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Nous lavons nos bols dans cette eau – Gary Snyder

Nous lavons nos bols dans cette eau – Gary Snyder

(Extrait)

« Les quelque 1,5 milliard de kilomètres cubes d’eau sur la terre sont divisés par la photosynthèse puis reconstitués par la respiration une fois tous les deux millions d’années environ. »

Un jour sur la côte déchiquetée du Pacifique Nord, trempé par la brume cinglante, rafales de pluie en cascade, étangs miroirs de la montagne, gadoue des champs de neige, rivières qui charrient les sédiments rocheux, chutes d’eau qui emplissent les oreilles, flocons qui tombent en spirale sur les crêtes, rivières rapides et caillouteuses, glaciers friables à l’approche de la mer, glaciers haut perchés, mares boueuses près du rivage, icebergs, cours d’eau qui partent en boucle sur l’estran, embruns au goût de saumure, pluie douce et lointaine qui pend d’un nuage, des otaries paressent sous la surface de la mer

– Nous lavons nos bols dans cette eau
Elle a la saveur de la rosée d’ambroisie –
Le radeau sur la plage, je sors en titubant,
me secoue comme un ours
pour me débarrasser de l’humidité,
sur ce banc de sable,
je me repose de la rivière qui n’est que
remontées d’eaux profondes, tourbillons latéraux, rétrotourbillons
rouleaux, rides et ondulations, remous, clapotis, houle
rejaillissements, hauts-fonds
confluence turbulence ourlet écumant
vaguelettes, rapides, disant
« Une hydraulique est le croisement entre une vague et un creux,
– on obtient un effet de barrage.
Un roc en coussins se rabat totalement sur un creux,
une bande rocheuse émerge du sommet de la vague
une meule est une série de vagues au fond d’un étroit chenal
les rapides ont une langue – la langue glissante –
le « v » – certains creux sont des gardiens,
ils ne vous laissent pas passer ;
remous, retours d’eau, on dit que « les remous sont des amis ».
Le différentiel de courant peut vous aspirer vers le fond
les remous verticaux sont des vrilles verticales tourbillonnantes
les vagues en arête s’enroulent au fond
puis remontent à la surface.
Allez, retour aux radeaux. »

Nous actionnons les grosses rames
et fonçons droit vers la tempête.

Nous l’offrons à tous les démons et esprits
Puissent-il tous être rassasiés et satisfaits.
Am makula sai svaha !

Su Tung po resta assis une nuit entière près d’un cours d’eau sur les pentes du mont Lu.
Le lendemain matin, il montra ce poème à son maître :

Le torrent bruyant sa large et longue langue
Les couleurs de la montagne son clair et pur corps
en une nuit quatre-vingt mille versets
plus tard comment évoquer cela à autrui ?

Le vieux maître Chang Tsung l’approuva.

Deux siècles plus tard, Dôgen dit :

« Les sons de la vallée, la forme des montagnes
Les sons ne cessent jamais, la forme toujours reste.
Doit-on parler de l’éveil de Su,
ou de celui des montagnes et des eaux ?
Des milliards d’êtres voient l’astre du matin
et tous deviennent Bouddhas !
Mais, si vous n’êtes pas capable de montrer
ces vallées et ces montagnes
pour ce qu’elles sont,
qui pourra
vous amener à percevoir que vous êtes ces vallées et ces montagnes ? »

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