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Le canotier – Emmanuel Bove

Le canotier – Emmanuel Bove

L’air était glacial. La nuit venait de tomber. On eût dit que des maisons brûlaient dans les rues adjacentes, le ciel était si rouge. Il était bas, lourd. La foule circulait lentement sur les trottoirs étroits. Toutes les boutiques étaient illuminées en cette veille de Noël. De temps en temps de minuscules flocons de neige sortaient de l’obscurité pour venir voltiger dans les lumières des devantures et des phares d’autos. Charles Morel suivait la foule. Il ne cherchait pas à dépasser les gens qui le précédaient et quand ceux-ci s’arrêtaient, il s’arrêtait aussi. Il portait un costume noir, usé, dont les longs revers, à force d’avoir été détachés avec des coins de serviette mouillés, se gondolaient, des chaussures vernies coupées comme des châtaignes et sans lacets. Il était coiffé d’un canotier. Il n’avait pas de pardessus. Il regardait droit devant lui. Il marchait les mains dans les poches, les épaules en avant. Personne ne faisait attention à lui. Pourtant un regard se posait parfois sur son chapeau. Le passant se retournait. La surprise l’empêchait encore de chercher quelqu’un avec qui se moquer, puis quand il voulait le faire, il était trop tard. Si ce passant était accompagné, il se mettait alors à parler fort, en regardant les gens qu’il croisait. C’était pour eux qu’il parlait et si on souriait, il faisait semblant de ne pas s’en rendre compte, mais il était ravi.

Charles Morel ne s’apercevait de rien. Parfois il montait une main à sa bouche, en faisait un entonnoir dans lequel il soufflait. Cet homme pouvait être âgé de quarante-cinq ans. Il avait des poches sous les yeux, un gros nez bosselé, une moustache noire. La chair du menton, des joues, avait d’étranges boursouflures comme s’il s’était éveillé à l’instant. Elles venaient de l’âge, non du sommeil. Les traits avaient perdu l’ordonnance harmonieuse de la jeunesse. Depuis quelques années déjà, Morel avait à la base d’une joue une petite grosseur qu’il pouvait tenir entre ses doigts. Il avait cru à un kyste, à une inflammation glandulaire. Mais il avait beau la presser, cette enflure ne lui causait aucune douleur. Non, ce n’était pas un kyste. C’était la forme du visage qui changeait.

Malgré le froid, il n’avait pas relevé le col de son veston. Il se baissa pour libérer le bas de son pantalon qui s’était pris dans la chaussure ouverte. Puis il fit trois pas en courant pour reprendre sa place dans le rang. À proximité d’une bouche de métro se tenait un attroupement autour d’un couple de chanteurs. Il s’arrêta. Il y a des moments dans la vie où on fait avec joie ce que fait tout le monde. Il n’avait pas envie de chanter avec ses voisins, ni d’écouter chanter. Mais tout le monde s’arrêtait.

« Et tous en chœur, cria l’accordéoniste.

Si, si, si, c’est une sérénade

Si, si, si, sérénade sans espoir… re. »

Il n’écoutait pas. Il ne bougeait pas la tête quand on le poussait, quand on se faufilait devant lui, quand on s’en allait. Il se tenait là, comme tout à l’heure lorsqu’un promeneur avait dit à sa femme : « Oh ! Marie, viens voir », et qu’il s’était arrêté devant une crèche posée au milieu des flacons et des boîtes d’une pharmacie, sur un tapis de coton hydrophile. Il s’était arrêté pour voir lui aussi cette crèche, mais il ne l’avait pas regardée.

« Si, Si, Si, c’est un…e séréna…de. »

La chanteuse cherchait les acheteurs des yeux. Elle s’interrompait au milieu des passages les plus mélodieux pour faire de la monnaie. Elle avait un fichu noué sur les reins, un châle autour de la tête, deux paires de bas, des sabots. De temps en temps, elle soufflait dans ses doigts, frappait le sol. Cela ne nuisait pas au dépaysement qu’elle faisait planer sur l’assistance comme ne nuisent pas à l’amour les pires accoutrements.

Morel s’éloigna. Il attendit quelques minutes avant de pouvoir traverser une place. Puis il descendit une ruelle encombrée de marchandes de quatre saisons. Dans le bas, on apercevait des autobus qui se suivaient. Ils n’étaient pas tous éclairés de la même façon. Certains étaient lumineux, d’autres à demi obscurs. Au croisement se trouvait un grand café refait à neuf. Beaucoup de cafés avaient été refaits à neuf au cours de ces derniers dix-huit mois. Morel s’arrêtait chaque fois pour les regarder. Il n’était jamais seul. Il y avait toujours trois ou quatre personnes qui l’imitaient. Que pensaient-elles ? Morel entra dans ce café. Les consommateurs étaient si nombreux qu’il était impossible d’approcher du comptoir. La chaleur le saisit au plexus et le fit saliver. Il demeura un instant immobile près de la porte, la tête basse, à remuer la bouche. Puis, tirant une main de sa poche, il se frictionna le creux de l’estomac. Quand son malaise fut passé, il se glissa jusqu’au comptoir. Dans une glace, il aperçut la tache claire de son canotier au milieu des casquettes et des chapeaux mous. Il se retourna. Il la vit encore ailleurs. Il commanda un café. Pendant qu’on le servait, il demeura immobile, les deux mains sur le rebord du comptoir. L’une d’elles tenait un billet déployé de mille francs. Il ne venait pas boire un café derrière quelqu’un pour s’esquiver ensuite. Quand on lui eut rendu sa monnaie (son billet emporté, il ne l’avait même pas suivi des yeux), il alluma une cigarette qu’il avait tirée d’un paquet neuf. Il entendit à ce moment un de ses voisins dire : « Regarde. » Il tourna la tête. Il vit tout près de lui un homme qui se frottait aussi le creux de l’estomac.

