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Lettre à Hans von Bülow – Frédéric Nietzsche

Lettre à Hans von Bülow – Frédéric Nietzsche

J’ai vécu, des années durant, un peu trop près de la mort, et, qui pis est, du chagrin. Ma nature est faite pour se laisser torturer longtemps et comme brûler à petit feu ; je ne sais même pas pratiquer la ruse qui consiste à « en perdre la raison. » Je ne dis rien de l’état dangereux de ma sensibilité, mais voici ce qu’il faut que je dise : c’est que la modification que j’ai apportée depuis six ans à ma façon de sentir et de penser, et qui s’est exprimée aussi dans mes écrits, a maintenu mon existence et m’a presque guéri. Que m’importe que mes amis aillent dire que ma « libre pensée ». présente provienne d’une résolution excentrique que je veux maintenir mordicus en dépit de mes propres préférences auxquelles je l’aurais arrachée et imposée de haute lutte? Soit, c’est une « seconde nature » s’ils le veulent : mais je prouverai bien qu’il m’a fallu cette seconde nature pour entrer véritablement en possession de la première.

Voilà ce que je pense de moi : d’ailleurs presque tout le monde me juge fort mal. Mon voyage en Allemagne cet été — interrompant la plus profonde solitude — m’a instruit et effrayé. J’ai trouvé toute la chère brute germaine prête à me sauter dessus, — je ne suis plus du tout « assez moral » pour elle.

Bref, je suis redevenu solitaire, et plus que jamais; et je médite, en conséquence, quelque chose de nouveau. Il me semble que l’état de gestation est le seul qui ne cesse de nous rattacher à la vie.

Je reste celui que j’étais, quelqu’un qui vous estime de tout cœur.

Votre tout dévoué

Dr. Frédéric Nietzsche

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