Lettre à Suzette – Marcel Proust
Ma chère petite Mademoiselle Suzette, la plus gentille des femmes, et la seule intelligente des jeunes filles, ma bonne petite Mademoiselle Suzette, ma petite maman, ma petite sœur chérie, ne me grondez pas et ne me dites pas que je suis ombrageux et susceptible. Ne me le dites pas, non parce que c’est faux — c’est vrai — mais parce que je le sais déjà. Il est vrai que je ne le suis qu’avec les gens que j’aime. Vous me direz que c’est un joli cadeau que je leur fais et que je ferais mieux de l’être avec les gens que je n’aime pas. Mais où avez-vous vu qu’on aime les gens pour leur faire plaisir. On aime les gens parce qu’on ne peut pas faire autrement.
Seulement avec vous il y a plus de gens qui ne peuvent pas faire autrement qu’avec une autre. Voilà tout. Il y a de quoi être fière. Il n’y a pas de quoi être heureuse. Je suis encore trop jeune pour savoir ce qui fait le bonheur de la vie. Mais je sais bien déjà que ce n’est ni l’amour ni l’amitié.
Ma chère Mademoiselle Suzette, je sens que je ne suis pas lisible. C’est peut-être une coquetterie dernière pour essayer de vous cacher toutes les bêtises que j’écris. Une autre fois je serai plus calme. Mais si vous saviez le triple chagrin dont ma vie est pour le moment barrée comme ces villes très bien fortifiées qu’on voit dans Elisée Reclus (tome de l’Europe septentrionale) vous me pardonneriez. Je baise vos petites mains qui savent faire de si jolies choses et qui sauront me conduire, comme un coupable qui veut demander pardon, aux pieds de Madame votre Mère.
Votre petit
MARCEL