Lettre à Jean Cocteau – Marcel Proust
(Peu après le 21 mai 1917)
Cher Jean,
Si je n’avais une telle crise aujourd’hui je voudrais vous dire – et pour Monsieur Picasso – les éternuements et le spleen que provoque inlassablement en moi le bleu dominical aux astragales blanches de l’acrobate incompris, dansant
Comme s’il adressait des reproches à Dieu.
Je vis avec cette nostalgie.
Les autres ballets étaient quelconques. Celui-là poignant et continue à développer en moi je vous dirai quels regrets. Je revois le cheval mauve comme le Cygne avec ses gestes fous,
Comme les exilés ridicule et sublime
« Et puis je pense à vous. » À vous, Jean, et je pense aussi à l’« écossais » de la petite fille, si touchant, de la petite fille qui freine et met en marche si merveilleusement. Quelle concentration dans tout cela, quelle nourriture pour des âges de famine et quel chagrin quand j’avais encore des jambes de n’avoir pas fréquenté la poussière des cirques et tout ce dont j’ai ce soir la déchirante pitié.
Merci cher Jean de m’avoir aidé de toute façon d’aller chercher au Châtelet
Le seul pain si délectable
Que ne sert pas à sa table
Le monde que nous suivons.
Comme Picasso est beau.
Tendrement à vous
Marcel