Les suites d’une course – Jules Supervielle
Sir Rufus Flox, gentleman-rider, pourquoi aviez-vous donné votre nom à votre cheval ? Petit homme aux joues rouges de bifteck saignant, qui donc vous avait poussé à vouloir vous retrouver tout entier dans cette longue bête grise qui paraissait à peine toucher terre ?
Mais c’est justement parce qu’elle vous ressemblait si peu que vous aviez pensé pouvoir mieux vous l’approprier, vous l’annexer, en lui plantant votre nom comme des banderilles de feu.
Et vous n’étiez pas de ces propriétaires qui n’approchent de leurs chevaux qu’au pesage. Vous n’hésitiez pas, la nuit qui précédait une course, à coucher dans l’écurie, contre votre monture, à lui chuchoter, avant qu’elle ne s’endormît, des conseils précis pour le lendemain, dans le trou velouté de ses très sensibles oreilles.
Quelle joie de ne faire qu’un avec elle sur la piste, aux yeux d’une foule immense, jockey à la casaque grise, d’un gris chevalin parcouru de légers frissons comme la robe même de votre monture.
Le Grand Prix des Amateurs à Auteuil, Sir Rufus l’avait couru en tête, de bout en bout, et gagné de six longueurs, puis, la bête, emballée, avait continué à galoper à toute allure descendant le boulevard Exelmans, longeant le viaduc d’Auteuil, dont les enjambées semblaient à peine plus grandes que celles du cheval. Et l’on put voir les deux Sir Rufus se précipiter dans la Seine, où le cavalier sentit son cheval fondre sous lui. Le moment où disparurent même les oreilles ! Et le jockey sortit seul sur la berge opposée. Il ne lui restait de la bête – du moins le croyait-il – qu’une poignée de crins à la main, et, à ses éperons, un peu de sang.
Le lendemain, comme le gentleman-rider déjeunait en ville, il fut stupéfait de voir, dans la glace de son taxi, qu’il avait les yeux mêmes de son cheval. Et il perçut une voix en lui :
– Eh bien, tu n’as pas honte d’aller tranquillement déjeuner en ville quand je ne suis plus grâce à toi qu’un cheval crevé au fond de la Seine ? Tu m’as lâchement noyé parce que tu ne pouvais me maîtriser.
– Mais enfin, c’est toi qui m’as entraîné dans la Seine.
– Répète un peu pour voir.
– Pourquoi me parles-tu sur ce ton ? dit timidement Sir Rufus-homme.
– Par mes grands yeux noirs ! je jure que tu te souviendras de moi.
Avant de quitter le taxi, le gentleman-rider s’assura que ses yeux d’homme avaient repris entre ses cils leur place habituelle et, comme ce n’était pas un pleutre, il paya allégrement son chauffeur et sonna chez ses amis. Il faut dire qu’il comptait un peu sur ce déjeuner pour lui changer les idées.
Mais on ne l’avait invité que pour lui parler de la course. A table, trois dames et deux messieurs se penchaient sur lui jusqu’à faire craquer la table.
– Voyons, cher monsieur, dites-nous donc exactement ce qui s’est passé ! Les journaux donnent les versions les plus différentes.
– Si vous voulez que nous restions bons amis, ne parlons plus de ça, dit le gentleman-rider. Au surplus, j’ai l’honneur de vous informer que je ne monterai plus jamais en course, ni autrement. Que les chevaux restent donc d’un côté et les hommes de l’autre !
Et il rit, tout à fait rassuré par la glace de la desserte où brillaient de malice ses petits yeux humains.
Ces paroles, et surtout l’accent avec lequel Sir Rufus les avait prononcées, parurent bizarres à tous les convives ; on pensa pourtant qu’il n’y avait pas lieu d’insister pour des raisons qu’on n’aurait pu définir, mais qu’on s’accordait à trouver sérieuses. Ainsi parle-t-on d’autre chose chez un malade quand on se trouve en présence d’une forte fièvre dont on ignore la cause.
