotidiennement chez la boulangère. Elle éprouvait on ne sait pourquoi une joie profonde à faire parler une femme, dont par un seul mot elle eût pu briser le bonheur, de détails sans importance. Au commencement, Fernande Bidault prit plaisir à cette compagnie. Puis la méfiance l’envahit. Elle ne comprenait pas l’intérêt que pouvait avoir Mme Chaille à venir converser tous les jours avec une femme que jusque-là elle avait ignorée. Elle feignit de ne pas être bien portante. Mme Chaille s’offrit à la soigner. Finalement Fernande fit comprendre à la mercière qu’elle ne voulait plus la voir. C’était sans doute ce qu’avait attendu inconsciemment Mme Chaille.

— C’est comme cela que vous traitez une amie qui ne vous veut que du bien, s’écria-t-elle.

Un instant après, elle lui révélait que Joseph Bidault était l’amant de Mme de Vigerie.

Fernande monta dans sa chambre. Il était trois heures de l’après-midi. Le lit n’était pas encore fait. Par la fenêtre ouverte depuis le matin, un air humide et froid avait pénétré dans la pièce. Sur la cheminée, il y avait encore le col mou que Joseph avait porté la veille. Mme Bidault s’assit sur l’unique chaise, puis elle se cacha le visage dans ses mains. Elle ne pleurait pas. Comme un cheval qui a glissé, qui est tombé parce qu’il est épuisé, elle demeurait immobile, penchée en avant au lieu d’être couchée sur le côté. Elle ressemblait à ce cheval tant sa respiration était haletante. Joseph avait donc une maîtresse ! Elle s’expliquait à présent pourquoi il faisait durer si longtemps sa tournée ; pourquoi il ne rentrait déjeuner, certains jours, qu’à trois heures de l’après-midi. Et sa maîtresse était Mme de Vigerie, cette même femme qui était venue un matin au magasin et qui avait dit : « Je suis Mme de Vigerie. Veuillez prévenir votre mari. J’ai quelques recommandations à lui faire au sujet de ma commande de dimanche. Je n’attends que seize personnes au lieu de vingt-quatre comme je l’avais pensé. »

Fernande se leva. C’était une grande et jeune femme, très brune. Elle n’avait même pas de poudre. Son visage était comme celui d’un adolescent, mais plus fin et plus ferme. Elle dégagea ses oreilles, tira rageusement ses cheveux en arrière, se mordit les lèvres. Pendant une seconde, il sembla qu’elle allait pleurer. « Non, ce n’est pas possible. Cette bonne femme a menti », murmura-t-elle en pensant à Mme Chaille.

À présent, Fernande s’était ressaisie. Elle ferma la fenêtre, couvrit le lit, prit le col de son mari pour le descendre à la buanderie.

À ce moment, le timbre de la porte du magasin retentit. Pour ne pas paraître avec un col à la main devant un client, elle se hâta de se rendre à la buanderie. Elle traversait la cuisine lorsqu’une porte s’ouvrît. Joseph était devant elle.

— Où vas-tu si vite ? demanda-t-il.

Fernande s’arrêta net. La colère l’envahit d’avoir été surprise à « travailler », comme elle disait, pour son mari, au moment même où elle voulait lui demander si c’était vrai qu’il la trompait. Elle jeta le col à terre.

— Qu’est-ce que tu as, ma petite ? demanda Joseph, à qui la surprise avait fait oublier qu’il n’appelait pas ainsi sa femme.

— Tu te trompes. Ta petite, ce n’est pas moi. C’est Mme de Vigerie.

Ce ne fut qu’une heure plus tard que Joseph Bidault parvint à ramener le calme dans l’esprit de Fernande. On l’avait calomnié. Jamais il n’avait été l’amant de Mme de Vigerie. Il n’allait tout de même pas tromper une jolie femme comme la sienne avec une vieille femme comme Mme de Vigerie. Les gens qui avaient raconté cela étaient des mauvaises langues.

— Quels sont-ils ?

Fernande n’était plus la même. Elle regardait son mari avec soumission.

— Madame Chaille.

— La mercière ?

— Oui.

C’était incroyable. Comment une femme en apparence si paisible avait-elle pu se faire l’écho d’un pareil racontar ?

— C’est peut-être une vengeance. Te rappelles-tu, Fernande, la première communion de Marie-Louise ? C’est certainement une vengeance.

Mme Bidault ramassa le col qu’elle avait jeté à terre, sans dire un mot. Elle avait les yeux baissés. De temps en temps, elle les levait. Ils se posaient alors sur Joseph, comme sur un maître qui aurait su dominer sa colère. Ils étaient pleins de reconnaissance.

À la fin de l’après-midi de ce même jour, Joseph Bidault se rendit chez Mme Valentin. Une seule personne à Deuil avait connu la vérité. Ç’avait été ce pauvre Valentin. Peut-être avant de mourir avait-il raconté ce qu’il avait surpris à sa femme. Joseph voulait en avoir le cœur net.

Lorsque Mme Valentin apprit que Mme Chaille n’avait pas gardé le secret qu’on lui avait confié avec tant de solennité, et après bien des hésitations d’ailleurs, elle courut chez son amie Mme Croquet, puis chez les Loech. Elle avait bien dit qu’il fallait se méfier de Mme Chaille. Pourquoi ne l’avait-on pas écoutée ? C’était épouvantable. M. Vidal s’offrit d’aller dire son fait à la traîtresse. Mme Tretin proposa qu’une délégation se rendît chez Mme Chaille. Cela aurait plus de poids. Mais en attendant qu’on prît une décision, il fallait parer au plus pressé, c’est-à-dire empêcher les délations de la mercière d’être opérantes. Après des va-et-vient et des tergiversations multiples Mme Valentin, en sa qualité de première détentrice du secret, fût chargée d’écrire à Fernande. Voici la lettre :

« Chère Madame. J’ai appris, je ne peux pas encore vous dire comment, que Mme Chaille s’est conduite vis-à-vis de votre mari et de vous-même d’une manière inqualifiable. Mon pauvre mari n’est plus, mais je sais trop ce qu’un foyer représente pour nous, femmes, pour ne pas m’indigner contre une action aussi abominable. Si cela peut vous consoler, laissez-moi vous dire – que vous n’êtes pas la première à souffrir de la duplicité de Mme Chaille. Comme elle a agi avec vous, elle a agi avec moi, avec d’autres. Je vous donnerai peut-être un jour les noms de tous ceux à qui elle a cherché à nuire. Je suis encore bouleversée quand je songe à ce qu’elle a osé dire de votre mari, un homme dont mon mari me parlait avec tant de sympathie. Croyez-moi, Madame. Je suis plus âgée que vous.

Si vous voulez être heureuse, n’écoutez jamais les jaloux et les curieux. Vous avez un mari qui vous aime, des enfants qui égaient votre vie. De cela, vous êtes sûre. Le reste, faites comme s’il n’existait pas. »

Trois jours s’étaient écoulés depuis la dernière visite de Mme Chaille lorsque Fernande reçut cette lettre. Elle ne l’ouvrit pas tout de suite. Elle rêvait à la caisse de la boulangerie. Pourquoi lui avait-on dit que son mari la trompait ? Mme Chaille ne l’avait tout de même pas inventé. Mais Joseph n’était-il pas plein de tendresse pour elle ? Fernande ne savait plus quoi penser. Elle déchira distraitement l’enveloppe. Soudain elle pâlit, se leva, éclata en sanglots. Elle ne doutait plus de son malheur.

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