Sélectionner une page

La fuite – Emmanuel Bove

La fuite – Emmanuel Bove

Victor Méril traversa la porte Maillot, prit l’allée qui longe le boulevard Maurice Barrés. Il était neuf heures et demie du matin. Il faisait un temps frais, léger de mars. Il y avait de tout dans le ciel ; de l’azur, des nuages gris noir, d’autres de neige. Cette promenade était la favorite de Méril, car tout en marchant dans le bois, il continuait d’apercevoir des maisons, et quelles maisons ! Blanches, luxueuses, certaines avec des stores de couleurs vives, des terrasses, des grandes baies. Il avait découvert pour lui seul une promenade de ville d’eau, comme d’autres, dans certains quartiers, imaginent autre chose. À la porte 8, Méril s’arrêta pour allumer une cigarette. Il marchait en gardant à la main l’allumette éteinte.

Méril passa plusieurs fois devant le porche, encombré et vieillot, sur la droite duquel, écrites sur le mur repeint, s’alignaient les lettres suivantes : Crédit Municipal. Ce coin administratif et sale sous cette voûte qui avait été luxueuse attirait les regards de Méril comme une entrée des artistes. Il suffisait d’ouvrir cette porte pour connaître la réalité des choses. Et puis, il avait honte de prendre cette porte vis-à-vis des locataires de la maison qui passaient, eux, sans s’arrêter, se dirigeant vers l’escalier de velours du fond. C’était vraiment une faute de tact de la part de l’administration que d’infliger ainsi à chaque malheureux le regard méprisant d’un concierge ayant deux clientèles si opposées. Il était assis là, justement. Et il n’avait pas manqué de se servir de sa position. Placé à ce point, cela lui conférait une grandeur inattendue dans ses fonctions. Finalement, Méril se décida à entrer. Il se félicitait que le gage fût invisible. Quelle misère eût été la sienne si au lieu de quelques bijoux, il avait dû transporter un ballot de draps. Dès qu’il fut entré, son émotion se calma. Il pouvait rencontrer maintenant la femme la plus élégante. Les règlements étaient collés aux murs. Comme il s’agissait d’un organisme d’intérêt public, quelque chose de libéral émanait d’eux, et celui qui ne s’y fût pas conformé eût encouru la réprobation générale comme dans ces situations où les hommes craignent qu’on se lasse de la Bonté. Il y avait un petit guichet à droite où il fallait faire estimer le gage. Il y avait du monde heureusement. Il allait pouvoir voir comment les choses se passaient. Sans mettre la main à sa poche, comme s’il allait demander un renseignement, Méril se mit à la suite de quelques personnes qui se trouvaient là. Il était surpris que nul ne fît attention à lui. Cette constatation ne le mettait pourtant pas à l’aise. Il continuait à étudier ses gestes, à les changer sans cesse, prenant de nouvelles poses sans se gêner puisqu’il savait que personne ne le regardait, ce qui était assez étrange justement à cause de cela. Avant le guichet, il y en avait un autre, fermé celui-là, qui avait dû servir jadis. Il s’y accouda. Or, brusquement il s’ouvrit, et un employé s’adressa à lui avec la brusquerie et les réserves de forces d’un employé qui prend son service.