La fin du déjeuner fut très gaie. On avait complètement oublié le cheval quand, au moment où Sir Rufus remerciait la maîtresse de maison de son excellent accueil, et cela, avec une bonne grâce, un raffinement qui impressionnaient toujours, elle eut une crise de nerfs en voyant, plantée dans le dos de Sir Rufus, la queue gris-noir de sa monture, qui sur le veston faisait un intolérable bruit de crins et s’agitait joyeusement, dans un évident désir de prendre part à la conversation.
Sir Rufus Flox s’enfuit sans prendre congé des invités. Dans la rue, il se retrouva complètement homme. Et cela dura plusieurs jours. Puis, un dimanche, nauséeux et horriblement mélangé, il se sentit inhumain jusque dans son foie et sa rate. Pourtant le grand miroir à trois faces qu’il avait acheté récemment ne lui révéla rien de particulier.
Il sortit pour aller voir sa fiancée, une Américaine ni riche, ni pauvre, qu’il avait fort aimée jusqu’alors. Mais ce jour-là, chaque fois qu’il rencontrait une jument, il ne pouvait s’empêcher de la suivre des yeux, si bien que, renonçant à sa visite, il préféra se rendre dans une grande écurie. Il y avait là de douze à quinze juments. Si la fiancée avait pu être là aussi dans ce bel endroit si propre, assise près de lui sur un tas de paille, comme il lui aurait tenu les mains avec joie au milieu de cette odeur chaude et un peu piquante de l’écurie !
La journée suivante commença mal : au lieu de sonner pour son petit déjeuner, il se mit à hennir la femme de chambre et, quand elle arriva avec le plateau, il lui demanda « un morceau de susucre » en faisant mille grâces et gentillesses, comme eût fait un cheval savant – et cela bien que tout le sucrier fût à sa disposition.
Dans la rue il évitait consciencieusement les trottoirs, prenait un plaisir suspect à glisser entre les autos.
« Que le monde devient donc chevalin, depuis quelque temps ! » pensa-t-il. Il espérait se persuader ainsi que tous les passants lui ressemblaient.
Un énorme désir d’avouer, et à tue-tête, s’empara de Sir Rufus. Il fallait absolument qu’il racontât à sa fiancée tout ce qu’il éprouvait.
– Vous avez envie de devenir cheval ? dit l’Américaine. En voilà une affaire ! Pourquoi vous retenir ? Il ne faut pas contrarier sa nature. C’est cette gêne qui vous rend malade. Devenez cheval une bonne fois, nous n’en irons pas moins nous promener au Bois, comme par le passé. Mais je serai en amazone pour parer à tout. Venez que je vous embrasse les naseaux, dit-elle, riant et lui sautant au cou. Et à demain, dans l’allée du Ranelagh.
Comme plus rien ne l’en empêchait maintenant, c’est dans la nuit même que Sir Rufus devint cheval. Un peu avant l’aube, il descendit l’escalier sans faire trop de bruit et, en bas, appuya très joliment la tête sur le bouton de la porte. Mais un cheval, sans selle ni licol, dans la rue, est aussi suspect que le serait un homme tout nu. Et où aller ? Il était beaucoup trop tôt pour son rendez-vous. Toute la nuit, comme un malfaiteur, il évita les agents et même les passants, toujours si sots qu’ils n’auraient pu voir un cheval en liberté sans appeler la police.
Il réussit à gagner le Bois où il se disposa à manger de l’herbe. Il y avait longtemps qu’il désirait en connaître le goût. L’occasion était bonne.
« Au fond, je suis bien plus tranquille maintenant, pensait-il. Qu’est-ce que je crains ? »
Une fourmi s’approcha de lui et grimpa sur ses jambes.
« Elle ne se gêne pas plus que si j’étais un homme. »
Une biche vint le regarder de tout près.
