Nadja – André Breton
(Extrait)
Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je « hante » ? Je dois avouer que ce dernier mot m’égare, tendant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que je ne pensais. Il dit beaucoup plus qu’il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu’il a fallu que je cessasse d’être, pour être qui je suis. Pris d’une manière à peine abusive dans cette acception, il me donne à entendre que ce que je tiens pour les manifestations objectives de mon existence, manifestations plus ou moins délibérées, n’est que ce qui passe, dans les limites de cette vie, d’une activité dont le champ véritable m’est tout à fait inconnu. La représentation que j’ai du « fantôme » avec ce qu’il offre de conventionnel aussi bien dans son aspect que dans son aveugle soumission à certaines contingences d’heure et de lieu, vaut avant tout, pour moi, comme image finie d’un tourment qui peut être éternel. Il se peut que ma vie ne soit qu’une image de ce genre, et que je sois condamné à revenir sur mes pas tout en croyant que j’explore, à essayer de connaître ce que je devrais fort bien reconnaître, à apprendre une faible partie de ce que j’ai oublié. Cette vue sur moi-même ne me paraît fausse qu’autant qu’elle me présuppose à moi-même, qu’elle situe arbitrairement sur un plan d’antériorité une figure achevée de ma pensée qui n’a aucune raison de composer avec le temps, qu’elle implique dans ce même temps une idée de perte irréparable, de pénitence ou de chute dont le manque de fondement moral ne saurait, à mon sens, souffrir aucune discussion. L’important est que les aptitudes particulières que je me découvre lentement ici-bas ne me distraient en rien de la recherche d’une aptitude générale, qui me serait propre et ne m’est pas donnée. Par-delà toutes sortes de goûts que je me connais, d’affinités que je me sens, d’attirances que je subis, d’événements qui m’arrivent et n’arrivent qu’à moi, par-delà quantité de mouvements que je me vois faire, d’émotions que je suis seul à éprouver, je m’efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différenciation. N’est-ce pas dans la mesure exacte où je prendrai conscience de cette différenciation que je me révélerai ce qu’entre tous les autres je suis venu faire en ce monde et de quel message unique je suis porteur pour ne pouvoir répondre de son sort que sur ma tête ?
C’est à partir de telles réflexions que je trouve souhaitable que la critique, renonçant, il est vrai, à ses plus chères prérogatives, mais se proposant, à tout prendre, un but moins vain que celui de la mise au point toute mécanique des idées, se borne à de savantes incursions dans le domaine qu’elle se croit le plus interdit et qui est, en dehors de l’œuvre, celui où la personne de l’auteur, en proie aux menus faits de la vie courante, s’exprime en toute indépendance, d’une manière souvent si distinctive. Le souvenir de cette anecdote : Hugo, vers la fin de sa vie, refaisant avec Juliette Drouet pour la millième fois la même promenade et n’interrompant sa méditation silencieuse qu’au passage de leur voiture devant une propriété à laquelle donnaient accès deux portes, une grande, une petite, pour désigner à Juliette la grande : « Porte cavalière, madame » et l’entendre, elle, montrant la petite, répondre : « Porte piétonne, monsieur » ; puis, un peu plus loin, devant deux arbres entrelaçant leurs branches, reprendre : « Philémon et Baucis », sachant qu’à cela Juliette ne répondrait pas, et l’assurance qu’on nous donne que cette poignante cérémonie s’est répétée quotidiennement pendant des années, comment la meilleure étude possible de l’œuvre de Hugo nous donnerait-elle à ce point l’intelligence et l’étonnante sensation de ce qu’il était, de ce qu’il est ? Ces deux portes sont comme le miroir de sa force et celui de sa faiblesse, on ne sait lequel est celui de sa petitesse, lequel celui de sa grandeur. Et que nous ferait tout le génie du monde s’il n’admettait près de lui cette adorable correction qui est celle de l’amour, et tient toute dans la réplique de Juliette ? Le plus subtil, le plus enthousiaste commentateur de l’œuvre de Hugo ne me fera jamais rien partager qui vaille ce sens suprême de la proportion. Comme je me louerais de posséder sur chacun des hommes que j’admire un document privé de la valeur de celui-là. À défaut, je me contenterais encore de documents d’une valeur moindre et peu capables de se suffire à eux-mêmes du point de vue affectif. Je ne porte pas de culte à Flaubert et cependant, si l’on m’assure que de son propre aveu il n’a voulu avec Salammbô que « donner l’impression de la couleur jaune », avec Madame Bovary que « faire quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a des cloportes » et que tout le reste lui était bien égal, ces préoccupations somme toute extra-littéraires me disposent en sa faveur. La magnifique lumière des tableaux de Courbet est pour moi celle de la place Vendôme, à l’heure où la colonne tomba. De nos jours, un homme comme Chirico, s’il consentait à livrer intégralement et, bien entendu, sans art, en entrant dans les plus infimes, aussi dans les plus inquiétants détails, le plus clair de ce qui le fit agir jadis, quel pas ne ferait-il pas faire à l’exégèse ! Sans lui, que dis-je, malgré lui, au seul moyen de ses toiles d’alors et d’un cahier manuscrit que j’ai entre les mains, il ne saurait être question de reconstituer qu’imparfaitement l’univers qui fut le sien, jusqu’en 1917. C’est un grand regret que de ne pouvoir combler cette lacune, que de ne pouvoir pleinement saisir tout ce qui, dans un tel univers, va contre l’ordre prévu, dresse une nouvelle échelle des choses. Chirico a reconnu alors qu’il ne pouvait peindre que surpris (surpris le premier) par certaines dispositions d’objets et que toute l’énigme de la révélation tenait pour lui dans ce mot : surpris. Certes l’œuvre qui en résultait restait « liée d’un lien étroit avec ce qui avait provoqué sa naissance », mais ne lui ressemblait qu’« à la façon étrange dont se ressemblent deux frères, ou plutôt l’image en rêve d’une personne déterminée et cette personne réelle. C’est, en même temps ce n’est pas, la même personne ; une légère et mystérieuse transfiguration s’observe dans les traits. » En deçà de ces dispositions d’objets qui présentèrent pour lui une flagrance particulière, encore y aurait-il lieu de fixer l’attention critique sur ces objets eux-mêmes et de rechercher pourquoi, en si petit nombre, ce sont eux qui ont été appelés à se disposer de la sorte. On n’aura rien dit de Chirico tant qu’on n’aura pas rendu compte de ses vues les plus subjectives sur l’artichaut, le gant, le gâteau sec ou la bobine. Que ne peut-on, en pareille matière, compter sur sa collaboration !