Morel remonta la ruelle, prit une rue moins animée, la traversa, s’engagea dans une autre rue, arriva sur un boulevard bordé de baraques foraines. La neige s’était mise à voleter de nouveau, mais elle était si légère quelle ne laissait aucune trace en se posant. Pendant une dizaine de minutes il suivit le flot lent des promeneurs. Parfois, il s’arrêtait devant un magasin. Vu de dos, il avait l’air de s’intéresser à l’étalage. Mais si, placé à côté de lui, on l’observait, on s’apercevait qu’il avait les yeux fixes et qu’il ne voyait rien. Parfois encore, il s’immobilisait au bord du trottoir. Les chauffeurs craignaient peut-être que, comme un enfant, il ne traversât brusquement la chaussée. Il ne bougeait pas. Quelquefois, il revenait sur ses pas, puis s’arrêtait de nouveau. Il haussait la tête comme s’il cherchait quelqu’un. Mais ses yeux gardaient toujours la même fixité.

Au coin d’une rue qui montait et se terminait par des marches, il massa doucement ses paupières. Il savait qu’un dépôt blanchâtre se faisait au coin de ses yeux. Cette rue eût été complètement obscure sans l’éclairage violent d’un hôtel situé à une trentaine de mètres. Morel monta cette rue, passa devant l’hôtel, puis alla se poster sur le trottoir d’en face. Il leva la tête. Un tout autre décor s’offrit à sa vue : une façade décrépite, des volets de bois rongés par la pluie, des ampoules de vingt bougies au plafond des chambres occupées. Il était difficile de se croire au-dessus d’un rez-de-chaussée dont les parois étaient recouvertes de plaques de marbre, dont la vitre du bureau mesurait six mètres sur quatre d’un seul tenant. Morel retraversa la rue. Devant la porte de l’hôtel, il s’arrêta pour allumer une cigarette. À la lueur de la flamme on put voir son regard examiner le hall désert, décoré de glaces et de plantes Vertes.

Morel redescendit vers le boulevard. Le froid avait taché son visage de plaques roses et violettes. Dans les intervalles, la peau était blême. Un sillon inhabituel, allant des pommettes jusqu’au milieu des joues, changeait son expression. La chair de poule faisait sortir chaque poil de sa barbe mal rasée.

Il se planta sous la tente d’une terrasse entre les tables vides, à côté d’un fourneau de marchand de marrons. À chaque instant il reniflait pour n’avoir pas à se moucher. Pendant plusieurs minutes, il resta ainsi, immobile, les yeux fixés sur le défilé ininterrompu de la foule comme du haut d’un pont, sur un fleuve. Soudain il s’approcha d’un jeune homme qui voulait se donner un genre voyou en portant une casquette exagérément penchée sur l’oreille et, autour du cou, un foulard de couleur voyante. Il avait un teint pâle de fillette, un petit menton pointu. Ce n’était qu’un enfant.

— Veux-tu me rendre un service, mon petit ? Tu vois cet hôtel ? Va demander si Mademoiselle Paulette Gassin y habite toujours. Tiens, voilà dix francs pour te payer le cinéma.

Morel s’engagea derrière le jeune homme dans la rue montante. Quand celui-ci eut disparu dans l’hôtel, il eut un frisson, suivi d’un autre. Il sentit de nouveau que sa langue baignait dans de la salive. « Ce n’était donc pas la chaleur », murmura-t-il. Il se pencha pour cracher, où plutôt pour souffler sur cette salive, puis il se mordit l’intérieur d’une lèvre. Le sillon, sur sa joue, s’était encore creusé. Il se réfugia dans le couloir obscur d’une maison, posa son avant-bras contre le mur, puis son front sur l’avant-bras. Mais le jeune homme pouvait revenir d’un instant à l’autre. Son visage était criblé de milliers de minuscules gouttelettes, comme un fruit glacé dans la chaleur d’une salle à manger. Il monta vers l’hôtel, puis revint sur ses pas. Chaque fois qu’il s’arrêtait, il respirait trois ou quatre fois très rapidement, comme s’il venait de courir, puis il poussait un soupir d’une profondeur extraordinaire. Le jeune homme sortit enfin de l’hôtel. Il avait dû ôter sa casquette, car il s’efforçait de la replacer comme tout à l’heure. À ce moment, bien que personne ne l’eût poussé et qu’il marchât lentement, Morel perdit l’équilibre. Il fit un pas de côté, puis un autre en arrière. Ce fut tout.

— Elle est partie il y a plus d’un an, annonça le jeune homme.

Comme il s’éloignait, Morel le rappela.

— Tiens, prends aussi ce paquet de cigarettes.

— Et vous ?

— Oh ! maintenant, je peux en acheter.

Morel se mit à frotter la grosseur qu’il avait à la base de la joue. Au cours de ces derniers mois, c’était devenu une habitude. Il lui semblait qu’à la longue il parviendrait ainsi à la faire disparaître.