« Si elle savait ! Mais j’aime mieux ne rien lui dire. Et comment se faire comprendre d’une biche quand on n’est même pas sûr d’être un cheval ! »
La biche le regardait avec coquetterie, puis elle le renifla. Le prenait-elle pour un cerf ? Mais non, elle semblait plutôt se méfier. Les animaux se reniflent-ils entre eux pour bien s’assurer qu’ils n’ont point affaire à un homme ?
La biche s’éloigna à reculons.
Enfin l’Américaine parut dans l’allée du Ranelagh et, tout de même, sa surprise fut grande de voir son fiancé devenu un cheval si accompli.
Un garde du Bois passa non loin de là et le cheval se dit : « Allons, il va falloir ruer ! »
Mais le garde ne l’avait point aperçu.
Un pauvre homme s’avançait sans chemise sous quelques restes de veston : il tenait une corde sous le bras et cherchait, on le voyait bien, un arbre pour se pendre.
Le cheval hennit dans la direction de la corde pour attirer l’attention de la jeune femme.
– Où allez-vous, brave homme, dit-elle, avec cette corde ?
– Est-ce que ça vous regarde ? répondit le vagabond, soudain en colère.
– Évidemment non, mais je pensais que peut-être…, dit-elle de sa voix la plus douce.
– Eh bien, vous aviez tort de penser que peut-être… Laissez-moi chercher mon arbre.
– Il ne faut pas faire ça, cher monsieur, dit la jeune femme, pour donner confiance à l’inconnu. Je vous achète votre corde.
– Il faudrait la payer bien cher et vous seriez volée, madame, elle ne porte pas encore bonheur.
L’homme semblait plus misérable que jamais, avec cette espèce de sourire qui essayait maintenant de se glisser dans sa barbe impénétrable.
Quelques instants après, femme, cheval, corde, homme échappé à la pendaison, se dirigeaient vers une écurie de la Porte Dauphine. L’homme tenait le cheval par la corde qui s’était mise à lui réchauffer agréablement la paume de la main.
Sir Rufus n’eut pas de peine à devenir cheval de trait. Il promenait régulièrement sa fiancée et les jours coulaient pour eux avec nonchalance.
– Au Bois, mon ami, lui disait-elle, comme si elle se fût adressée à son cocher. Tu seras gentil de prendre par l’avenue Bugeaud. Il faudra que je m’arrête chez le teinturier. Je n’en ai pas pour longtemps. Puis nous ferons le tour de Longchamp et tu rentreras par les Acacias.
Et elle montait en voiture sans s’inquiéter davantage de la route.
Un jour l’Américaine ne fut plus seule dans le tilbury. Son jeune compagnon avait une façon très humiliante d’offrir au cheval des bouts de pain tirés de sa poche et revêtus de grains de tabac.
L’intrus était de toutes les promenades. Fort occupé à écouter la conversation des jeunes gens, le cheval en oubliait de lever les pattes de devant. Il voyait bien, pourtant, que ce jeune homme n’était qu’un camarade sans importance, qu’on promène au Bois, et puis c’est tout.
Un jour, dans un tournant, comme Sir Rufus se jetait maladroitement sur un trottoir, il entendit le garçon dire avec colère :
– Non, mais a-t-on jamais vu un cocu pareil ! Tu as raison, nous allons le faire châtrer à la première occasion. Il en sait beaucoup trop sur nous deux, avec ses oreilles soupçonneuses qui ne perdent pas un mot de ce que nous disons.
A ces mots, le cheval renverse un arbuste, lance le couple contre un platane, et les voilà maintenant, le garçon, le crâne défoncé, la jeune fille, éparpillée dans l’herbe à quelques mètres de son ami, qu’elle désigne, dans la mort, d’un index charmant et encore amoureux.
Sir Rufus redevenu homme, dans un complet gris, absolument neuf et semblable à la robe du cheval, immobile sous le collier et l’attelle de son harnachement, regardait le drame entre les brancards. Il essaya d’enlever le mors et la gourmette, mais empêtré dans les courroies et les guides, ce n’était vraiment pas facile, d’autant plus que ses gestes étaient encore un peu chevalins et que.