Une heure et demie plus tard, Méril quittait le Crédit Municipal avec une somme de huit cents francs. En passant devant le concierge, il ne ressentit pas l’humiliation de tout à l’heure. En cet espace de temps, la rue avait changé d’aspect. C’était la rue fourmilière et gaie de onze heures du matin. Il se dirigea vers le marché de la rue Lebon. Il réfléchissait à ce qu’il allait acheter, de façon que cela ne comportât aucune préparation. Le soleil brillait. Simone et lui allaient faire un gentil petit déjeuner pour fêter cette entrée d’argent. Il passa devant les voitures, les magasins. Tout lui semblait désirable. La difficulté était d’isoler certaines choses, enfin de se décider. Pendant une heure, il rôda sans parvenir à prendre une décision. Tout à coup, il se sentit pris d’un violent dégoût. Ils iraient au restaurant. Simone lui avait dit : « Tu ramèneras le déjeuner. » Mais c’était impossible. Ce n’était pas son rôle. Il s’assit sur un banc. Maintenant une grande fatigue lui pesait aux épaules, une fatigue étrange qui disparaissait, à peine était-il assis quelques minutes, une fatigue à la clavicule, à la nuque, qui n’eût jamais existé s’il n’avait pas eu des soucis aussi mesquins. Midi sonna. Il se leva. Il voulut acheter Paris-Lundi, mais changea d’avis à la pensée de prendre un des billets de cent francs, de le changer. Pourquoi n’avait-il pas pensé à l’isoler, ce billet de cent francs, au moment même où il l’avait touché ? À présent, c’était difficile. Ces huit billets, à présent, formaient une famille. Non, pour un journal, il ne voulait pas s’ôter le plaisir de les donner tous les huit à la fois, et surtout de s’ôter toute responsabilité. On lui avait donné huit cents francs. Les voici, intacts. Il achèterait Paris-Lundi plus tard. Mieux même, il demanderait à Simone de l’acheter.

Simone Méril l’attendait sans impatience, car elle n’attendait pas grand-chose de la démarche de son mari. Elle souhaitait que le Crédit Municipal donnerait une somme facile à rendre. Évidemment, cela blessait un peu son amour-propre que sa plus jolie bague ne rapportât pas grand-chose, mais d’un autre côté, elle préférait toucher peu de façon à rendre peu. Dans une semaine, son frère serait rentré.

Méril remit les huit cents francs à sa femme. Il tendit l’argent, puis très vite la reconnaissance, par cette habitude qu’il avait de tout donner sans rien regarder, quittance, monnaie, reçu, dès qu’il s’était chargé d’un compte.

— Je n’ai rien apporté pour le déjeuner, dit-il, j’ai pensé que nous pourrions peut-être aller au restaurant.

Il avait fait cette suggestion sur un ton plein de réserve, sans laisser paraître le moindre espoir d’une acceptation, sachant par expérience que sa femme n’en tenait jamais aucun compte.

— Tu es toujours le même ! s’écria-t-elle avec mauvaise humeur.

Elle avait à peine prononcé ces mots qu’il sentit son sang se glacer. C’était ce qu’il lui reprochait le plus que cette absence totale d’abandon, d’imprévoyance devant la vie. Jadis, il le lui eût reproché. Cette fois, il se tut, répondit : « Comme tu voudras. »

— Je vais descendre chercher quelque chose, dit-elle.

— C’est cela, répondit-il comme si pas un instant il n’avait espéré autre chose, car il avait adopté une fois pour toutes cette façon de répondre.

Mais dès qu’elle fut sortie, il fut pris d’une crise de rage. Comme à chaque fois que des questions d’intérêt surgissaient, il reprenait conscience de la médiocrité de sa vie. Il revit les dernières années qui venaient de s’écouler. C’était effroyable. Sans s’en apercevoir, il était tombé peu à peu entièrement entre les mains de sa femme. Aujourd’hui, il en était réduit, à cause de ses échecs, à rendre compte des plus petits de ses gestes, à ne pouvoir manifester la plus petite volonté. Et maintenant il songeait à ce qu’il pouvait faire pour se tirer de cette dépendance effroyable. Il ne voyait qu’un seul moyen : partir comme dans certains romans, partir brusquement, disparaître. Mais il savait que cela dépassait ses forces. Ce serait d’une telle lâcheté ! Simone l’aimait. Et puis, elle n’avait plus rien maintenant. Quelle affreuse supposition découlerait d’un pareil acte ? Mais en restant, que faire ? Il y avait bien cette solution à laquelle il s’arrêtait toujours en fin de compte. Arranger les choses petit à petit. Trouver une situation. Gagner du temps. Travailler et faire en sorte que dans de nouvelles occupations, son indépendance se formât d’elle-même. Enfin, agir quotidiennement de telle façon qu’un beau jour son désir de liberté se réalisât sans heurt, sans cris, et qu’il se trouvât libre de la même façon qu’il s’était trouvé prisonnier. Mais dans sa colère cette solution ne le contentait pas. Il ne pouvait que se taire puisqu’il n’avait rien. « J’ai été complètement idiot », murmura-t-il. Mais en dépit de tout ce qu’il pouvait penser, l’idée que le fait était là, qu’il n’y avait rien à entreprendre, le retenait dans sa colère, de même que seule la crainte de blesser grièvement quelqu’un nous empêche quelquefois de lui jeter un objet à la figure. De quelque côté qu’il se tournât, tout était fermé. De l’argent, il ne pouvait en attendre de personne. Ce n’était pas sa mère qui vivait pauvrement d’une petite rente, ni sa sœur, ni son père, qui pouvaient lui en donner. Il pensa au travail, à son travail. Quand il s’était remarié avec Simone, il avait cru qu’il entrait dans une ère de prospérité. « Je devrais me casser la tête contre ce mur, tellement j’ai agi bêtement », dit-il en serrant les poings et en les faisant trembler comme s’il faisait un effort. Mais quel travail ! Il avait fait des études aussitôt démobilisé, après la paix de 19. Mais à ce moment, cela n’avait pas eu d’importance. Ses parents n’avaient pas encore vu fondre leur fortune. Il avait fait un mariage d’amour.

