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Les replis de la matière – Gilles Deleuze

Les replis de la matière – Gilles Deleuze

Le pli

Chapitre 1 – Extrait

Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire des plis. Il n’invente pas la chose : il y a tous les plis venus d’Orient, les plis grecs, romains, romans, gothiques, classiques… Mais il courbe et recourbe les plis, les pousse à l’infini, pli sur pli, pli selon pli. Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini. Et d’abord il les différencie suivant deux directions, suivant deux infinis, comme si l’infini avait deux étages : les replis de la matière, et les plis dans l’âme. En bas, la matière est amassée, d’après un premier genre de plis, puis organisée d’après un second genre, pour autant que ses parties constituent des organes « pliés différemment et plus ou moins développés ». En haut, l’âme chante la gloire de Dieu pour autant qu’elle parcourt ses propres plis, sans arriver à les développer entièrement, « car ils vont à l’infini ». Un labyrinthe est dit multiple, étymologiquement, parce qu’il a beaucoup de plis. Le multiple, ce n’est pas seulement ce qui a beaucoup de parties, mais ce qui est plié de beaucoup de façons. Un labyrinthe correspond précisément à chaque étage : le labyrinthe du continu dans la matière et ses parties, le labyrinthe de la liberté dans l’âme et ses prédicats. Si Descartes n’a pas su les résoudre, c’est parce qu’il a cherché le secret du continu dans des parcours rectilignes, et celui de la liberté dans une rectitude de l’âme, ignorant l’inclinaison de l’âme autant que la courbure de la matière. Il faut une « cryptographie » qui, à la fois, dénombre la nature et déchiffre l’âme, voit dans les replis de la matière et lit dans les plis de l’âme.

Il est certain que les deux étages communiquent (ce pourquoi le continu remonte dans l’âme). Il y a des âmes en bas, sensitives, animales, ou même un étage d’en bas dans les âmes, et les replis de la matière les entourent, les enveloppent. Lorsque nous apprendrons que les âmes ne peuvent avoir de fenêtre sur le dehors, il faudra, du moins en premier lieu, le comprendre des âmes d’en haut, raisonnables, montées à l’autre étage (« élévation »). C’est l’étage supérieur qui n’a pas de fenêtre : chambre ou cabinet obscur, seulement garni d’une toile tendue « diversifiée par des plis », comme un derme à vif. Ces plis, cordes ou ressorts constitués sur la toile opaque, représentent les connaissances innées, mais qui passent à l’acte sous les sollicitations de la matière. Car celle-ci déclenche des « vibra- tions ou oscillations » à l’extrémité inférieure des cordes, par l’intermédiaire de « quelques petites ouvertures » qui existent bien à l’étage inférieur. C’est un grand montage baroque que Leibniz opère, entre l’étage d’en bas percé de fenêtres, et l’étage d’en haut, aveugle et clos, mais en revanche résonnant, comme un salon musical qui traduirait en sons les mouvements visibles d’en bas. On objectera que ce texte n’exprime pas la pensée de Leibniz, mais le maximum de sa conciliation possible avec celle de Locke. Il n’en forme pas moins une façon de représenter ce que Leibniz affirmera toujours, une correspondance et même une communication entre les deux étages, entre les deux laby- rinthes, les replis de la matière et les plis dans l’âme. Un pli entre les deux plis ? Et la même image, celle des veines de marbre, s’applique aux deux sous des conditions différentes : tantôt les veines sont les replis de matière qui entourent les vivants pris dans la masse, si bien que le carreau de marbre est comme un lac ondoyant plein de poissons. Tantôt les veines sont les idées innées dans l’âme, comme les figures pliées ou les statues en puissance prises dans le bloc de marbre. La matière est marbrée, l’âme est marbrée, de deux manières différentes.

Wölfflin a marqué un certain nombre de traits matériels du Baroque : l’élargissement horizontal du bas, l’abaissement du fronton, les marches basses et courbes qui avancent ; le traitement de la matière par masses ou agrégats, l’arrondissement des angles et l’évitement du droit, la substitution de l’acanthe arrondi à l’acanthe dentelé, l’utilisation du travertin pour produire des formes spongieuses, caverneuses, ou la constitution d’une forme tourbillonnaire qui se nourrit toujours de nouvelles turbulences et ne se termine qu’à la façon de la crinière d’un cheval ou de l’écume d’une vague ; la tendance de la matière à déborder l’espace, à se concilier avec le fluide, en même temps que les eaux se répartissent elles-mêmes en masses.