Lorsqu’il retourna sur le boulevard, il se laissa entraîner par la foule. Il marcha près d’une heure, faisant détour sur détour, mais sans jamais se perdre, puisqu’il finit par se retrouver dans les parages de l’hôtel. Tout à coup, pour la première fois, il s’arrêta devant un chapelier. Il jeta un regard rapide sur la devanture, posa la main sur la poignée de la porte, puis, comme s’il se fût trouvé devant une tâche surhumaine s’éloigna. Il revint quelques instants après se planter devant le magasin. Comme tout à l’heure devant d’autres vitrines, on eût pu croire qu’il faisait un choix. Mais il ne voyait pas les chapeaux. Cette fois, il ne s’approcha même pas de la porte. Il traversa une des deux chaussées latérales du boulevard. Au milieu, sous les arbres dénudés, s’étendait l’interminable rangée de baraques foraines. Elles ne se touchaient pas. Certaines étaient fermées. On pouvait alors, en se faufilant par derrière, trouver un coin solitaire plongé dans une demi-obscurité. Ce fut ce qu’il fit après avoir parcouru une centaine de mètres. Comme tout à l’heure dans le couloir de la maison, il appuya un avant-bras sur le corselet de fer d’un arbrisseau. Il n’attendait personne à présent. Il pouvait rester ainsi le temps qu’il lui plairait. Parfois il frottait son front contre l’étoffe de sa manche. Ses épaules se soulevaient alors à plusieurs reprises, comme le dos d’un chat qu’on caresse à la racine de la nuque. « Il faudrait que je dîne. » Il avait passé un long moment le visage ainsi caché, et il semblait reposé. Il s’arrêta devant plusieurs restaurants. Mais chaque fois, alors qu’il s’apprêtait à entrer, il repartait. « Je ne peux pas m’asseoir, non, je ne peux pas », murmura-t-il. Enfin il pénétra dans un petit bar. Il mangea un sandwich debout au comptoir. Peu de gens consommaient. Il put se déplacer de deux pas pour faire face à une glace. « Les glaces ne m’attiraient pas comme ça avant… » Il vit son canotier très nettement cette fois, sur sa tête à lui, et non comme une tache claire dans une cohue sombre. Il vit aussi sa mâchoire remuer pendant qu’il mâchait. Soudain il crut s’apercevoir qu’il avait une grosseur non seulement sous la joue droite, mais sous la joue gauche. « C’est peut-être du pain. » La bouche vide, la grosseur demeura. Il ne se croyait pas si vieux ni si laid. « C’est normal, pensa-t-il pour se consoler. Ce qui arrive à un côté doit arriver à l’autre. »

Il faisait moins froid. De la neige véritable commençait à tomber et les trottoirs, sans être mouillés, de blancs devenaient gris. Des flocons se posaient partout. Déjà des automobilistes avaient déclenché leurs essuie-glaces. Cela faisait un effet étrange, comme, sur la route, alors qu’il fait encore jour, les premiers phares.

Morel se trouvait à présent de nouveau au coin de la rue montante. Un vieillard hirsute, vêtu d’un pardessus en loques, se chauffait au fourneau du marchand de marrons. Des lacets pendaient sur son bras. Charles Morel les regarda. Les voyait-il ? Il s’était arrêté à quelques pas du mendiant.

— Eh ! petit.

Un jeune homme se retourna. Il ressemblait au premier. Il portait une casquette penchée sur l’oreille, mais son cache-col était de soie blanche. Il avait la même expression féminine et naïve.

— Veux-tu demander à l’hôtel qui se trouve là, un peu plus haut, si Mademoiselle Paulette Gassin n’a pas laissé une adresse en partant ? Tiens, voilà vingt francs.

Comme la première fois, Charles Morel suivit à pas lents le jeune homme. Il ne paraissait pas ému. Il avait pourtant ouvert la bouche pour respirer plus facilement. Arrivé à quelques pas de l’hôtel, il fit demi-tour et redescendit la rue toujours du même pas lent. Il se retournait parfois pour s’assurer que son commissionnaire ne sortît pas de l’hôtel. Soudain il l’aperçut. Oubliant qu’il avait froid, il tira les mains de ses poches se redressa, changea son chapeau légèrement de place. Il lui semblait qu’une attitude énergique favoriserait une bonne nouvelle. Tout à l’heure il avait été trop ému. Mais personne ne connaissait l’adresse de Paulette Gassin.

— Tiens, prends ce paquet de cigarettes.

Il remit les mains dans ses poches. « Ah ! si je pouvais rester assis », murmura-t-il. Après avoir traîné encore plus d’une heure dans les rues, il entra dans un café à peine éclairé. La moitié d’un poêle encastré dans une tôle chauffait la salle du fond.

— Asseyez-vous, Monsieur.

— Oh ! merci, ce n’est pas la peine.

On regarda avec méfiance son chapeau, ses souliers sans lacets.

— Qu’est-ce que vous voulez boire ?

— Un café bien chaud.

— Vous avez de quoi le payer ?

— Combien coûte-t-il, votre café ?

— Un franc vingt-cinq.

— Tenez, voilà cent sous.

— Et vous ne voulez pas vous asseoir ?

— Non. Je préfère rester debout.

Il resta une heure et demie près du poêle, sans dire un mot. Quand il sortit, les rues étaient toutes blanches, et la neige continuait à tomber silencieusement. Là où la foule avait défilé des heures entières, on n’apercevait plus que des bancs, des arbres et des kiosques. Les rares passants avaient l’air libre et heureux. Charles Morel ressentit un bien-être infini. Plus de misère, plus de lutte. La neige répandait une paix profonde sur toute la ville. Les magasins encore éclairés n’attendaient plus de clients. Ils n’économisaient pas la lumière. On eût dit que le monde avait cessé de penser à son intérêt. Les caissières des cinémas étaient parties. Ils paraissaient abandonnés et, pourtant, on entendait le bruit monotone de l’appareil de projection.

Le visage de Charles Morel s’était détendu. Il n’avait plus ce sillon sous les pommettes qui le changeait. Les poils de sa barbe avaient disparu. Comme cette neige était douce à regarder ! Elle se posait partout, sur les bourriches d’huîtres, sur les sièges de voitures, et personne ne courait chercher des bâches.

Charles Morel marchait sans faire de bruit, les yeux fixés sur l’extrémité de chaque rue. La chaleur du demi-poêle l’enveloppait encore. Peu après la sortie des théâtres, la nuit devint plus épaisse. Les vitres des cafés s’étaient couvertes de buée. Des lumières avaient dû s’éteindre et les flocons semblaient se hâter davantage de tomber. Aux portes des hôtels, des femmes parlaient entre elles. Charles ne les voyait pas. Pourtant il lui faudrait bientôt songer à entrer dans un de ces hôtels.