En ce qui me concerne, plus importantes encore que pour l’esprit la rencontre de certaines dispositions de choses m’apparaissent les dispositions d’un esprit à l’égard de certaines choses, ces deux sortes de dispositions régissant à elles seules toutes les formes de la sensibilité. C’est ainsi que je me trouve avec Huysmans, le Huysmans d’En rade et de Là-bas des manières si communes d’apprécier tout ce qui se propose, de choisir avec la partialité du désespoir parmi ce qui est, que si à mon grand dépit je n’ai pu le connaître que par son œuvre, il m’est peut-être le moins étranger de mes amis. Mais aussi n’a-t-il pas fait plus que tout autre pour mener à son terme extrême cette discrimination nécessaire, vitale, entre l’anneau, d’apparence si fragile, qui peut nous être de tout secours et l’appareil vertigineux des forces qui se conjurent pour nous faire couler à pic ? Il m’a fait part de cet ennui vibrant que lui causèrent à peu près tous les spectacles ; nul avant lui n’a su, sinon me faire assister à ce grand éveil du machinal sur le terrain ravagé des possibilités conscientes, du moins me convaincre humainement de son absolue fatalité, et de l’inutilité d’y chercher pour moi-même des échappatoires. Quel gré ne lui sais-je pas de m’informer, sans souci de l’effet à produire, de tout ce qui le concerne, de ce qui l’occupe, à ses heures de pire détresse, d’extérieur à sa détresse, de ne pas, comme trop de poètes, « chanter » absurdement cette détresse, mais de m’énumérer avec patience, dans l’ombre, les minimes raisons tout involontaires qu’il se trouve encore d’être, et d’être, il ne sait trop pour qui, celui qui parle ! Il est, lui aussi, l’objet d’une de ces sollicitations perpétuelles qui semblent venir du dehors, et nous immobilisent quelques instants devant un de ces arrangements fortuits, de caractère plus ou moins nouveau, dont il semble qu’à bien nous interroger nous trouverions en nous le secret. Comme je le sépare, est-il besoin de le dire, de tous les empiriques du roman qui prétendent mettre en scène des personnages distincts d’eux-mêmes et les campent physiquement, moralement, à leur manière, pour les besoins de quelle cause on préfère ne pas le savoir. D’un personnage réel, duquel ils croient avoir quelque aperçu, ils font deux personnages de leur histoire ; de deux, sans plus de gêne, ils en font un. Et l’on se donne la peine de discuter ! Quelqu’un suggérait à un auteur de ma connaissance, à propos d’un ouvrage de lui qui allait paraître et dont l’héroïne pouvait trop bien être reconnue, de changer au moins encore la couleur de ses cheveux. Blonde, elle eût chance, paraît-il, de ne pas trahir une femme brune. Eh bien, je ne trouve pas cela enfantin, je trouve cela scandaleux. Je persiste à réclamer les noms, à ne m’intéresser qu’aux livres qu’on laisse battants comme des portes, et desquels on n’a pas à chercher la clef. Fort heureusement les jours de la littérature psychologique à affabulation romanesque sont comptés. Je m’assure que le coup dont elle ne se relèvera pas lui a été porté par Huysmans. Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant. Certes, rien ne me subjugue tant que la disparition totale de Lautréamont derrière son œuvre et j’ai toujours présent, à l’esprit son inexorable : « Tics, tics et tics. » Mais il reste pour moi quelque chose de surnaturel dans les circonstances d’un effacement humain aussi complet. Il serait par trop vain d’y prétendre et je me persuade aisément que cette ambition, de la part de ceux qui se retranchent derrière elle, ne témoigne de rien que de peu honorable.
