Le jeune frère – Emmanuel Bove
Comme Jean Michelez venait de se brouiller avec un certain Camille Foucaux qui, après lui avoir emprunté de l’argent, avait prétendu que cet argent n’était pas un prêt mais une participation à une affaire (il s’agissait de la construction de douze « hostelleries » dans la grande banlieue) et qu’il ne pouvait être question de rembourser cette somme avancée en connaissance de cause, attendu que si l’opération avait réussi personne ne lui eut contesté sa part de bénéfices, il reçut une longue lettre de son père. « Vois-tu, mon fils, disait le vétérinaire, il ne faut pas songer qu’à soi dans la vie. Ton frère a besoin, lui aussi, de faire son chemin. Il revient du régiment avec de bonnes notes. Je te l’envoie. Guide-le. Protège-le. »
Quelques jours après, Philibert, chargé de deux valises d’osier, débarquait chez l’architecte. Le caractère de ce jeune homme était fait d’un bizarre mélange de douceur et d’entêtement, de timidité et de dissimulation. Un rien, une parole, un geste, le faisait rougir et il était incapable de prononcer trois phrases de suite sans mentir. Chez lui, mentir était maladif. Quand, à Lagny, on l’envoyait chez le boulanger, il revenait en disant invariablement et le plus sérieusement du monde qu’on lui avait donné la dernière miche ou la première. Lui demandait-on s’il avait prévenu tel notable du pays que M. Michelez père l’attendait à dîner, qu’il répondait affirmativement. Mais le temps passait et le notable ne venait toujours pas ; on s’inquiétait de ce dernier et on ne tardait pas à apprendre que jamais la commission n’avait été faite. Confronté avec l’invité, Philibert, contre l’évidence, continuait à affirmer qu’il avait fait la commission. Son père entrait alors dans des rages folles et l’envoyait coucher sans dîner. Le lendemain, il l’interrogeait.
— Enfin, pourquoi mens-tu ?
— Je ne mens pas, répondait l’enfant.
Et, toujours dans l’espoir de le mater, M. Michelez chargeait son fils de nouvelles courses qui, neuf fois sur dix, provoquaient des scènes semblables. Avec l’âge pourtant, ce vice changea de forme. À force d’être pris en flagrant délit de mensonge (car ce qu’il y avait de plus incroyable en son cas, c’était que, enfant, chaque fois qu’il mentait il s’imaginait que l’on ne s’en rendait pas compte et que l’évidence ne prouvait absolument rien), il s’observa davantage et se garda de mentir sans raison. Cependant, ce qui l’avait déterminé à mentir n’avait point disparu. Le germe était le même mais au lieu de ne s’épanouir qu’en mensonges, il donnait à présent naissance à des sentiments plus compliqués. Le visage de Philibert portait les stigmates de la dégénérescence. Les yeux n’avaient aucune teinte précise. Le front était à peine plus haut que l’espace compris entre le nez et la bouche. Buté, fermé, il ne parlait presque plus dans la crainte de se trahir. Cette peur était chez lui une obsession. Il ne pensait qu’à cela, au point qu’après son service militaire, ce qu’il appréhendait de trahir disparut peu à peu pour ne laisser que la crainte. Il en était arrivé à se figurer que du seul fait qu’une idée se présentait à son esprit, il fallait la dissimuler.
— Bonjour, frère, dit-il en arrivant. Je suis content d’être chez toi.
Quand il parlait, on avait l’impression qu’il récitait. Il jouait à merveille la candeur. Plus tard, Jean lui parla de certaines tavernes dont il devait se défier. Il simula d’ignorer même l’existence de ces établissements, posant des questions qui, venant d’un jeune homme de vingt-quatre ans eussent dû éveiller la méfiance de son frère, faisant des remarques dans le genre de celles-ci : « On danse sans doute dans ces endroits ! Les Parisiens doivent trouver ces cafés bien ridicules ! Il faut venir de la province pour aller là ! »
Son ambition était justement de s’amuser, d’avoir une maîtresse, de vivre parmi ce monde oisif dont il avait entendu parler. À le voir, on eut pourtant cru se trouver en présence d’un jeune homme pour qui le comble de l’audace eût été de fumer une cigarette. Il était serviable et prévenant. Il avait même, pour son grand frère, des attentions anormales. Il faisait la couverture de son lit, préparait ses pantoufles, le servait comme un esclave, aussi naturellement que s’il n’eût fait que cela toute sa vie. Jamais il ne sortait le soir. Sa seule distraction était d’accompagner son frère au cinéma. Un calcul enfantin dictait cette attitude. Il voulait, pour le jour où il aurait fait la connaissance d’une femme, avoir toute facilité de sortir sans qu’on lui fît une observation.
Petit à petit, Jean Michelez, qui avait quitté son jeune frère enfant et le retrouvait à présent homme, s’attachait à lui. Il lui proposait de visiter des monuments, des musées, fier d’être à l’aise dans une grande ville, ravi de l’entendre s’extasier. Il était heureux d’avoir près de lui un jeune homme, de former son éducation, de lui ouvrir les yeux, de faire valoir le contraste qui existait entre la vie de famille de Lagny et celle de Paris.
Un matin, Jean annonça à son jeune frère qu’il lui parlerait de choses sérieuses dans l’après-midi. Vers quatre heures, il l’entraîna dans un café.
