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Mars, ou la guerre jugée – Alain

Mars, ou la guerre jugée – Alain

(Extraits de L’individualisme, chapitre LXXVIII)

Je n’attends pas beaucoup du socialisme, car l’importance s’y retrouve, ou, en d’autres termes, la liberté n’y est pas considérée comme le premier des biens ; non pas la liberté d’abord, mais la justice d’abord, telle est la formule de tout socialisme ; l’idée d’obéir afin de pouvoir y domine ; et la pratique répond à l’idée par une organisation de guerre selon une stricte discipline. Or il est vrai que la liberté réelle est naturellement abstraite et sans effets, par l’insuffisance de la justice ; faute d’un salaire et d’un loisir suffisants, l’ouvrier ne peut exercer sa liberté. Cet ordre des idées est imposant, et il a dominé réellement les délibérations populaires pendant les cinquante dernières années. Progrès sans aucun doute, par rapport aux abstractions révolutionnaires, la liberté supposant un minimum de puissance, et la puissance restant elle-même abstraite et idéologique sous le nom de droit, faute d’une organisation de force.

Mais la marche de l’abstrait au concret, surtout dans les problèmes sociologiques qui sont les plus complexes de tous, ne peut se faire par une suite d’expériences volontairement instituées. Le fait brutal nous y ramène. Dans le fait, les socialistes ont participé à la guerre, dans tous les pays, et certainement avec fureur dans les deux principaux pays antagonistes, par des sentiments, par un entraînement, par des idées plausibles, au sujet de quoi la discussion sera sans fin. Je n’y veux pas entrer. Il suffit de constater que la forte organisation socialiste, si efficace en France et en Allemagne pour exiger une meilleure distribution des produits, n’a rien pu pour écarter ni pour abréger le massacre des socialistes par les socialistes. Et il est d’évidence aussi que la guerre est de plus en plus, et incomparablement, le pire des maux humains, puisqu’elle supprime à la fois les garanties de la libre pensée, la liberté d’agir, la sécurité et la commune aisance ; sans compter que, par un effet imprévu, quoique souvent constaté, l’inégalité des fortunes se trouve aggravée par des profits sans mesure. C’est assez dire que l’effort contre la guerre doit occuper principalement notre attention politique ; en d’autres termes il faut s’opposer au despotisme d’abord, qui, comme cette sanglante expérience l’a fait voir, est bien plus à redouter que l’inégale répartition des biens.

Qu’est donc le pouvoir du plus riche des riches à côté du pouvoir d’un capitaine ? Le genre d’esclavage qui résulte de la pauvreté laisse toujours la disposition de soi, le pouvoir de changer de maître, de discuter, de refuser le travail. Bref, la tyrannie ploutocratique est un monstre abstrait, qui menace doctrinalement, non réellement. Le plus riche des hommes ne peut rien sur moi, si je sais travailler ; et même le plus maladroit des manœuvres garde le pouvoir royal d’aller, de venir, de dormir. C’est seulement sur la bourgeoisie que s’exerce le pouvoir du riche, autant que le bourgeois veut lui-même s’enrichir ou vivre en riche.

Le pouvoir proprement dit me paraît bien distinct de la richesse ; et justement l’ordre de guerre a fait apparaître le pouvoir dans sa nudité, qui n’admet ni discussion, ni refus, ni colère, qui place l’homme entre l’obéissance immédiate et la mort immédiate ; sous cette forme extrême, et purifiée de tout mélange, j’ai reconnu et j’essaie de faire voir aux autres le pouvoir tel qu’il est toujours, et qui est la fin de tout ambitieux.

Quelque pouvoir qu’ait Harpagon par ses richesses, on peut se moquer d’Harpagon. Un milliardaire me ferait rire s’il voulait me gouverner ; je puis choisir le pain sec et la liberté. Disons donc que le pouvoir, dans le sens réel du mot, est essentiellement militaire, et qu’il ne se montre jamais qu’en des sociétés armées, dominées par la peur et par la haine, et fanatiquement groupées autour des chefs dont elles attendent le salut ou la victoire. Même dans l’état de paix, ce qui reste de pouvoir, j’entends qu’absolu, majestueux, sacré, dépend toujours d’un tel état de terreur et de fureur. Résister à la guerre et résister aux pouvoirs, c’est le même effort. Voilà une raison de plus d’aimer la liberté d’abord.

