Les dernières paroles du poète – René Daumal
D’un fruit qu’on laisse pourrir à terre, il peut encore sortir un nouvel arbre. De cet arbre, des fruits nouveaux par centaines.
Mais si le poème est un fruit, le poète n’est pas un arbre. Il vous demande de prendre ses paroles et de les manger sur-le-champ. Car il ne peut, à lui tout seul, produire son fruit. Il faut être deux pour faire un poème. Celui qui parle est le père, celui qui écoute est la mère, le poème est leur enfant. Le poème qui n’est pas écouté est une semence perdue. Ou encore : celui qui parle est la mère, le poème est l’oeuf et celui qui écoute est fécondateur de l’oeuf. Le poème qui n’est pas écouté devient un oeuf pourri.
C’est à cela que songeait, dans sa prison, un poète condamné à mort. C’était dans un petit pays qui venait d’être envahi par les armées d’un conquérant. On avait arrêté le poète parce que, dans une chanson qu’il chantait sur les routes, il avait comparé la tristesse qui rongeait jusqu’à l’os la chair de son corps aux fumées meurtrières qui avaient brûlé jusqu’au roc la terre de son village.
Demain à l’aube il sera pendu.
Mais on lui a fait cette grâce qu’avant de mourir il pourra dire devant le peuple un dernier poème. Il se disait dans son cachot : Jusqu’ici je n’ai fait que des chansons pour amuser. Ce sera mon premier et mon dernier poème.
Je leur dirai
Prenez ces paroles, qu’elles ne soient pas une graine perdue ! Couvez mes paroles, faites-les croître, faites-les parler ! Mais que leur dirai-je ensuite ? Je n’ai qu’un mot à dire, un mot simple comme la foudre. Un mot qui me gonfle le cœur, un mot qui me monte à la gorge, un mot qui tourne dans ma tête comme un lion en cage. Ce n’est pas une parole de paix. Ce n’est pas une parole facile à entendre. Mais elle doit mener à la paix, mais elle doit rendre toute chose facile à entendre, pourvu qu’on la prenne comme la terre reçoit la graine et la nourrit en la tuant. Quand je serai pourri, dans quelques jours, que de ma pourriture sorte un arbre à paroles. Non pas des paroles de paix, non pas des paroles faciles à entendre, mais des paroles de vérité.
Mais encore, que leur dirai-je ?
Je n’ai qu’un mot à dire, un mot aussi réel que la corde qui me pendra. Un mot qui me démange, un mot qui me dévore, un mot que le bourreau même pourra comprendre. J’ouvrirai la bouche je dirai le mot je fermerai la bouche et ce sera tout. Dès que j’aurai ouvert la bouche, on verra rentrer sous terre les fantômes et les vampires et tous les voleurs les tricheurs au jeu de la vie, les spéculateurs de la mort : Ceux qui font tourner les tables, ceux qui balancent des pendules, ceux qui cherchent dans les astres des raisons de ne rien faire.
Les rêvasseurs, les suicidés, les maniaques du mystère, les maniaques du plaisir, les voyageurs imaginaires, cartographes de la pensée, les maniaques des beaux-arts qui ne savent pourquoi ils chantent, dansent, peignent ou bâtissent.
Les maniaques de l’au-delà qui ne savent pas être ici-bas.
Les maniaques du passé, les maniaques du futur, escamoteurs éternité.
On les verra rentrer sous terre dès que j’aurai la bouche ouverte.
Dès que j’aurai prononcé le mot, les yeux des survivants se retourneront dans leurs orbites et chacun de ces hommes et chacune de ces femmes regardera en face le fond de son sort. Abîme de lumière ! Obscurité souffrante ! Dès que j’aurai fermé la bouche, leurs yeux se retourneront vers le monde, chargés de la lumière centrale, et ils verront que le dehors est à l’image du dedans, Ils seront rois, elles seront reines, ils se verront les uns les autres, chacun tout seul comme le soleil est seul, mais tous éclairés par le feu d’une solitude unique au-dedans, comme au-dehors par le feu d’un soleil unique.