— Écoute, Philibert, commença-t-il. Papa m’a demandé de te trouver une situation. C’est une chose impossible. Tu n’as pas d’instruction ni d’aptitudes spéciales. Il est très agréable de vivre comme nous vivons, mais nous sommes des hommes, n’est-ce pas ? Et il faut songer à l’avenir. La vie de garçon, c’est très joli, mais il faut se créer un foyer. As-tu songé à te marier ? Non, moi non plus.
Jean sourit en disant ces derniers mots. Ce qu’il goûtait surtout c’était de considérer sa vie (il était de sept ans plus âgé que son frère) comme semblable à celle de Philibert. En parlant, il s’imaginait réellement avoir, lui aussi, vingt-quatre ans. Cela lui était doux. Il avait ainsi l’impression qu’il n’avait point perdu de temps et, puisque jamais personne ne lui demandait son âge, pourquoi ne croirait-il pas qu’il avait vingt-quatre ans ?
Il continua :
— Mais n’oublions pas que nous ne sommes plus des enfants. Alors j’ai décidé ceci. Au lieu de végéter comme nous le faisons, je vais m’établir entrepreneur de maçonnerie. Je louerai un bureau dans le centre et un local dans un quartier éloigné où je remiserai mes matériaux. Pour commencer, nous nous arrangerons pour acheter ceux-ci au fur et à mesure. Et, petit à petit, la maison Michelez s’agrandira. Il y a naturellement un poste tout trouvé pour toi.
On était en juillet. Les deux frères, quelques jours après, partirent pour Nancy afin d’annoncer la bonne nouvelle au père. En revenant, dans le compartiment où les voyageurs s’étaient assoupis, Philibert, craignant subitement il ne savait quoi à la suite des longs entretiens qu’il avait eus avec son père et Jean et auxquels il n’avait rien compris, adressa tout à coup la parole à son frère. Après avoir balbutié quelques mots sans suite, il finit par avouer qu’il aimait une femme, qu’il appréhendait une séparation.
— Il fallait le dire plus tôt. On ne se gêne pas entre nous. Qu’est-ce qu’elle fait ?
— C’est une jeune fille très bien. Elle habite chez ses parents.
— Eh bien, invite-la un jour. Tu me présenteras. Connais-tu ses parents ?
— Mais oui, naturellement.
Puis, Philibert changea la conversation.
Il y avait deux jours que les deux frères étaient de retour à Paris quand Philibert demanda à son aîné un peu d’argent de poche et lui annonça qu’il ne rentrerait pas avant minuit.
— Je l’ai invitée au cinéma.
— Mais ses parents la laissent sortir, comme cela, le soir ?
— Bien sûr, puisqu’ils savent qu’elle sort avec moi. Je vais d’ailleurs la chercher chez elle.
— Et qu’est-ce qu’il fait, son père ?
— Je ne sais pas. D’après ce qu’elle m’a dit, c’est un grand industriel.
— Mais pourquoi n’invites-tu pas cette jeune fille ici ? Comment s’appelle-t-elle ?
— Elle s’appelle Mariette.
— Mariette ?
— Enfin… oui… oui… Mariette.
— Tu ne sais pas comment elle s’appelle ?
— Si… Mariette.
— Mariette comment ?
— Mariette.
— Son nom de famille, je te demande.
— Ah ! bon… oui… oui… Mariette… elle s’appelle Mariette Michaud.
— Michaud ? C’est une drôle de coïncidence. Nous nous appelons Michelez et elle s’appelle Michaud !
— Pourquoi drôle ? C’est très simple… Elle s’appelle ainsi.
À la suite de cette conversation, Philibert se garda bien de sortir le soir. Jean n’avait pas tardé à oublier cette histoire. Bien qu’il fût taciturne, il s’éveillait joyeux. Il s’habillait à la hâte, frappait à la porte de son frère et l’engageait à se lever rapidement afin de sortir. Ce dernier répondait :
— Oui. Tout de suite.
En chantant, l’aîné l’attendait dans la salle à manger. Au bout d’un quart d’heure, ne voyant pas son frère, il retournait frapper à la porte. Philibert s’était rendormi presque chaque fois.
Un matin, Jean Michelez frappa comme il était habitué de le faire. Personne ne répondit. Il frappa plus fort. On ne répondit pas davantage. La chambre demeurait silencieuse. Il ouvrit la porte. Le lit était vide. « C’est incompréhensible, pensa Jean Michelez. Il s’est couché hier soir à dix heures. Il a donc attendu que je dorme pour sortir. Mais il est libre de sortir quand cela lui plaît. Il n’a pas besoin de se cacher. Je vais le guetter. Je ne bouge pas d’ici avant qu’il rentre. Ce sont des gamineries. » L’histoire de Mariette lui revint à la mémoire. « Je comprends maintenant son trouble. Cette soi-disant jeune fille de bonne famille est une petite femme chez qui monsieur passe la nuit. »
Jean referma la porte de la chambre vide. Il faisait une matinée superbe. Le soleil qui pénétrait dans les pièces était déjà chaud. « C’est tout de même ennuyeux de monter la garde ici, par un temps pareil. On a envie de marcher, de respirer. »
Jean Michelez se trouvait dans son bureau. Soudain ses lèvres articulèrent cette simple interjection : « Oh ! » Un tiroir du secrétaire était ouvert, celui justement où il avait rangé les quarante mille francs que son père lui avait donnés sur sa part d’héritage, il y avait quelques jours.