Il n’attendit pas le retour de Simone. Il venait de lui apparaître que jamais une occasion ne se présenterait de reprendre sa liberté dans des conditions agréables et qu’il ne pourrait le faire qu’en agissant sans réflexion, sur une impulsion, au moment même. Il se dirigea vers le Bois pour éviter de rencontrer Simone qui ne devait pas tarder de rentrer de ses courses. Confusément, il sentait qu’il irait chez sa mère. Jusqu’à ce jour, une telle éventualité lui avait paru impossible. Mais brusquement, en envisageant la chose comme la dernière qui lui restât, celle-ci se transforma. Il se demandait comment il avait pu la croire si longtemps impossible. Rien n’était plus naturel, après tout. C’était l’heure du déjeuner. Les rues étaient désertes. À la terrasse des restaurants, il apercevait des plats fort peu appétissants, et les gens qui les mangeaient le surprenaient. Il marchait droit devant lui, sans se soucier de la direction qu’il eût dû prendre pour aller chez sa mère. Après tout, cela n’avait aucune importance qu’il fût quelque part. En ce moment, il n’était nulle part, et cela lui faisait du bien. Sa vie était vraiment la dernière chose qu’il pût regretter. Un vent chaud soufflait du Bois, jetant des poussières dans les plats des restaurants. Il était quinze heures à l’horloge de la porte Maillot. Il s’arrêta. Aller jusqu’aux Batignolles lui faisait peur. Il voulait vivre, mais à peine était-il sorti qu’il voulait rentrer. Que dirait-il à sa mère ? Que signifiaient ces coups de tête ? Pourquoi ne pas arranger tranquillement les choses ? Mais cela était impossible. Ce qu’il voulait faire à la minute même n’était envisageable que dans ces conditions. Il fallait qu’il n’eût tien, qu’il ne sût où aller, pour se rendre chez sa mère. S’il préparait, jamais il ne partirait. Et maintenant le plus dur était fait. Il était parti. Il n’avait qu’à s’asseoir sur un banc vingt-quatre heures, quarante-huit heures, attendre, se faire ramasser par un sergent de ville, et il était sauvé. Il ne pensait à rien. C’était impossible de penser, sans quoi toutes les conséquences de son acte se présenteraient à son esprit ; les conséquences innombrables, catastrophiques, la pension de l’enfant, le triomphe de sa belle-famille, la douleur de Simone, sans compter les engagements qu’il avait pris, les reconnaissances de dettes, l’histoire de l’appartement saisi, les choses secrètes, la voiture qu’il n’avait jamais terminé de payer et qu’il avait vendue, toute une foule de choses misérables qui allaient fondre sur Simone et dont elle allait être obligée de parler à sa famille, qui allaient se savoir. Il monta l’avenue de la Grande Armée. Simone devait être rentrée, se demander où il était. « On est moins coupable quand on est malheureux. » Il sentait qu’un départ préparé eût été abominable, tandis qu’ainsi, parce qu’il souffrait, parce qu’il ne pouvait plus, et parce qu’il partait sans rien, eh bien ! il était en quelque sorte pardonné.

Archives par mois