Il monta l’escalier étroit précédé de la femme de chambre. Elle frappa à une porte avant de l’ouvrir. Peut-être la chambre était-elle occupée quand même. Il entra. À la lumière triste d’une coupe de verre, il aperçut un grand lit, une armoire à glace, une table, une chaise. Pour la première fois depuis dix-huit mois il allait être seul. Il s’étendrait sur ce lit n’appartenant à personne, il se regarderait dans cette glace si grande à côté d’un miroir de poche, il tirerait ces rideaux couleur de vieux tapis pour se cacher, comme si cette chambre et la rue n’étaient pas exactement la même chose.

La femme de chambre avait posé deux petites serviettes pelucheuses à franges sur la chaise, puis elle sortit. Charles Morel ne bougea pas. Il n’avait pas l’air de se rendre compte qu’il se trouvait dans une chambre, dans un endroit clos qui lui était réservé, où personne d’autre que lui n’avait le droit d’entrer. Il se tenait entre le lit et l’armoire comme entre deux guéridons à la terrasse déserte d’un café. Il semblait même inquiet comme si on pouvait l’empêcher de ressortir. Il s’avança jusqu’au lavabo. Pendant quelques instants il s’intéressa à la façon dont il était scellé au mur, mais sans toucher à quoi que ce fût. Puis il alla à la fenêtre. Il neigeait toujours. Vue du premier étage, cette chute ininterrompue lui donna une légère sensation de vertige. Jusqu’à présent, la neige n’était pas tombée plus bas que ses pieds et maintenant elle semblait poursuivre une chute sans fin. Il revint au milieu de la pièce. La glace avait l’air d’une immense fenêtre ouverte. Il se regarda, fit un geste, puis un autre. C’était bien lui. Il y avait dix-huit mois qu’il ne s’était pas vu dans une glace de cette taille, seul dans une chambre, libre de ses mouvements. De la neige reposait encore sur son chapeau. Il ne songea même pas à la secouer. Oui, c’était bien lui. Il avait un peu maigri. Il était devenu semblable à ces hommes qui ont l’air grand et fort, mais qui, dès qu’ils ôtent leur pardessus, découvrent une poitrine étroite. Le rembourrage du veston n’enveloppait pas les épaules. Il s’affaissait après le col et faisait ensuite une bosse.

Charles Morel se mit à marcher dans la chambre. Le plus long trajet était d’aller jusqu’au lavabo après avoir contourné le lit. Durant une seconde, il se voyait alors, s’il tournait la tête, de trois quarts. Le veston avait conservé sa ligne, mais il flottait sur les hanches. Il n’y avait pas de tapis. Charles Morel marchait doucement. Tout à coup, en se voyant avancer dans la glace, il fit pour la première fois de sa vie une constatation étrange. Il avait une tête de poivrot. « Cela vient peut-être de ma moustache qui est trop longue. » Non, ce n’était pas cela. Dans la face osseuse le nez seul n’avait pas maigri. Les narines, dont l’arrondi passait jadis inaperçu à côté de celui des joues, avaient aujourd’hui quelque chose de répugnant. Deux rides coupaient le visage verticalement. Elles étaient si profondes qu’elles ressemblaient plutôt à des cicatrices par-dessus lesquelles la chair tentait de se reformer. Quant aux yeux, sous les sourcils emmêlés, ils étaient sombres, luisants et comme privés de centre.

Charles Morel détourna la tête. Quand il se regardait trop longtemps, il finissait par se trouver d’une laideur affreuse. Ah ! comme il eût aimé, à ce moment, que quelqu’un entrât dans sa chambre, le brusquât ! « Tu n’es pas encore prêt ! Comment cela se fait-il ? Dépêche-toi, on nous attend. » Ces mots insignifiants lui eussent fait un bien immense. Il savait qu’il en était de sa laideur comme de ses soucis. Quand il en parlait, on trouvait qu’il exagérait. On lui disait : « Allons, pense à autre chose, viens. » Personne ne croyait à ses soucis. Personne non plus n’avait remarqué sa laideur. Il n’était pas laid d’ailleurs. Il n’avait qu’à se regarder à l’improviste. À plusieurs reprises, il jeta un regard rapide dans la glace. Chaque fois, il aperçut un bel homme. « C’est cet éclairage », murmura-t-il. Quand la lumière avait traversé la coupe en pâte de verre, elle n’avait plus rien de vivant. Il s’assit, croisa les jambes. Puis il passa un bras par-dessus le dossier. Puis il décroisa les jambes, les allongea, bascula légèrement en arrière. Depuis dix-huit mois, il n’avait songé à faire aucun de ces gestes. Il se leva, éteignit la lumière. À travers les rideaux, il vit la neige. Il l’avait oubliée. Elle tombait toujours, sans se soucier de lui. Cette chute continue commençait à devenir lassante. Chaque fois qu’il approchait son front de la fenêtre, le bord raide du canotier heurtait la vitre avec un petit bruit cristallin, et il se reculait. Il y avait encore du monde dehors. L’horloge d’un bijoutier, grise dans la neige, marquait deux heures moins dix. Il se remit à marcher dans la chambre qu’éclairait seulement la rue. Parfois, dans la glace, il apercevait quelque chose qui bougeait, et, dans la demi-obscurité, cela ne semblait pas le reflet d’un de ses gestes. C’était tantôt comme si une porte s’ouvrait, tantôt comme si une étoffe était secouée. Quand il était fatigué d’aller et venir, il s’arrêtait, se demandait pendant quelques minutes ce qu’il allait faire, puis recommençait à marcher. De temps en temps, un taxi passait en faisant un bruit de vapeur dans la neige.

Charles Morel alluma, s’immobilisa les yeux fixés sur l’enchevêtrement des tuyaux dans le coin du lavabo. Tout était vieux, ces lames de parquet rongées, cette plinthe qui se détachait du mur, ce bout de linoléum décoloré. Cette chambre, c’était lui-même. Première impression bonne, puis, petit à petit, la laideur.

