L’inexplorée – Gertrud Kolmar
Moi aussi, je suis une partie du monde.
J’ai des montagnes jamais atteintes, une brousse impénétrée,
Une anse d’étang, un delta de fleuve, des langues de terre qui lèchent le sel,
Une caverne où une bête rampante géante jette des étincelles vert sombre,
Une mer intérieure qui fait parade de méduses orange.
Les bourgeons de mes seins n’ont pas été arrosés par la pluie,
Aucun rayon ne les a fait éclore : ces jardins sont à l’écart.
Aucun aventurier n’a encore vaincu le sable d’or de mes vallées désertiques
Ni la neige qui virginalement gît sur les hautes solitudes.
Les condors étranglent de leurs doigts crochus la gorge rocheuse rouge et nue,
Étendent leurs manteaux plumeux dans les airs et ne s’imaginent pas de triomphateurs.
Y a-t-il des aigles ? Aigles préhistoriques aussi – qui écoutait quand un criait ? –
Toutefois mes grands vautours sont plus puissants encore et étrangers qu’eux.
Ce que je cèle ne jaillira plus jamais de terres déjà explorées ;
Car là-bas aucun serpent bélier ne guide de troupeaux de vipères raides et pantelantes,
Des crapauds ne s’éclairent pas à travers les nuits de cornaline sur la tête.
Le calice de cuivre des mystères a été depuis longtemps extrait de la mousse qui le défendait.
Je suis souvent surplombée par des ciels aux astres noirs, aux orages irisés,
En moi sont des cratères effrangés, dentelés, qui tremblent sous une contrainte rougeoyante ;
Mais il y a là aussi une source pure et glacée et la campanule qui la boit ;
Je suis un continent qui un jour sombrera muet dans la mer.