(Extrait du 9 septembre 1933)

L’inégalité des fortunes est aisément supportée ; et j’ai connu peu d’hommes qui désirent sortir de leur condition ; mais plutôt chacun fait volontiers ce qu’il sait faire ; et tous les plaisirs sont de caste ; une noce ou un bal le font voir. Au surplus il y a longtemps qu’un poète a dit que les plus hautes tours sont les plus menacées d’écroulement. Pendant les vingt ans où j’ai suivi les événements de ma petite ville, j’ai vu s’écrouler toutes les fortunes de banquiers et de marchands ; on vendait aux enchères leurs meubles, leurs vins et leurs chevaux ; chacun en rapportait quelque chose ; chacun trouvait dans les ruines de l’ambitieuse tour une pierre pour sa maison. Quant à la redistribution des terres, qu’on dit souvent nécessaire, je vois qu’elle est déjà faite dans la partie de campagne que j’ai pu observer ; elle s’est faite par l’ambition des gros propriétaires et par le travail des petits. On peut lire cette révolution permanente dans Les Paysans, de Balzac, oeuvre qui n’a pas beaucoup vieilli. On veut me prouver justement le contraire ; mais c’est toujours d’après des exemples que je ne connais pas ; comment puis-je savoir si le célèbre parfumeur s’est ruiné lui-même ou s’il a seulement ruiné ses banquiers ? Je ne puis raisonner sur ce qu’on raconte. En bref je soupçonne que l’Économique toute seule est juste, et que c’est la Politique qui n’est pas juste.

Tout pouvoir est politique. Un grand patron n’a pas de pouvoir ; il négocie péniblement ; ou bien alors c’est que la garde mobile travaille pour lui ; la garde mobile, instrument politique. Qu’est-ce que peut un patron à côté d’un moutard qui est sous-lieutenant ? Vous pouvez vous moquer du patron ; il vous en coûtera quelque chose, mais non pas tout de suite ; et non pas sans remède. Essayez de vous moquer du petit sous-lieutenant, c’est la prison et la mort. Ici le comique ne joue plus du tout. Ce jeu des pouvoirs est étrange ; c’est l’entre-deux qui a respect. Nul n’hésitera à parler librement à un ministre ; au fond on ne dépend d’un ministre qu’autant qu’on espère de lui quelque injustice. Et nous savons très bien que ce même ministre traite assez cavalièrement le colonel et même le général, lesquels sont assez courtisans.

Et c’est pour cette raison que les ministres sont secrètement maudits par les pouvoirs moyens. Comment ? se dit le chef militaire, le ministre traite en compère et compagnon un homme qui est tout au plus sergent et dont je puis exiger un respect tremblant qui le rendra stupide ! Il y a quelque chose ici qui ne va pas. Et en effet l’ordre nouveau est tout pénétré de la politesse égalitaire ; le riche parle à son chauffeur comme à un homme. Mais des fragments de l’ancien pouvoir se tordent encore furieusement dans notre Yvetot, comme des tronçons de serpent qui voudraient se rejoindre. Le tyran est subalterne, mais reprend courage par une guerre, ou seulement par l’espoir d’une guerre. Étonnez-vous de folles opinions, qui vont à massacrer et à détruire ; et attribuez-les aux marchands de canons, et à leurs actionnaires, si vous voulez. C’est se boucher les yeux. Un des plus minces courtiers, et qui saluait tout, sans d’ailleurs gagner beaucoup, s’est trouvé pendant la guerre commandant de place ; c’est à dire despote oriental pour le détail ; et le détail est ce qui compte ; l’humiliation est un détail. Et vous vous étonnez que cet homme, reprenant ses catalogues et son carton à échantillons, regrette ce beau rêve qu’il a fait ! Il ne le dit pas, il ne se le dit peut-être pas à lui-même ; mais il aime plus qu’il ne voudrait cet ordre terrible. Que penser de ceux qui y exercent toute leur vie un pouvoir absolu ? Vous pouvez rire d’un simple adjudant ; mais enfin s’il sort seulement de son bureau et s’il crie, la terreur passe.