Tout à coup, il sentit la fatigue. Depuis le matin, il avait traîné dans la ville par un froid glacial. Trois heures sonnèrent. Il éteignit, ralluma pour boire un verre d’eau, éteignit de nouveau. Puis il s’assit au pied du lit, appuya ses coudes sur ses genoux et se prit la tête dans les mains. Bientôt il somnola. Parfois, un de ses coudes glissait. Il se levait alors brusquement, faisait quelques pas, puis, comprenant ce qui lui était arrivé, se rasseyait. Il avait froid alors et, pendant quelques minutes, il tremblait. Il se gardait bien de bouger. Quand il était resté immobile quelques minutes, il n’avait plus froid.

Il s’était endormi. Ses deux coudes avaient glissé. Il ne s’en était pas aperçu. Il dormait courbé en deux, les mains pendant jusqu’à terre, lorsque tout à coup un cri retentit dans la chambre voisine. Il sursauta. Ne se rendant pas compte de sa position, il se lança en avant, croyant se redresser, et faillit tomber. Il se leva, frotta son visage. L’hôtel était silencieux. Charles Morel était glacé. Par moments, ses dents claquaient. Il alla à la fenêtre voir l’heure. Il était cinq heures et demie. Il alluma, se mit à marcher pour se réchauffer. Il s’arrêtait quelquefois et écoutait. Bientôt il oublia ce qui venait de se passer et s’assit de nouveau au pied du lit. Il ferma les yeux. La nuit allait prendre fin. Le jour se lèverait. Il verrait la ville s’éveiller, les gens qui travaillaient même les jours de fête sortir de chez eux, les commerçants ouvrir leur boutique. Chaque matin les choses se passaient de la même façon. Personne ne faisait attention à la répétition monotone de tous ces gestes. Mais lui, il n’en perdrait rien. Il regarderait tout, il serait intéressé par tout. Il s’arrêterait pour voir comment une marchande de journaux ouvrirait son kiosque, comment une petite laitière transvaserait le lait, comment un garçon de café allumerait des braseros. Il entendait maintenant aller et venir dans la chambre voisine et dans le couloir. Dans son demi-sommeil, c’était la foule se pressant sous une voûte de métro qui faisait ce bruit. Il verrait au comptoir d’un bar qui venait d’ouvrir des hommes qui s’étaient levés si tôt sans raison, car ils ne se pressaient pas. Il verrait les cafés bouillants fumer, et partout les flammes bleues des petits réchauds qu’on allumait avant les percolateurs. Il verrait une vendeuse découvrir des étalages, un contrôleur monter dans son premier autobus, un boucher et ses apprentis décharger de la viande. C’était merveilleux. C’était la vie qui continuait, chaque jour pareille, quoi qu’il pût arriver à chacun isolément. Les hommes étaient assez nombreux pour qu’elle ne s’arrêtât jamais. Rien ne pouvait lui donner une plus grande joie, après en avoir été écarté, après avoir souffert, qu’elle ne sût même pas qu’il était absent, après avoir craint de ne jamais la revoir, que de la retrouver telle qu’il l’avait laissée. Et ses malheurs étaient oubliés. Et brusquement il ressemblait à tout le monde. De nouveau on lui disait pardon, on lui demandait un renseignement aussi bien qu’aux autres. De nouveau il était un homme. Pas tout à fait encore. Il faudrait changer de souliers, de costume, de chapeau surtout, il faudrait ne plus attirer l’attention pour se faire aimer. Il commençait à le comprendre, seul dans une chambre inconnue. Mais chaque chose en son temps. Il ne pouvait pas, en vingt-quatre heures, redevenir ce qu’il avait été. Il savait maintenant qu’il le redeviendrait. Il ouvrit les yeux. En apercevant l’armoire, le lavabo, la chaise tachée d’encre, il sentit que la journée de la veille était bien morte, que maintenant cette chambre lui était encore plus étrangère qu’en y entrant, qu’il ne l’habitait déjà plus. Une voiture de laitier, puis un autobus, puis une autre voiture passèrent dans la rue. La ville s’animait. L’hôtel aussi. Il entendit des pas, des voix. Il crut même qu’on allait ouvrir sa porte. Il se leva, respira profondément. Une joie immense l’envahit. Il n’avait même plus besoin d’attendre. La journée commençait déjà. Il ouvrit la porte. Trois femmes, vêtues de peignoir, se tenaient dans l’étroit couloir. La chambre voisine était ouverte. Des chuchotements en sortaient.

« Que se passe-t-il ? » demanda Charles Morel. Il n’avait plus le sentiment d’être une exception. Une des femmes jeta un regard sur lui mais ne lui répondit pas. Il s’avança. Dans la chambre d’où le cri était parti se trouvaient plusieurs personnes formant de petits groupes parlant à voix basse. Sur un côté du lit à deux places, une femme était couchée. La première impression de Charles Morel fut qu’elle dormait. Il éprouva même de l’étonnement que tout ce monde ne la réveillât pas. La position de sa tête sur l’oreiller faisait ressortir l’empâtement du menton et de la gorge. Entre les boucles des cheveux, on apercevait la pâleur du cuir chevelu. Cette femme ne devait plus être très jeune. Pourtant une extraordinaire fraîcheur émanait d’elle. Elle n’avait pas de rides. Les lèvres se touchaient à peine, on eût dit que le repos que toutes les nuits de sa vie lui avaient donné et qu’elle avait perdu chaque jour s’était tout à coup retrouvé sur son visage. Les gens continuaient de chuchoter. Personne ne connaissait la morte. Personne n’avait pitié d’elle. Personne ne savait quelles étaient les souffrances que la paix de la mort venait de disperser. Personne, sauf peut-être l’homme qui l’avait conduite dans cette chambre. Il se tenait à cet instant près du lit, en manches de chemise, une chemise à initiales brodées dont les bretelles écrasaient le surplus du tissu. Cet homme – qui s’appelait Deulion – était petit et gros. À force de travail, c’est-à-dire d’économie, d’ouvrier plombier il était devenu patron. Aujourd’hui, il n’avait pas oublié les années difficiles. Aucun travail n’était fait par son entreprise qu’il ne l’eût commencé lui-même.