Je n’ai dessein de relater, en marge du récit que je vais entreprendre, que les épisodes les plus marquants de ma vie telle que je peux la concevoir hors de son plan organique, soit dans la mesure même où elle est livrée aux hasards, au plus petit comme au plus grand, où regimbant contre l’idée commune que je m’en fais, elle m’introduit dans un monde comme défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences, des réflexes primant tout autre essor du mental, des accords plaqués comme au piano, des éclairs qui feraient voir, mais alors voir, s’ils n’étaient encore plus rapides que les autres. Il s’agit de faits de valeur intrinsèque sans doute peu contrôlable mais qui, par leur caractère absolument inattendu, violemment incident, et le genre d’associations d’idées suspectes qu’ils éveillent, une façon de vous faire passer du fil de la Vierge à la toile d’araignée, c’est-à-dire à la chose qui serait au monde la plus scintillante et la plus gracieuse, n’était au coin, ou dans les parages, l’araignée ; il s’agit de faits qui, fussent-ils de l’ordre de la constatation pure, présentent chaque fois toutes les apparences d’un signal, sans qu’on puisse dire au juste de quel signal, qui font qu’en pleine solitude, je me découvre d’invraisemblables complicités, qui me convainquent de mon illusion toutes les fois que je me crois seul à la barre du navire. Il y aurait à hiérarchiser ces faits, du plus simple au plus complexe, depuis le mouvement spécial, indéfinissable, que provoque de notre part la vue de très rares objets ou notre arrivée dans tel et tel lieux, accompagnées de la sensation très nette que pour nous quelque chose de grave, d’essentiel, en dépend, jusqu’à l’absence complète de paix avec nous-mêmes que nous valent certains enchaînements, certains concours de circonstances qui passent de loin notre entendement, et n’admettent notre retour à une activité raisonnée que si, dans la plupart des cas, nous en appelons à l’instinct de conservation. On pourrait établir quantité d’intermédiaires entre ces faits-glissades et ces faits-précipices. De ces faits, dont je n’arrive à être pour moi-même que le témoin hagard, aux autres faits, dont je me flatte de discerner les tenants et, dans une certaine mesure, de présumer les aboutissants, il y a peut-être la même distance que d’une de ces affirmations ou d’un de ces ensembles d’affirmations qui constitue la phrase ou le texte « automatique » à l’affirmation ou l’ensemble d’affirmations que, pour le même observateur, constitue la phrase ou le texte dont tous les termes ont été par lui mûrement réfléchis, et pesés. Sa responsabilité ne lui semble pour ainsi dire pas engagée dans le premier cas, elle est engagée dans le second. Il est, en revanche, infiniment plus surpris, plus fasciné par ce qui passe là que par ce qui passe ici. Il en est aussi plus fier, ce qui ne laisse pas d’être singulier, il s’en trouve plus libre. Ainsi en va-t-il de ces sensations électives dont j’ai parlé et dont la part d’incommunicabilité même est une source de plaisirs inégalables.
Qu’on n’attende pas de moi le compte global de ce qu’il m’a été donné d’éprouver dans ce domaine. Je me bornerai ici à me souvenir sans effort de ce qui, ne répondant à aucune démarche de ma part, m’est quelquefois advenu, de ce qui me donne, m’arrivant par des voies insoupçonnables, la mesure de la grâce et de la disgrâce particulières dont je suis l’objet ; j’en parlerai sans ordre préétabli, et selon le caprice de l’heure qui laisse surnager ce qui surnage.
Je prendrai pour point de départ l’hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon, où j’habitais vers 1918, et pour étape le Manoir d’Ango à Varengeville-sur-Mer, où je me trouve en août 1927 toujours le même décidément, le Manoir d’Ango où l’on m’a offert de me tenir, quand je voudrais ne pas être dérangé, dans une cahute masquée artificiellement de broussailles, à la lisière d’un bois, et d’où je pourrais, tout en m’occupant par ailleurs à mon gré, chasser au grand-duc. (Était-il possible qu’il en fût autrement, dès lors que je voulais écrire Nadja ?) Peu importe que, de-ci de-là, une erreur ou une omission minime, voire quelque confusion ou un oubli sincère jettent une ombre sur ce que je raconte, sur ce qui, dans son ensemble, ne saurait être sujet à caution. J’aimerais enfin qu’on ne ramenât point de tels accidents de la pensée à leur injuste proportion de faits divers et que si je dis, par exemple, qu’à Paris la statue d’Étienne Dolet, place Maubert, m’a toujours tout ensemble attiré et causé un insupportable malaise, on n’en déduisît pas immédiatement que je suis, en tout et pour tout, justiciable de la psychanalyse, méthode que j’estime et dont je pense qu’elle ne vise à rien moins qu’à expulser l’homme de lui-même, et dont j’attends d’autres exploits que des exploits d’huissier. Je m’assure, d’ailleurs, qu’elle n’est pas en état de s’attaquer à de tels phénomènes, comme, en dépit de ses grands mérites, c’est déjà lui faire trop d’honneur que d’admettre qu’elle épuise le problème du rêve ou qu’elle n’occasionne pas simplement de nouveaux manquements d’actes à partir de son explication des actes manqués. J’en arrive à ma propre expérience, à ce qui est pour moi sur moi-même un sujet à peine intermittent de méditations et de rêveries.