Ce qu’on dit de la discipline dans les actions urgentes est à côté de la question. Il n’y a point d’adjudant sur le bateau de sauvetage, ni dans le corps des pompiers, ni même dans la police d’ordre ; on y raisonne, et le plus habile est écouté. Il y a autre chose dans le militaire et je crois que ce n’est que le pouvoir se gardant lui-même, et ne pensant rien d’autre. Un ordre absurde prouve alors le pouvoir, et le confirme ; et les caprices du chef sont alors objet de religion pour les subalternes ; ils s’en moquent à portes fermées, mais ils admirent. Cette mystique a une grande puissance sur les jeunes, elle se suffit à elle-même ; elle se nourrit d’elle-même ; elle produit de sa substance les plus folles opinions sur la nature humaine, sur les races, sur les nations ; et elle les vérifie par le fait du glaive, coupant de plus, et comme d’un revers, les têtes obstinées qui essaient de dire que cette vérification ne prouve rien. Essayez de déchiffrer, d’après cette clef, la célèbre doctrine ésotérique, qui est celle de tous les états-majors. Vous aurez des surprises.

(Extrait du 27 août 1927)

On dit que si nous étions délivrés du capitalisme, vous le serions aussi de la guerre. Ce lieu commun ne me dit rien de clair. En revanche je comprends très bien que le capitalisme ne serait guère redoutable si nous étions délivrés de guerre. On nous répète que la politique est subordonnée à l’économique ; cela s’entend bien en un sens, mais il ne faut point conclure que nos vrais maîtres soient les industriels et les banquiers. La seule menace d’une grève, si la discipline est bien gardée, si le moment est bien choisi, les réduit à négocier. Ils ne sont puissants qu’autant qu’ils peuvent forcer ; or ils ne peuvent forcer que par la police et l’armée, qui sont les instruments du pouvoir politique. Et la tyrannie politique elle-même n’est possible que par l’état de guerre, continuellement et arrogamment proclamé.

Barbusse est fort lorsqu’il nous représente les travailleurs transformés en militaires, et formant la garde des industriels et des banquiers. Étrange magie, et incompréhensible par les seules lois de l’économique. L’ordinaire police serait moins sauvage, plus humaine. Ils seront violents contre la violence, mais ils ne développeront pas cette force aveugle et mécanique que l’on voit dans un régiment bien exercé. La police garde quelque chose de l’art militaire, mais la discipline y est toujours moins stricte que dans l’armée ; la fin n’y est pas de tuer ni de se faire tuer. La peine de mort n’y est pas de toute façon présente aux esprits. Par exemple il n’est pas admis qu’on pousse une colonne d’agents sous le feu de quelques bandits, qu’on fasse tuer le premier rang et le second, qu’on appelle des réserves, sans compter du tout les cadavres. Et, comme tout s’enchaîne, vous ne verrez point non plus l’officier de police tuer sur place l’homme qui refuse d’avancer en terrain découvert.

Or, dans  l’entraînement militaire, ces terribles moyens sont étudiés à l’avance ; chacun mesure ses devoirs ; chacun se prépare pour une tâche inhumaine ; toutes les énergies s’élancent à corps perdu. La vertu arrivée à ce point n’a plus d’égards, mais il n’y a aussi que le culte de la patrie qui puisse porter ce fanatisme. Cette force n’est nullement économique. Payez des gardiens de l’usine, et aussi cher que vous voudrez, vous n’en ferez point des chasseurs à pied. Ainsi la suprême force est un fait de politique, et même de politique étrangère. Supposez la guerre exilée de nos mœurs autant que le sont l’esclavage, la torture, ou le bûcher pour les sorciers ; il n’y a plus d’armée à proprement parler ; les conseils de guerre ne sont plus que des souvenirs à peine croyables, comme sont les cachots de l’Inquisition. Vous aurez une police bien payée, brutale en des moments, mais qui n’aura point dans ses résolutions ni même dans ses devoirs de se faire tuer par sections entières. Voilà ce que l’argent n’obtiendra jamais. Le pouvoir d’un colonel sera effacé de la terre.

L’argent nous tient ; le riche nous tient. Mais il faut voir les différences. On peut changer de maître ; on peut se moquer du maître ; on peut discuter. Que le maître interrompe la discussion en vous montrant la porte, cela se peut, quoique la discipline syndicale trouve ici un puissant remède, car rien n’empêche que les ouvriers se retirent en masse, et dans la minute même, si l’on manque à l’un d’eux. Mais, supposons l’ouvrier isolé ; il n’y a tout de même point de cachot pour lui, quand il serait insolent ; il n’est point tenu à ce respect de religion qui est le propre de l’esclavage militaire ; il n’est point puni de mort pour refus d’obéissance. On dit là-dessus qu’il mourra de faim s’il ne plie ; mais il y a plus d’un patron, et plus d’un métier.

