Les vagues – Virginia Woolf
(Extraits)
Je suis le fantôme de Louis, un voyageur éphémère, dont l’esprit est gouverné par des rêves, et par les rumeurs d’un jardin où les oiseaux chantent à l’aurore, et où les pétales des fleurs flottent sur des profondeurs sans fond. Je plonge tout ruisselant dans les ondes limpides de l’enfance, et son voile diaphane frissonne. Mais la bête enchaînée frappe éternellement du pied sur la rive.
Voici qu’elle traverse le champ avec un balancement nonchalant de tout le corps, pour nous tromper. Elle arrive dans un creux ; elle se croit invisible ; elle commence à courir, tenant devant elle ses poings fermés. Ses ongles se rejoignent sur son mouchoir roulé en boule. Elle fonce vers le bois de hêtres, hors du grand jour. En entrant dans le bois, elle ouvre les bras, et plonge dans l’ombre comme une nageuse. Mais le grand jour l’avait aveuglée : elle trébuche ; elle se jette à terre parmi les racines des arbres, là où la lumière va et vient dans un battement sans fin. Les branches s’inclinent, puis se redressent. Tout ici est plein de trouble et d’agitation. Tout est lugubre. La lumière luit par accès. Tout est plein de détresse, ici. Les racines dessinent à terre une espèce de squelette, et il y a des tas de feuilles mortes dans les coins. Suzanne étale ici sa détresse. Son mouchoir est posé sur les racines des hêtres, et elle sanglote, assise, tassée sur elle-même, là où elle est tombée.
Mes racines s’entortillent autour du globe comme celles des plantes dans un pot de fleurs. Je ne veux pas émerger à la surface et vivre sous l’œil de cette grande horloge à figure jaune dont le tic-tac ne prend jamais fin.