— C’est affreux, c’est affreux, répétait-il sans arrêt.

La sueur coulait sur son front comme de l’eau. De temps en temps, il jetait un regard à la dérobée sur les gens qui l’entouraient. Il allait de l’un à l’autre pour raconter comment les choses s’étaient passées. Avant de parler il se plaçait bien en face de son interlocuteur et il le regardait longuement. Il avait l’air de dire : vous voyez ce qui arrive. Puis il se frottait les mains si longuement que finalement il donnait l’impression d’avoir perdu la raison. Quand on commençait à avoir pitié de lui, seulement alors, il parlait. Mais il ne terminait jamais son histoire, préoccupé qu’il était par ce qui se passait ailleurs. Brusquement, il s’en allait, recommençait avec quelqu’un d’autre le même manège. Il avait bien remarqué Charles Morel dans l’embrasure de la porte. À aucun moment il ne s’approcha de lui. Il n’avait vraiment rien d’un homme dont le lit, la maîtresse, les vêtements sont exposés aux yeux de tous. Pour la quatrième fois, il prit le propriétaire de l’hôtel à partie. Tous ses efforts tendaient à persuader à tour de rôle chacune des personnes présentes que les choses s’étaient bien passées comme il le disait. Mais à mesure que de nouveaux curieux arrivaient, il perdait pied. Il ne savait plus où donner de la tête dans sa hâte de parler à tous.

— Le médecin va arriver, dit quelqu’un.

Deulion dressa l’oreille. C’était un lutteur. Quand il entrevoyait un danger, il ne se cachait pas le visage dans ses mains. Il faisait immédiatement face à ce danger. Il courut à celui qui avait annoncé la nouvelle.

— Vous l’avez vu ? demanda-t-il.

— Non, mais il ne va pas tarder. Il y a déjà vingt minutes qu’on l’a prévenu.

Deulion n’en écouta pas davantage.

— Voilà comment c’est arrivé, dit-il à une jeune pourvoyeuse de l’hôtel qui revenait après s’être absentée un instant pour se mettre de la poudre.

— Elle n’a pas l’air d’avoir souffert, entendit-il dire derrière lui.

Il se retourna brusquement.

— Je vous l’ai dit tout à l’heure. Elle n’a pas souffert du tout. On sentait qu’il n’avait qu’une peur, celle que le soupçon d’un crime n’effleurât les gens. Dans sa naïveté, il s’imaginait que pour l’éviter, il lui fallait rester en éveil, ne pas laisser une question sans réponse, prévenir le danger. En agissant ainsi, ce soupçon ne viendrait à l’esprit de personne. Il fallait donner confiance. Il ne fallait rien cacher. Il fallait donner les moindres détails au premier venu.

— Est-ce qu’on a prévenu la police ? demanda un locataire.

— Il faut la prévenir, il faut la prévenir, dit aussitôt Deulion.

Comme deux nouvelles têtes apparurent dans l’embrasure de la porte, il eut un mouvement de lassitude. Il ne se sentait plus la force de lutter.

— Quelle chose pénible pour tout le monde, murmura-t-il.

Il essayait maintenant de créer une solidarité entre tous ces gens et lui. Il ne se sentait plus la force d’être en évidence. Le spectacle de la mort est pénible à tous, pas seulement à celui qui est frappé personnellement. On ne lui répondit pas. De nouveau il eut la conviction qu’il fallait lutter s’il ne voulait pas être accusé. Il recommença à courir de l’un à l’autre. Il recommença à se frotter les mains.

— On ne peut pas le laisser ici, dit le propriétaire sur un ton de profonde humanité.

Deux hommes se dévouèrent pour prendre Deulion par le bras.

— Non, laissez-moi ! Je ne veux pas la quitter.

— Vous serez mieux en bas, dans le bureau. Il ne faut pas que vous restiez ici.

Dans l’étroit escalier, il empoigna le gros cordon rouge qui servait de rampe, se retourna vers le palier du premier étage. Il ne put voir la chambre où reposait la femme qu’il aimait, tant il y avait de monde.

— Laissez-moi, laissez-moi, cria-t-il.

— Soyez raisonnable.

— Je veux la revoir. Vous ne pouvez pas m’en empêcher.

On l’entraîna dans le bureau.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda la sœur du propriétaire à Charles Morel qui avait suivi tout le monde au bureau. Il ne répondit pas. Comme la veille, au milieu de la foule, il ne voyait personne. Il ne remarqua même pas que cette femme alla parler à l’oreille de son frère. Il n’entendit même pas ces mots : « Il a bien rempli sa fiche, au moins ? »

Il y avait dans le bureau un mobilier de salle à manger tout neuf. On apercevait à travers les vitres du buffet une quantité exagérée de verres. On fit asseoir Deulion à la grande table. Pour la première fois il donnait une impression de profonde détresse. C’est qu’il se rendait compte à présent que tous ses efforts pour rester sur un pied d’égalité avec son entourage avaient été vains. Petit à petit, il avait passé au centre. Il n’y avait plus de petits groupes, comme au commencement. Il n’y avait plus qu’un grand cercle autour de lui. Il leva la tête. Alors, avec beaucoup de calme, comme si, le choc étant maintenant passé, il pouvait parler avec objectivité, il se mit à raconter ce qui était arrivé. Voici son récit :