L’association, la coopération, toutes les formes de l’assurance offrent des ressources sans fin. Dans tous les cas, il est libre sur le moment, libre de parler, libre en son corps. Ce qui fait voir que le pouvoir capitaliste n’est nullement comparable au pouvoir militaire et qu’il serait désarmé sans le pouvoir militaire. Ce qui reste d’esclavage en notre temps tient à la guerre, et à la menace de guerre. C’est là que doit se porter l’effort des hommes libres, seulement là.

(Extrait du 10 juillet 1931)

Lorsque l’Allemagne lance un paquebot transatlantique plus rapide et mieux aménagé que les nôtres, nous relevons ce défi. Il ne s’agit plus alors de savoir si l’entreprise paye. L’entreprise vit sur le budget, et le citoyen paie les impôts de gré ou de force. Cette concurrence entre nations est politique, non économique. Elle rend même impossibles les entreprises de transport qui seraient économiquement viables. Certainement un raisonnable constructeur, et préoccupé seulement de faire un bateau qui paye, utiliserait le vent et les courants ; il prendrait un long détour, et tendrait d’immenses voiles ; la cargaison humaine serait moins secouée ; on ne compterait plus un voyage comme une maladie de quelques jours. Libre aux concurrents d’offrir la vitesse et le mal de mer au plus juste prix. Le voyageur choisirait.

Bon ; mais si une nation ambitieuse fait des folies, faut-il la suivre ? Ici tout se mêle. Va-t-on suivre la pente de l’économie, qui conseille de profiter de ce luxe sans le payer ce qu’il vaut ? Par exemple, tous les transatlantiques seraient allemands. Impossible, dit-on ; l’Allemagne se ferait donc une grande industrie, et à nos frais ? Allons-nous l’enrichir à nos dépens ? Raisonnement creux. Nous savons bien que ces beaux paquebots travaillent à perte. Nous laissons les pertes à l’ambitieuse nation. Nous gagnons sur elle en achetant chez elle. Elle travaille pour nous. Mais ce raisonnement ne passe point. Notre argent va là-bas, au lieu de rester chez nous ; il paie des salaires là-bas au lieu d’en payer chez nous. Finalement, à eux les bonnes machines, les bons capitaines, et la maîtrise de la mer. Cela décide tout ; pas une assemblée n’acceptera de telles conséquences. Donc la subvention ira de soi chez nous comme là-bas. Je m’étonne qu’on s’étonne ; et l’étonnement n’ira pas loin. Dès que la guerre se montre à l’horizon des pensées, tout est ruine. Et qu’on ne dise pas que c’est l’économique qui est folle ; la folie, ici, est toute politique. Il n’est pas plus absurde de se ruiner en paquebots de luxe que de se ruiner en armements. Mais nul armateur, laissé à lui-même, ne s’amusera à travailler en perdant ; ou, s’il le fait, car l’orgueil se glisse partout, il se ruinera ; ce sera bientôt réglé.

On dit que la rusée Économique mène par le nez la naïve Politique. D’après le présent exemple, je dirais plutôt le contraire. Car, si l’économique suivait ici ses voies, nous n’irions pas fabriquer à grands frais ce que nous trouvons ailleurs à meilleur compte. Si un pays excellait dans la navigation, il serait l’universel transporteur ; si un autre produisait le blé à moindres frais, c’est lui qui serait le nourrisseur du monde, de même que l’Amérique nous envoie par milliers des machines agricoles ; et où est le mal, si la Terre est un vaste marché ? C’est la politique qui pense à la défense, et qui veut qu’un pays produise tout ce qui lui est nécessaire, et se rende ainsi indépendant, quoi qu’il en puisse coûter.

L’Économique est pacifique. Forcer et prendre sont choses qui lui répugnent. Car imaginez un marché qui ne soit pas libre, il n’y aura plus de marché. Les produits se cacheront ; les commerçants fermeront boutique. Le politique se garde de tels excès, car il mourrait de faim. Et toutefois la Politique ne cesse de corrompre l’Économique, par des subventions, commandes, préférences, qui faussent les prix et enflent dangereusement certaines industries. Ce genre de folie n’est point la cause des guerres ; il est plutôt l’effet d’un état de guerre permanent. On peut parier que si la concurrence économique était la seule guerre au monde, les paquebots, les chemins de fer, et même les tramways seraient bien différents de ce qu’ils sont. Sans les budgets de guerre, y aurait-il un seul avion en l’air ?

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