C’est Huyghens qui développe une physique mathématique baroque ayant pour objet la courbure. Et chez Leibniz la courbure d’univers se prolonge suivant trois autres notions fondamentales, la fluidité de la matière, l’élasticité des corps, le ressort comme mécanisme. En premier lieu, il est certain que la matière n’irait pas d’elle-même en ligne courbe : elle suivrait la tangente. Mais l’univers est comme comprimé par une force active qui donne à la matière un mouvement curviligne ou tourbillonnaire, suivant une courbe sans tangente à la limite. Et la division infinie de la matière fait que la force compressive rapporte toute portion de matière aux ambiants, aux parties environnantes qui baignent et pénètrent le corps considéré, et en déterminent la courbe. Se divisant sans cesse, les parties de la matière forment de petits tourbillons dans un tourbillon, et dans ceux-ci d’autres encore plus petits, et d’autres encore dans les intervalles concaves des tourbillons qui se touchent. La matière présente donc une texture infiniment poreuse, spongieuse ou caverneuse sans vide, toujours une caverne dans la caverne : chaque corps, si petit soit-il, contient un monde, en tant qu’il est troué de passages irréguliers, environné et pénétré par un fluide de plus en plus subtil, l’ensemble de l’univers étant semblable à « un étang de matière dans lequel il y a des différents flots et ondes ». On n’en concluera pourtant pas, en second lieu, que la matière même la plus subtile soit parfaitement fluide et perde ainsi sa texture, suivant une thèse que Leibniz prête à Descartes. C’est sans doute l’erreur de Descartes qu’on retrouvera dans des domaines différents, d’avoir cru que la distinction réelle entre parties entraînait la séparabilité : ce qui définit un fluide absolu, c’est précisément l’absence de cohérence ou de cohésion, c’est-à-dire la séparabilité des parties, qui ne convient en fait qu’à une matière abstraite et passive. Suivant Leibniz, deux parties de matière réellement distinctes peuvent être inséparables, comme le montrent non seulement l’action des environnants qui déterminent le mouvement curviligne d’un corps, mais aussi la pression des environnants qui déterminent sa dureté (cohérence, cohésion) ou l’inséparabilité de ses parties. Il faut donc dire qu’un corps a un degré de dureté aussi bien qu’un degré de fluidité, ou qu’il est essentiellement élastique, la force élastique des corps étant l’expression de la force compressive active qui s’exerce sur la matière. À une certaine vitesse du bateau, l’onde devient aussi dure qu’un mur de marbre. L’hypothèse atomiste d’une dureté absolue et l’hypothèse cartésienne d’une fluidité absolue se rejoignent d’autant mieux qu’elles communient dans la même erreur, en posant des minima séparables, soit sous forme de corps finis, soit à l’infini sous forme de points (la ligne cartésienne comme lieu de ses points, l’équation ponctuelle analytique).

C’est ce que Leibniz explique dans un texte extraordinaire : un corps flexible ou élastique a encore des parties cohérentes qui forment un pli, si bien qu’elles ne se séparent pas en parties de parties, mais plutôt se divisent à l’infini en plis de plus en plus petits qui gardent toujours une certaine cohésion. Aussi le labyrinthe du continu n’est pas une ligne qui se dissoudrait en points indépendants, comme le sable fluide en grains, mais comme une étoffe ou une feuille de papier qui se divise en plis à l’infini ou se décompose en mouvements courbes, chacun déterminé par l’entourage consistant ou conspirant. « La division du continu ne doit pas être considérée comme celle du sable en grains, mais comme celle d’une feuille de papier ou d’une tunique en plis, de telle façon qu’il puisse y avoir une infinité de plis, les uns plus petits que les autres, sans que le corps se dissolve jamais en points ou minima ». Toujours un pli dans le pli, comme une caverne dans la caverne. L’unité de matière, le plus petit élément de labyrinthe, est le pli, non pas le point qui n’est jamais une partie, mais une simple extrémité de la ligne. C’est pourquoi les parties de la matière sont des masses ou agrégats, comme corrélat de la force élastique compressive. Le dépli n’est donc pas le contraire du pli, mais suit le pli jusqu’à un autre pli. « Particules tournées en plis », et qu’un « effort contraire change et rechange ». Plis des vents, des eaux, du feu et de la terre, et plis souterrains des filons dans la mine. Les plissements solides de la « géographie naturelle » renvoient d’abord à l’action du feu, puis des eaux et des vents sur la terre, dans un système d’interactions complexes ; et les filons miniers sont semblables aux courbures des coniques, tantôt se terminant en cercle ou en ellipse, tantôt se prolongeant en hyperbole ou parabole. La science de la matière a pour modèle l’« origami », dirait le philosophe japonais, ou l’art du pli de papier.

Il en sort déjà deux conséquences qui font pressentir l’affinité de la matière avec la vie, avec l’organisme. Certes, les plis organiques ont leur spécificité, comme en témoignent les fossiles. Mais, d’une part, la division des parties dans la matière ne va pas sans une décomposition du mouvement courbe ou de la flexion : on le voit dans le développement de l’œuf où la division numérique est seulement la condition des mouvements morphogénétiques, et de l’invagination comme plissement. D’autre part, la formation de l’organisme resterait un mystère improbable ou un miracle si la matière se divisait même à l’infini en points indépendants, mais devient de plus en plus probable et naturelle quand on se donne une infinité d’états intermédiaires (déjà repliés) dont chacun comporte une cohé- sion, à son niveau, un peu comme il est improbable de former au hasard un mot avec des lettres séparées, mais beaucoup plus probable avec des syllabes ou des flexions.

En troisième lieu, il devient évident que le mécanisme de la matière est le ressort. Si le monde est infiniment caverneux, s’il y a des mondes dans les moindres corps, c’est parce qu’il y a « partout du ressort dans la matière », qui ne témoigne pas seulement de la division infinie des parties, mais de la progressivité dans l’acquisition et la perte du mouvement, tout en réalisant la conservation de la force. La matière-pli est une matière-temps, dont les phénomènes sont comme la décharge continuelle d’une « infinité d’arquebuses à vent ». Et là encore on devine l’affinité de la matière avec la vie, dans la mesure où c’est presque une conception musculaire de la matière qui met du ressort partout. En invoquant la propagation de la lumière et «l’explosion dans le lumineux», en faisant des esprits animaux une substance élastique, inflammable et explosive, Leibniz tourne le dos au cartésianisme, renoue avec la tradition de Van Helmont, s’inspire des expériences de Boyl. Bref, pour autant que plier ne s’oppose pas à déplier, c’est tendre-détendre, contracter-dilater, comprimer-exploser (non pas con- denser-raréfier, qui impliquerait le vide).

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