Le jour de la première représentation de Couleur du Temps, d’Apollinaire, au Conservatoire Renée Maubel, comme à l’entracte je m’entretenais au balcon avec Picasso, un jeune homme s’approche de moi, balbutie quelques mots, finit par me faire entendre qu’il m’avait pris pour un de ses amis, tenu pour mort à la guerre. Naturellement, nous en restons là. Peu après, par l’intermédiaire de Jean Paulhan, j’entre en correspondance avec Paul Éluard sans qu’alors nous ayons la moindre représentation physique l’un de l’autre. Au cours d’une permission, il vient me voir : c’est lui qui s’était porté vers moi à Couleur du Temps.
Les mots BOIS-CHARBONS qui s’étalent à la dernière page des Champs magnétiques m’ont valu, tout un dimanche où je me promenais avec Soupault, de pouvoir exercer un talent bizarre de prospection à l’égard de toutes les boutiques qu’ils servent à désigner. Il me semble que je pouvais dire, dans quelque rue qu’on s’engageât, à quelle hauteur sur la droite, sur la gauche, ces boutiques apparaîtraient. Et que cela se vérifiait toujours. J’étais averti, guidé, non par l’image hallucinatoire des mots en question, mais bien par celle d’un de ces rondeaux de bois qui se présentent en coupe, peints sommairement par petits tas sur la façade, de part et d’autre de l’entrée, et de couleur uniforme avec un secteur plus sombre. Rentré chez moi, cette image continua à me poursuivre. Un air de chevaux de bois, qui venait du carrefour Médicis, me fit l’effet d’être encore cette bûche. Et, de ma fenêtre, aussi le crâne de Jean-Jacques Rousseau, dont la statue m’apparaissait de dos et à deux ou trois étages au-dessous de moi. Je reculai précipitamment, pris de peur.
Toujours place du Panthéon, un soir, tard. On frappe. Entre une femme dont l’âge approximatif et les traits aujourd’hui m’échappent. En deuil, je crois. Elle est en quête d’un numéro de la revue Littérature, que quelqu’un lui a fait promettre de rapporter à Nantes, le lendemain. Ce numéro n’a pas encore paru mais j’ai peine à l’en convaincre. Il apparaît bientôt que l’objet de sa visite est de me « recommander » la personne qui l’envoie et qui doit bientôt venir à Paris, s’y fixer. (J’ai retenu l’expression : « qui voudrait se lancer dans la littérature » que depuis lors, sachant à qui elle s’appliquait, j’ai trouvée si curieuse, si émouvante.) Mais qui me donnait-on charge ainsi, plus que chimériquement, d’accueillir, de conseiller ? Quelques jours plus tard, Benjamin Péret était là.
Nantes : peut-être avec Paris la seule ville de France où j’ai l’impression que peut m’arriver quelque chose qui en vaut la peine, où certains regards brûlent pour eux-mêmes de trop de feux (je l’ai constaté encore l’année dernière, le temps de traverser Nantes en automobile et de voir cette femme, une ouvrière, je crois, qu’accompagnait un homme, et qui a levé les yeux : j’aurais dû m’arrêter), où pour moi la cadence de la vie n’est pas la même qu’ailleurs, où un esprit d’aventure au-delà de toutes les aventures habite encore certains êtres, Nantes, d’où peuvent encore me venir des amis, Nantes où j’ai aimé un parc : le parc de Procé.
Je revois maintenant Robert Desnos à l’époque que ceux d’entre nous qui l’ont connue appellent l’époque des sommeils. Il « dort », mais il écrit, il parle. C’est le soir, chez moi, dans l’atelier, au-dessus du cabaret du Ciel. Dehors, on crie : « On entre, on entre, au Chat Noir ! » Et Desnos continue à voir ce que je ne vois pas, ce que je ne vois qu’au fur et à mesure qu’il me le montre. Pour cela souvent il emprunte la personnalité de l’homme vivant le plus rare, le plus infixable, le plus décevant, l’auteur du Cimetière des Uniformes et Livrées, Marcel Duchamp qu’il n’a jamais vu dans la réalité. Ce qui passait de Duchamp pour le plus inimitable à travers quelques mystérieux « jeux de mots » (Rrose Sélavy) se retrouve chez Desnos dans toute sa pureté et prend soudain une extraordinaire ampleur. Qui n’a pas vu son crayon poser sur le papier, sans la moindre hésitation et avec une rapidité prodigieuse, ces étonnantes équations poétiques, et n’a pu s’assurer comme moi qu’elles ne pouvaient avoir été préparées de plus longue main, même s’il est capable d’apprécier leur perfection technique et de juger du merveilleux coup d’aile, ne peut se faire une idée de tout ce que cela engageait alors, de la valeur absolue d’oracle que cela prenait. Il faudrait que l’un de ceux qui ont assisté à ces séances innombrables prît la peine de les décrire avec précision, de les situer dans leur véritable atmosphère. Mais l’heure n’est pas venue où l’on pourra les évoquer sans passion. De tant de rendez-vous que, les yeux fermés, Desnos m’a donnés pour plus tard avec lui, avec quelqu’un d’autre ou avec moi-même, il n’en est pas un que je me sente encore le courage de manquer, pas un seul, au lieu et à l’heure les plus invraisemblables, où je ne sois sûr de trouver qui il m’a dit.