« Nous avions décidé, Mme Gérardin et moi, de passer ensemble la nuit de Noël. Après avoir dîné dans un restaurant dont le propriétaire est mon ami, nous avons été au cinéma. En sortant nous avons été manger des escargots à côté, chez Bruant. C’est ce qui vous explique que nous avons loué une chambre ici. Il pouvait être deux heures du matin quand nous nous sommes endormis. Mme Gérardin ne s’était plainte de rien. Elle avait été très gaie toute la soirée. Je dormais depuis je ne sais combien de temps lorsque j’entendis tout à coup crier : “Paul !” Je me suis retourné, j’ai demandé à Germaine : “Qu’est-ce que tu as ?” Comme je ne reçus pas de réponse, je me dis qu’elle avait eu un cauchemar. Et je me suis rendormi. Vous dire l’heure à laquelle cela s’est passé, j’en serais bien incapable. Tout ce que je sais, c’est qu’il faisait nuit noire, au point que dans cette chambre où je couchais pour la première fois, je n’aurais su dire si la fenêtre était à gauche ou à droite. Après ce cri, alors que je dormais, ou du moins que je croyais dormir, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire. J’éprouvai une sensation bizarre. On ne peut pas incriminer le vin. J’avais juste bu une bouteille. J’avais le pressentiment d’un malheur. Il faut vous dire que je ne m’appelle pas Paul. Je m’appelle Georges. Paul est le prénom de mon comptable, M. Gérardin, le mari de Mme Gérardin. Eh bien, Paul a beau ne pas être mon nom, je m’imaginais dans mon sommeil, puisque je dormais, que c’était moi que Germaine avait appelé. Que s’était-il passé ? Avait-elle eu peur de quelque chose ? Je ne rêvais pas. Je réfléchissais en dormant. Et plus je réfléchissais, plus mon malaise s’accroissait. J’essayais en vain de me souvenir de l’endroit où se trouvait le commutateur. Puis je me disais que ce n’était pas la peine, que j’étais bien dans ce lit, que je n’avais qu’à attendre le jour. Souvent, quand je n’arrive pas à m’endormir, je m’imagine que je suis recroquevillé sur la banquette d’un compartiment bondé. Cette position inconfortable me fait apprécier la douceur de mon lit. M’endormir alors est chose plus facile. Est-ce pour cela que je songeai à Paul ? Nous l’avions conduit à la gare, Germaine et moi, juste avant le dîner. Était-il vraiment dans le train ? Ne nous avait-il pas suivis ? N’avait-il pas loué, lui aussi, une chambre ici ? Je ne rêvais pas. Toutes ces réflexions étaient sensées. Pourtant je dormais puisque, dès que je voulais faire un geste, j’en étais incapable. Je sentais que le lit était agréable. Je me gardais bien d’ouvrir les yeux par peur non pas de l’obscurité mais du noir. Je finissais cependant par ne penser à rien. Puis cela recommençait. Je me disais : elle a voulu me prévenir. Elle m’a appelé Paul pour que je comprenne ses craintes. Mais pourquoi si fort ? Je me posais cette question lorsque tout à coup je m’éveillai véritablement. Je savais où se trouvait la fenêtre. Je savais que Germaine reposait à ma gauche. Toutes ces réflexions s’étaient évanouies. Ma vie reprenait à partir du moment où je m’étais couché. Du temps qui s’était écoulé depuis, il ne restait que ce cri. Il ne m’en paraissait que plus mystérieux. J’allumai aussitôt. Germaine me tournait le dos, les couvertures remontées jusqu’au cou. Je ne voyais que ses cheveux. Je ne sais comment vous dire, mais j’ai eu à ce moment l’intuition qu’elle était morte. Je n’osai même pas la toucher. Comment vous faire comprendre cela ? Quand la pensée vous vient que quelqu’un est mort, c’est affreux. Cela m’est arrivé souvent avec les bêtes, avec les vieillards. Je me suis levé. J’avais besoin de ma liberté de mouvement. Je ne faisais pas de bruit. J’espérais qu’elle dormait. Je ne voulais agir de façon à la réveiller ni qu’elle ne se réveille pas. Je n’osais faire le tour du lit de peur de voir son visage. Il fallait pourtant que je fasse quelque chose. Je ne pouvais rester indéfiniment ainsi. Je l’appelai, doucement d’abord, puis de plus en plus fort. “Germaine !”, criai-je tout à coup. Les couvertures ne bougèrent pas. Je les vois encore sur le corps de Germaine. C’est affreux. »

On entendit le bruit d’une auto.

— Voilà le médecin, dirent en même temps plusieurs personnes.

Chaque fois qu’un visage nouveau se montrait, Deulion ressentait une oppression. C’était tout juste si ces gens qu’il s’efforçait de persuader ne lui apparaissaient pas alors comme de vieux amis à côté du nouveau venu. Il savait bien pourtant qu’il ne pouvait pas compter sur eux. Cette fois, ce fut pire. Deulion se mit à trembler. C’est qu’un médecin appartient à un monde redoutable. Il a beau parler à tous, vous poser des questions, s’intéresser à ce que vous lui dites, il a reçu une autre instruction que la vôtre. On ne peut pas lui raconter ce qu’on raconte à tout le monde. D’ailleurs, il n’écoute que par politesse. En fin de compte, il se fait une opinion d’après son propre jugement. Et il ne vous la fait même pas connaître.

Deulion se leva, se précipita vers la porte vitrée. Tout le monde le suivit. On apercevait, à travers la porte, dans le couloir montant aux étages, un homme vêtu de sombre, portant des binocles, dont l’attitude réservée donnait à entendre qu’il tenait à garder son indépendance. Il n’avait besoin de rien savoir. Il voulait simplement se rendre compte par lui-même.

— Mon Dieu, Monsieur, si vous saviez ce qui est arrivé, balbutia Deulion.

Le malheureux n’avait plus la même confiance en lui que vis-à-vis des gens qui avaient envahi sa chambre. Il voulut cependant parler.