Mais je rêve et je cède à l’espoir trop facile.
Plutôt, sans doute ils diront : Ce fou, il est temps qu’on le pende. Cette bouche inutile, il est temps qu’on la ferme. Ou peut-être encore diront-ils : Ses paroles ne sont pas des paroles de paix, ce ne sont pas des paroles faciles à entendre. Ce sont des paroles de démon. Il n’est que temps qu’on le pende. Et de toute façon je serai pendu.
Eh bien, je leur dirai : Vous n’avez pas beaucoup plus longtemps à vivre que moi. Je meurs aujourd’hui, vous la semaine prochaine. Et notre misère est la même et notre grandeur est la même.
Mais ils croiront que ce sont des paroles de haine. Ces malheureux sont tellement sûrs d’être immortels ! Et de toute façon je serai pendu.
Que leur dirai-je ?
Je leur dirai bien : Réveillez-vous ! mais je ne saurais pas leur dire comment faire et ils diraient : Mais nous ne dormons pas. Pendez, pendez cet imposteur et qu’on le voie cracher sa langue !
Et je serai, de toute façon, pendu.
Et le poète, dans sa prison, se frappait la tête aux murs. Le bruit de tambour étouffé, le tam-tam funèbre de sa tête contre le mur fut son avant-dernière chanson.
Toute la nuit il essaya de s’arracher du cœur le mot imprononçable. Mais le mot grossissait dans sa poitrine et l’étouffait et lui montait dans la gorge et tournait toujours dans sa tête comme un lion en cage.
Il se répétait : De toute façon je serai pendu à l’aube.
Et il recommençait le tam-tam sourd de sa tête contre le mur. Puis il essayait encore : Il n’y aurait qu’un mot à dire. Mais ce serait trop simple. Ils diraient Nous savons déjà. Pendez, pendez ce radoteur.
Ou bien ils diraient : Il veut nous arracher à la paix de nos cœurs, à notre seul refuge en ces temps de malheur. Il veut mettre le doute déchirant dans nos têtes, alors que le fouet de l’envahisseur nous déchire déjà la peau. Ce ne sont pas des paroles de paix, ce ne sont pas des paroles faciles à entendre. Pendez, pendez ce malfaiteur !
Et de toute façon je serai pendu.
Que leur dirai-je?
Le soleil se levait avec des bruits de bottes. Il fut mené, les dents serrées, vers la potence. Devant lui ses frères, derrière lui ses bourreaux.
Il se disait en lui-même : Voici donc mon premier et mon dernier poème. Un mot à dire, simple comme d’ouvrir les yeux. Mais ce mot me mange du ventre à la tête, je voudrais m’ouvrir du ventre à la tête et leur montrer le mot que je renferme. Mais s’il faut le faire passer par ma bouche, comment en franchira-t-il l’orifice étroit, ce mot qui me remplit?
Alors il se tut une première fois : sa bouche garda le silence. Une deuxième fois il se tut : son cœur se ferma. Une troisième fois il se tut : tout son corps devint comme un roc silencieux. (Il était comme un rocher blanc, comme la statue d’un bélier devant un troupeau de moutons endormis ; et derrière lui les loups ricanaient déjà.)
On entendit des bruits de baïonnettes et d’éperons. Le délai accordé prenait fin. Sur son cou le poète sentit le chatouillement du chanvre et au creux de l’estomac la patte griffue de la mort. Et alors, au dernier moment, la parole éclata par sa bouche, vociférant :
Aux armes ! A vos fourches, à vos couteaux,
A vos cailloux, à vos marteaux,
vous êtes mille, vous êtes forts,
délivrez-vous, délivrez-moi !
Je veux vivre, vivez avec moi !
Tuez à coups de faux, tuez à coups de pierres !
Faites que je vive et moi, je vous ferai retrouver la parole !
Mais ce fut son premier et son dernier poème. Le peuple était déjà bien trop terrorisé. Et pour avoir trop balancé pendant sa vie, le poète se balance encore après sa mort. Car c’est souvent le sort, ou le tort des poètes, de parler trop tard, ou trop tôt.