On peut, en attendant, être sûr de me rencontrer dans Paris, de ne pas passer plus de trois jours sans me voir aller et venir, vers la fin de l’après-midi, boulevard Bonne-Nouvelle entre l’imprimerie du Matin et le boulevard de Strasbourg. Je ne sais pourquoi c’est là, en effet, que mes pas me portent, que je me rends presque toujours sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c’est là que se passera cela (?) Je ne vois guère, sur ce rapide parcours, ce qui pourrait, même à mon insu, constituer pour moi un pôle d’attraction, ni dans l’espace ni dans le temps. Non : pas même la très belle et très inutile Porte Saint-Denis. Pas même le souvenir du huitième et dernier épisode d’un film que j’ai vu passer là, tout près, durant lequel un Chinois, qui avait trouvé je ne sais quel moyen de se multiplier, envahissait New York à lui seul, à quelques millions d’exemplaires de lui seul. Il entrait, suivi de lui-même, et de lui-même, et de lui-même, et de lui-même, dans le bureau du président Wilson, qui ôtait son binocle. Ce film, de beaucoup celui qui m’a le plus frappé, s’appelait : L’Étreinte de la Pieuvre.
Avec ce système qui consiste, avant d’entrer dans un cinéma, à ne jamais consulter le programme — ce qui, du reste, ne m’avancerait guère, étant donné que je n’ai pu retenir les noms de plus de cinq ou six interprètes — je cours évidemment le risque de plus « mal tomber » qu’un autre, bien qu’ici je doive confesser mon faible pour les films français les plus complètement idiots. Je comprends, du reste, assez mal, je suis trop vaguement. Parfois cela finit par me gêner, alors j’interroge mes voisins. N’empêche que certaines salles de cinéma du dixième arrondissement me paraissent être des endroits particulièrement indiqués pour que je m’y tienne, comme au temps où, avec Jacques Vaché, à l’orchestre de l’ancienne salle des « Folies-Dramatiques », nous nous installions pour dîner, ouvrions des boîtes, taillions du pain, débouchions des bouteilles et parlions haut comme à table, à la grande stupéfaction des spectateurs qui n’osaient rien dire.
Le « Théâtre Moderne », situé au fond du passage de l’Opéra aujourd’hui détruit, outre que les pièces qu’on y représentait avaient encore moins d’importance, répondait on ne peut mieux à mon idéal, dans ce sens. Le jeu dérisoire des acteurs, ne tenant qu’un compte très relatif de leur rôle, ne se souciant qu’à peine les uns des autres et tout occupés à se créer des relations dans le public composé d’une quinzaine de personnes tout au plus, ne m’y fit jamais que l’effet d’une toile de fond. Mais que retrouverai-je pour cette image la plus fugace et la plus alertée de moi-même, pour cette image dont je m’entretiens, qui vaille l’accueil de cette salle aux grandes glaces usées, décorées vers le bas de cygnes gris glissant dans des roseaux jaunes, aux loges grillagées, privées tout à fait d’air, de lumière, si peu rassurantes, de cette salle où durant le spectacle des rats furetaient, vous frôlant le pied, où l’on avait le choix, en arrivant, entre un fauteuil défoncé et un fauteuil renversable ! Et du premier au second acte, car il était par trop complaisant d’attendre le troisième, que reverrai-je jamais de ces yeux qui l’ont vu le « bar » du premier étage, si sombre lui aussi, avec ses impénétrables tonnelles, « un salon au fond d’un lac », oui vraiment ? À y être revenu souvent, j’ai gagné, au prix de tant d’horreurs dont les pires imaginées, de me souvenir d’un couplet parfaitement pur. C’est une femme, par extraordinaire jolie, qui chantait :
La maison de mon cœur est prête
Et ne s’ouvre qu’à l’avenir.
Puisqu’il n’est rien que je regrette,
Mon bel époux, tu peux venir.
J’ai toujours incroyablement souhaité de rencontrer la nuit, dans un bois, une femme belle et nue, ou plutôt, un tel souhait une fois exprimé ne signifiant plus rien, je regrette incroyablement de ne pas l’avoir rencontrée. Supposer une telle rencontre n’est pas si délirant, somme toute : il se pourrait. Il me semble que tout se fût arrêté net, ah ! je n’en serais pas à écrire ce que j’écris. J’adore cette situation qui est, entre toutes, celle où il est probable que j’eusse le plus manqué de présence d’esprit. Je n’aurais même pas eu, je crois, celle de fuir. (Ceux qui rient de cette dernière phrase sont des porcs.) À la fin d’un après-midi, l’année dernière, aux galeries de côté de l’« Electric-Palace », une femme nue, qui ne devait avoir eu à se défaire que d’un manteau, allait bien d’un rang à l’autre, très blanche. C’était déjà bouleversant. Loin, malheureusement, d’être assez extraordinaire, ce coin de l’« Electric » étant un lieu de débauche sans intérêt.