— Un instant. Je vous verrai tout à l’heure, dit avec froideur le médecin.

Il se tourna vers le propriétaire.

— Dans quelle chambre est le corps ? demanda-t-il sur le ton d’un homme qui ne veut même pas qu’on l’accompagne.

En voyant le médecin s’engager seul dans l’escalier, Deulion poussa un cri. Puis il courut derrière lui. Sans prononcer un mot, le médecin revint sur ses pas et, s’adressant au propriétaire :

— Je vous en prie, occupez-vous de Monsieur.

Puis, sur un ton plus bas, il demanda :

— Vous avez prévenu ?

— Oui, oui, Docteur, c’est fait.

Tout le monde entourait Deulion. On avait dû le faire asseoir presque de force. Jusqu’à présent, il n’avait fait que raconter ce qui s’était passé. À aucun moment, il n’avait paru en proie à une véritable douleur. Maintenant que plus rien ne dépendait de lui, il se mit à pleurer.

Dix minutes plus tard, le médecin redescendit. Cette fois il entra dans le bureau. Il avait changé. Il n’avait plus rien de commun avec l’homme inabordable qu’il avait été en arrivant. Maintenant qu’il avait produit son effet, il ne voyait pas l’utilité de continuer dans une voie qui le privait des avantages de la familiarité. Il frappa paternellement sur l’épaule de Deulion. Il savait qu’il lui avait fait peur, et cela lui suffisait. Il ne demandait à présent qu’à se faire un client de plus. On lui offrit un petit verre qu’il accepta tout naturellement. À un moment donné, son regard se posa sur Charles Morel, mais il parut ne pas le voir.

Peu après, un fourgon automobile s’arrêtait devant l’hôtel. À présent que Deulion se rendait compte qu’il s’était effrayé pour rien, sa douleur se manifestait librement. Il faisait pitié à voir. On comprenait, à travers ses paroles, qu’il avait aimé cette femme depuis des années, que c’était à la suite d’un malentendu qu’elle s’était mariée avec Gérardin, que c’était pour cette raison qu’il avait pris ce dernier à son service.

— Je sais ce que c’est d’aimer, dit Charles Morel à ce moment.

Personne ne parut entendre. Il y eut une gêne dans l’air. Des bruits de gros souliers se firent entendre au-dessus du plafond.

— On vient la chercher, cria Deulion en se cachant le visage.

Peu après, on entendit des coups lourds, quelquefois très rapprochés, quelquefois espacés, frappés contre les marches du petit escalier. Tout le monde s’approcha de la porte vitrée. Le propriétaire l’ouvrit, sortit, suivi de trois ou quatre personnes. Il referma la porte. Les autres se rangèrent derrière les vitres. Presque en même temps, deux hommes passèrent portant un brancard. Il y eut un profond silence. Tout le monde baissa la tête. Une femme fit le signe de croix. Une autre porta un mouchoir à ses yeux. Deulion pleurait, seul, sur sa chaise.

— Vous ne pouvez pas vous découvrir ? dit une femme qui maintenait son manteau fermé sur sa poitrine de telle façon qu’on ne savait si c’était à cause du froid ou pour cacher ses seins.

Charles Morel la regarda sans paraître comprendre.

— Il y a un moment que vous m’agacez.

Il garda encore le silence. Tout à coup il sentit que son chapeau lui sortait de la tête. Il l’entendit tomber à terre. Il se retourna. La sœur du propriétaire le regarda dans les yeux. « Oserez-vous me dire quelque chose ? » semblait-elle demander. Il resta un instant interdit, puis il se baissa pour ramasser son chapeau. Mais quelqu’un l’avait déjà projeté ailleurs d’un coup de pied. Comme si rien ne s’était passé, Charles Morel se dirigea vers le coin où son chapeau avait roulé. Un autre coup de pied l’envoya dans l’entrée. Le propriétaire de l’hôtel qui avait fermé lui-même la portière du fourgon rentrait.

— Que fait là ce chapeau ? dit-il, comme s’il ne l’avait jamais vu. Et à son tour il lui donna un coup de pied qui l’envoya rouler dans la neige.

Charles Morel remontait déjà l’escalier. Quand il fut arrivé dans sa chambre, en la voyant si vide, il se demanda pourquoi il était remonté. Il s’approcha de la fenêtre. Il voyait la rue et le jour se levait. Il ne neigeait plus. Les maisons, sans le papillotement de la neige qui tombe, semblaient se reposer. Il faisait moins clair que dans le bureau, mais cette lumière était celle du jour. Il resta longtemps le front contre la vitre. C’était la première fois, depuis qu’il était sorti de prison, qu’il assistait au réveil familier de la ville et, fait extraordinaire, tout était blanc. Il se retourna. Il fut surpris que le fond de sa chambre fût aussi clair que la rue. La neige en était la cause. Il avait souvent songé à ses premières heures de liberté. Il avait cru qu’il dormirait dans un bon lit, qu’il se lèverait tard. Et rien ne s’était passé comme il l’avait prévu. Il eut à ce moment une telle sensation de bonheur qu’il suffoqua. Il descendit l’escalier. Il ne jeta même pas un coup d’œil sur la porte vitrée. Une fois dehors, il aperçut son chapeau écrasé dans le ruisseau gelé. Il ne s’arrêta pas. Un vent glacé soufflait dans ses cheveux. « Je suis heureux », murmura-t-il. En traversant une rue, il se vit de loin dans la glace d’une boulangerie, semblable à quelqu’un qui venait de sortir pour un instant. Il savait que ce n’était pas pour un instant qu’il venait de sortir, mais pour toujours. Il regarda s’il y avait du monde. Il était seul en ce matin de Noël. Il leva alors les bras, le plus haut qu’il put, et brusquement, de toutes ses forces, il cria : « Vive la Liberté ! »

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