Manuscrit trouvé à Saint-Germain-des-Prés – Frédéric Beigbeder
Je suis assis au premier étage du Flore pour la dernière fois. Je savoure mon dernier verre de Coca-Cola Heavy. C’en sera bientôt fini. Ils arrivent. Au bout du boulevard Saint-Germain, on entend déjà leurs cris, les slogans de mort, le bruit assourdissant des grenades artisanales qui font exploser les boutiques de mode, John Lobb, l’agence du Crédit Lyonnais rue du Bac… Ils ne sont plus très loin.
J’écris ces quelques mots dans l’urgence. Ce n’est pas un testament car je n’ai rien à transmettre. Tout ce que j’ai connu va disparaître. Notre chute n’étonnera personne. Dans les siècles à venir, les livres d’histoire énuméreront les causes de ce qui s’est produit : la déception du mitterrandisme, puis du chiraquisme, la « fracture sociale » comme ils disaient… Mais cela me fait tout drôle de devoir mourir un 10 mai. Drôle d’anniversaire. J’espère qu’ils ne seront pas trop cruels, que ça ira vite. Qu’on sera rapidement débarrassé de moi.
Il faut dire que nous l’avons bien mérité. Tout a commencé quand la mairie du VIe arrondissement a décidé d’expulser les SDF de la rue du Dragon. Dès le début, quelle idée saugrenue de les avoir laissés s’installer : le ver était dans le fruit. Pendant une année entière, ils ont pu observer l’opulence dans laquelle nous vivions, nos magasins de fringues de luxe, nos restaurants écœurants, nos clubs privés d’eux, nos voitures de sport mal garées et nos mannequins-vedettes mal baisées, toute cette pourriture que nous étalions sans vergogne devant l’immeuble du DAL (Droit Au Logement). Comment aurions-nous pu nous douter que cet immeuble était leur Cheval de Troie ?
L’élection de Jacques Chirac en mai 1995 s’est faite sur un curieux malentendu… Je souris en écrivant cet euphémisme car, au-dehors, j’entends le vrombissement du dernier hélicoptère de notre milice de sécurité privée. Heureusement qu’elle est là, celle-là. Si on ne comptait que sur la police pour nous protéger…
Je vais peut-être avoir un peu de répit pour terminer ce texte. Pardon si je mélange tout. Je ne pense pas que j’aurai suffisamment de temps pour me relire.
L’expulsion de la rue du Dragon, on s’en doute, s’est très mal déroulée. Les techno-CRS ont dû se battre non virtuellement, mètre carré par mètre carré. On ne comptait plus les morts dans les deux camps. C’était la guerre en direct sur TF+ (TF+ : La chaîne résultant de la fusion, le 11 octobre 2002, de TF1 et de Canal+), le retour de la lutte des classes, les riches contre les pauvres (meilleur Audimat de l’année). Après ça, le gouvernement Madelin nous a enjoints de nous débrouiller tout seuls. C’est alors qu’a germé l’idée du Mur de Saint-Germain-des-Prés. Au début de cette année, on a commencé à bâtir un rempart de trois mètres de hauteur tout autour du quartier. L’édifice englobait les rues Jacob (résidence de F ex-Premier ministre), des Saints-Pères, du Four et de Seine, protégeant notre village contre les éventuels envahisseurs. Une magnifique réalisation architecturale, dessinée par Philippe Starck, avec caméras thermiques et miradors-lasers. Une collecte au porte-à-porte finança la construction, ainsi que F achat des hélicos télécommandés pour la milice de Saint-Germain-des-Prés.
C’était la belle vie, alors. Nous pouvions à nouveau nous promener en toute sécurité dans le quartier. Les Germanopratins retrouvaient le sourire. Des fêtes étaient organisées partout, tous les appartements restaient ouverts jour et nuit. On pouvait laisser les clés sur le contact de sa Ferrari sans danger. La nuit, seuls les projecteurs des hélicos de surveillance trouaient l’obscurité au-dessus de chez Lipp.
À cette époque, le reste du pays, en dehors de ce périmètre, était, bien entendu, déjà à feu et à sang.
La rumeur se rapproche. Ma main tremble de peur car je suis un lâche. Bon sang, je ne veux pas mourir. Je sais déjà que je les supplierai à genoux comme une merde. Je voulais garder mon fric et laisser les exclus se débrouiller. Mais putain, j’étais comme tout le monde, je ne pensais pas que la situation dégénérerait si vite !
Certes, le jour où ils ont éventré Bernard-Henri Lévy et Arielle Dombasle — pourtant venus pacifiquement à leur rencontre pour entamer le dialogue —, j’aurais dû me douter que notre tour viendrait. Mais j’ai fait comme les autres, j’ai cru que ce n’était qu’un incident isolé… Puis il y a eu le viol collectif de Claudia Schiffer (meilleur Audimat de TF+ cette année), et je me souviens très bien que nous avons tous espéré que ce gang-bang les calmerait…
Quand ils ont brûlé Matthieu Kassovitz, nous avons enfin ouvert les yeux, mais il était trop tard… La suite est connue : l’attentat de chez Castel, l’incendie de Grasset, l’atroce pendaison de Philippe Sollers par les pieds à la cloche de l’église Saint-Germain-des-Prés…
J’ai envoyé mes deux derniers bodyguards en reconnaissance sur le boulevard. Que font-ils ? Cela fait dix minutes qu’ils auraient dû m’envoyer les 3-D vidéo sur ma Microsoft-Swatch.
Nous récoltons ce que nous avons semé. Ah ça, nous l’avions fêtée, la chute du communisme ! Cette fois, le capitalisme était victorieux. Aveugles que nous étions ! Toutes les questions posées par Karl Marx restaient posées avec cent mille fois plus de violence. Nous pensions qu’il était tout naturel qu’une infime minorité de privilégiés dirige une immense majorité de démunis. Nos appartements géants nous semblaient justifiés. L’insoutenable obscénité de nos trains de vie ne nous sautait pas aux yeux.
Je viens d’apercevoir la tête d’un de mes gardes du corps par la fenêtre, les yeux exorbités, au bout d’une pique. Ils sont entrés dans le Flore. Sartre, reviens, ils sont devenus fous ! Enfermé aux chiottes, je vous griffonne cet adieu. Bruits de pas dans l’escalier. Les voilà. Ils tapent dans la porte.
Je ne crois pas que j’arriverai à devenir leur ami.