Mais, pour moi, descendre vraiment dans les bas-fonds de l’esprit, là où il n’est plus question que la nuit tombe et se relève (c’est donc le jour ?) c’est revenir rue Fontaine, au « Théâtre des Deux-Masques » qui depuis lors a fait place à un cabaret. Bravant mon peu de goût pour les planches, j’y suis allé jadis, sur la foi que la pièce qu’on y jouait ne pouvait être mauvaise, tant la critique se montrait acharnée contre elle, allant jusqu’à en réclamer l’interdiction. Entre les pires du genre « Grand-Guignol » qui constituaient tout le répertoire de cette salle, elle avait paru gravement déplacée : on conviendra que ce n’était pas là une médiocre recommandation. Je ne tarderai pas davantage à dire l’admiration sans borne que j’ai éprouvée pour Les Détraquées, qui reste et restera longtemps la seule œuvre dramatique (j’entends : faite uniquement pour la scène) dont je veuille me souvenir. La pièce, j’y insiste, ce n’est pas un de ses côtés les moins étranges, perd presque tout à n’être pas vue, tout au moins chaque intervention de personnage à ne pas être mimée. Ces réserves faites, il ne me semble pas autrement vain d’en exposer le sujet.
L’action a pour cadre une institution de jeunes filles : le rideau se lève sur le cabinet, de la directrice. Cette personne, blonde, d’une quarantaine d’années, d’allure imposante, est seule et manifeste une grande nervosité. On est à la veille des vacances et elle attend avec anxiété l’arrivée de quelqu’un : « Et Solange qui devrait être là… » Elle marche fébrilement à travers la pièce, touchant les meubles, les papiers. Elle va de temps à autre à la fenêtre qui donne sur le jardin où la récréation vient de commencer. On a entendu la cloche, puis de-ci de-là des cris joyeux de fillettes qui se perdent aussitôt dans le lointain brouhaha. Un jardinier hébété, qui hoche la tête et s’exprime d’une manière intolérable, avec d’immenses retards de compréhension et des vices de prononciation, le jardinier du pensionnat, se tient maintenant près de la porte, ânonnant des paroles vagues et ne semblant pas disposé à s’en aller. Il revient de la gare et n’a pas trouvé Mlle Solange à la descente du train : « Ma-moisell-So-lange… » Il traîne les syllabes comme des savates. On s’impatiente aussi. Cependant une dame âgée, qui vient de faire passer sa carte, est introduite. Elle a reçu de sa petite-fille une lettre assez confuse, mais la suppliant de venir au plus vite la chercher. Elle se laisse facilement rassurer : à cette époque de l’année les enfants sont toujours un peu nerveuses. Il n’y a, d’ailleurs, qu’à appeler la petite pour lui demander si elle a à se plaindre de quelqu’un ou de quelque chose. La voici. Elle embrasse sa grand-mère. Bientôt on voit que ses yeux ne pourront plus se détourner des yeux de celle qui l’interroge. Elle se borne à quelques gestes de dénégation. Pourquoi n’attendrait-elle pas la distribution des prix qui doit avoir lieu dans quelques jours ? On sent qu’elle n’ose parler. Elle restera. L’enfant se retire, soumise. Elle va vers la porte. Sur le seuil, un grand combat paraît se livrer en elle. Elle sort en courant. La grand-mère, remerciant, prend congé. De nouveau, la directrice seule. L’attente absurde, terrible, où l’on ne sait quel objet changer de place, quel geste répéter, qu’entreprendre pour faire arriver ce qu’on attend… Enfin le bruit d’une voiture… Le visage qu’on observait s’éclaire. Devant l’éternité. Une femme adorable entre sans frapper. C’est elle. Elle repousse légèrement les bras qui la serrent. Brune, châtain, je ne sais. Jeune. Des yeux splendides, où il y a de la langueur, du désespoir, de la finesse, de la cruauté. Mince, très sobrement vêtue, une robe de couleur foncée, des bas de soie noire. Et ce rien de « déclassé » que nous aimons tant. On ne dit pas ce qu’elle vient faire, elle s’excuse d’avoir été retenue. Sa grande froideur apparente contraste autant qu’il est possible avec la réception qu’on lui fait. Elle parle, avec une indifférence qui a l’air affectée, de ce qu’a été sa vie, peu de chose, depuis l’année précédente où, à pareille époque, elle est déjà venue. Sans précisions de l’école où elle enseigne. Mais (ici la conversation va prendre un tour infiniment plus intime) il est maintenant question des bonnes relations que Solange a pu entretenir avec certaines élèves plus charmantes que les autres, plus jolies, mieux douées. Elle devient rêveuse. Ses paroles sont écoutées tout près de ses lèvres. Tout à coup, elle s’interrompt, on la voit à peine ouvrir son sac et, découvrant une cuisse merveilleuse, là, un peu plus haut que la jarretière sombre… « Mais, tu ne te piquais pas ! — Non, oh ! maintenant, que veux-tu. » Cette réponse faite sur un ton de lassitude si poignant. Comme ranimée, Solange, à son tour, s’informe : « Et toi… chez toi ? Dis. » Ici aussi il y a eu de nouvelles élèves très gentilles. Une surtout. Si douce. « Chérie, tiens. » Les deux femmes se penchent longuement à la fenêtre. Silence. UN BALLON TOMBE DANS LA PIÈCE. Silence. « C’est elle ! Elle va monter. — Tu crois ? » Toutes deux debout, appuyées au mur. Solange ferme les yeux, se détend, soupire, s’immobilise. On frappe. L’enfant de tout à l’heure entre sans dire mot, se dirige lentement vers le ballon, les yeux dans les yeux de la directrice ; elle marche sur la pointe des pieds. Rideau. — À l’acte suivant, c’est la nuit dans une antichambre. Quelques heures se sont écoulées. Un médecin, avec sa trousse. On a constaté la disparition d’une enfant. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur ! Tout le monde s’affaire, la maison et le jardin ont été fouillés de fond en comble. La directrice, plus calme que précédemment. « Une enfant très douce, un peu triste peut-être. Mon Dieu, et sa grand-mère qui était là il y a quelques heures ! Je viens de l’envoyer chercher. » Le médecin méfiant : deux années consécutives, un accident au moment du départ des enfants. L’année dernière la découverte du cadavre dans le puits. Cette année… Le jardinier vaticinant et bêlant. Il est allé regarder dans le puits. « C’est drôle ; pour être drôle, c’est drôle. » Le médecin interroge vainement le jardinier : « C’est drôle. » Il a battu tout le jardin avec une lanterne. Il est impossible aussi que la fillette soit sortie. Les portes bien fermées. Les murs. Et rien dans toute la maison. La brute continue à ergoter misérablement avec elle-même, à ressasser d’une manière de moins en moins intelligible les mêmes choses. Le médecin n’écoute pour ainsi dire plus. « C’est drôle. L’année d’avant. Moi j’ai rien vu. Faudra que je remette demain une bougie… Où qu’elle peut être cette petite ? M’sieur l’docteur. Bien, m’sieur l’docteur. C’est quand même drôle… Et justement, v’là-t-il pas que ma-moisell-Solange arrive hier tantôt et que… — Quoi, tu dis, cette mademoiselle Solange, ici ? Tu es sûr ? (Ah ! mais c’est plus que je ne pensais comme l’année dernière.) Laisse-moi. » L’embuscade du médecin derrière un pilier. Il ne fait pas encore jour. Passage de Solange qui traverse la scène. Elle ne semble pas participer à l’émoi général, elle va droit devant elle comme un automate. — Un peu plus tard. Toutes les recherches sont restées vaines. C’est de nouveau le cabinet de la directrice. La grand-mère de l’enfant vient de se trouver mal au parloir. Vite il faut aller lui donner des soins. Décidément, ces deux femmes paraissent avoir la conscience tranquille. On regarde le médecin. Le commissaire. Les domestiques. Solange. La directrice… Celle-ci, à la recherche d’un cordial, se dirige vers l’armoire à pansements, l’ouvre… Le corps ensanglanté de l’enfant apparaît la tête en bas et s’écroule sur le plancher. Le cri, l’inoubliable cri. (À la représentation, on avait cru bon d’avertir le public que l’artiste qui interprétait le rôle de l’enfant avait dix-sept ans révolus. L’essentiel est qu’elle en paraissait onze.) Je ne sais si le cri dont je parle mettait exactement fin à la pièce, mais j’espère que ses auteurs (elle était due à la collaboration de l’acteur comique Palau et, je crois, d’un chirurgien nommé Thiéry, mais aussi sans doute de quelque démon) n’avaient pas voulu que Solange fût éprouvée davantage et que ce personnage, trop tentant pour être vrai, eût à subir une apparence de châtiment que, du reste, il nie de toute sa splendeur. J’ajouterai seulement que le rôle était tenu par la plus admirable et sans doute la seule actrice de ce temps, que j’ai vue jouer aux « Deux Masques » dans plusieurs autres pièces où elle n’était pas moins belle, mais de qui, peut-être à ma grande honte(d), je n’ai plus entendu parler : Blanche Derval.
(En finissant hier soir de conter ce qui précède, je m’abandonnais encore aux conjectures qui pour moi ont été de mise chaque fois que j’ai revu cette pièce, soit à deux ou trois reprises, ou que je me la suis moi-même représentée. Le manque d’indices suffisants sur ce qui se passe après la chute du ballon, sur ce dont Solange et sa partenaire peuvent exactement être la proie pour devenir ces superbes bêtes de proie, demeure par excellence ce qui me confond. En m’éveillant ce matin j’avais plus de peine que de coutume à me débarrasser d’un rêve assez infâme que je n’éprouve pas le besoin de transcrire ici, parce qu’il procède pour une grande part de conversations que j’ai eues hier, tout à fait extérieurement à ce sujet. Ce rêve m’a paru intéressant dans la mesure où il était symptomatique de la répercussion que de tels souvenirs, pour peu qu’on s’y adonne avec violence, peuvent avoir sur le cours de la pensée. Il est remarquable, d’abord, d’observer que le rêve dont il s’agit n’accusait que le côté pénible, répugnant, voire atroce, des considérations auxquelles je m’étais livré, qu’il dérobait avec soin tout ce qui de semblables considérations fait pour moi le prix fabuleux, comme d’un extrait d’ambre ou de rose par-delà tous les siècles. D’autre part, il faut bien avouer que si je m’éveille, voyant avec une extrême lucidité ce qui en dernier lieu vient de se passer : un insecte couleur mousse, d’une cinquantaine de centimètres, qui s’est substitué à un vieillard, vient de se diriger vers une sorte d’appareil automatique ; il a glissé un sou dans la fente, au lieu de deux, ce qui m’a paru constituer une fraude particulièrement répréhensible, au point que, comme par mégarde, je l’ai frappé d’un coup de canne et l’ai senti me tomber sur la tête — j’ai eu le temps d’apercevoir les boules de ses yeux briller sur le bord de mon chapeau, puis j’ai étouffé et c’est à grand-peine qu’on m’a retiré de la gorge deux de ses grandes pattes velues tandis que j’éprouvais un dégoût inexprimable — il est clair que, superficiellement, ceci est surtout en relation avec le fait qu’au plafond de la loggia où je me suis tenu ces derniers jours se trouve un nid, autour duquel tourne un oiseau que ma présence effarouche un peu, chaque fois que des champs il rapporte en criant quelque chose comme une grosse sauterelle verte, mais il est indiscutable qu’à la transposition, qu’à l’intense fixation, qu’au passage autrement inexplicable d’une image de ce genre du plan de la remarque sans intérêt au plan émotif concourent au premier chef l’évocation de certains épisodes des Détraquées et le retour à ces conjectures dont je parlais. La production des images de rêve dépendant toujours au moins de ce double jeu de glaces, il y a là l’indication du rôle très spécial, sans doute éminemment révélateur, au plus haut degré « surdéterminant » au sens freudien, que sont appelées à jouer certaines impressions très fortes, nullement contaminables de moralité, vraiment ressenties « par-delà le bien et le mal » dans le rêve et, par suite, dans ce qu’on lui oppose très sommairement sous le nom de réalité.)
Le pouvoir d’incantation que Rimbaud exerça sur moi vers 1915 et qui, depuis lors, s’est quintessencié en de rares poèmes tels que Dévotion est sans doute, à cette époque, ce qui m’a valu, un jour où je me promenais seul sous une pluie battante, de rencontrer une jeune fille la première à m’adresser la parole, qui, sans préambule, comme nous faisions quelques pas, s’offrit à me réciter un des poèmes qu’elle préférait : Le Dormeur du Val. C’était si inattendu, si peu de saison. Tout récemment encore, comme un dimanche, avec un ami, je m’étais rendu au « marché aux puces » de Saint-Ouen (j’y suis souvent, en quête de ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens où je l’entends et où je l’aime, comme par exemple cette sorte de demi-cylindre blanc irrégulier, verni, présentant des reliefs et des dépressions sans signification pour moi, strié d’horizontales et de verticales rouges et vertes, précieusement contenu dans un écrin, sous une devise en langue italienne, que j’ai ramené chez moi et dont à bien l’examiner j’ai fini par admettre qu’il ne correspond qu’à la statistique, établie dans les trois dimensions, de la population d’une ville de telle à telle année, ce qui pour cela ne me le rend pas plus lisible), notre attention s’est portée simultanément sur un exemplaire très frais des Œuvres complètes de Rimbaud, perdu dans un très mince étalage de chiffons, de photographies jaunies du siècle dernier, de livres sans valeur et de cuillers en fer. Bien m’en prend de le feuilleter, le temps d’y découvrir deux feuillets intercalés : l’un copie à la machine d’un poème de forme libre, l’autre notation au crayon de réflexions sur Nietzsche. Mais celle qui veille assez distraitement tout près ne me laisse pas le temps d’en apprendre davantage. L’ouvrage n’est pas à vendre, les documents qu’il abrite lui appartiennent. C’est encore une jeune fille, très rieuse. Elle continue à parler avec beaucoup d’animation à quelqu’un qui paraît être un ouvrier qu’elle connaît, et qui l’écoute, semble-t-il, avec ravissement. À notre tour, nous engageons la conversation avec elle. Très cultivée, elle ne fait aucune difficulté à nous entretenir de ses goûts littéraires qui la portent vers Shelley, Nietzsche et Rimbaud. Spontanément, elle nous parle même des surréalistes, et du Paysan de Paris de Louis Aragon qu’elle n’a pu lire jusqu’au bout, les variations sur le mot Pessimisme l’ayant arrêtée. Dans tous ses propos passe une grande foi révolutionnaire. Très volontiers, elle me confie le poème d’elle que j’avais entrevu et y joint quelques autres de non moindre intérêt. Elle s’appelle Fanny Beznos.
Je me souviens aussi de la suggestion en manière de jeu faite un jour à une dame, devant moi, d’offrir à la « Centrale Surréaliste », un des étonnants gants bleu ciel qu’elle portait pour nous faire visite à cette « Centrale », de ma panique quand je la vis sur le point d’y consentir, des supplications que je lui adressai pour qu’elle n’en fît rien. Je ne sais ce qu’alors il put y avoir pour moi de redoutablement, de merveilleusement décisif dans la pensée de ce gant quittant pour toujours cette main. Encore cela ne prit-il ses plus grandes, ses véritables proportions, je veux dire celles que cela a gardées, qu’à partir du moment où cette dame projeta de revenir poser sur la table, à l’endroit où j’avais tant espéré qu’elle ne laisserait pas le gant bleu, un gant de bronze qu’elle possédait et que depuis j’ai vu chez elle, gant de femme aussi, au poignet plié, aux doigts sans épaisseur, gant que je n’ai jamais pu m’empêcher de soulever, surpris toujours de son poids et ne tenant à rien tant, semble-t-il, qu’à mesurer la force exacte avec laquelle il appuie sur ce quoi l’autre n’eût pas appuyé.