Les courses de M’Bam-Hal – Birago Diop
M’Bam-Hal-le-Phacochère avait de bonnes raisons pour n’avoir pas dit bonjour à Kakatar-le-Caméléon. D’abord ce n’était pas dans ses habitudes de saluer tout un chacun ni même à vrai dire quiconque, n’ayant jamais tété la politesse à aucune des multiples mamelles de sa vieille mère. Ensuite, s’inquiétant fort peu du temps qu’il pouvait bien faire, bon ou mauvais, menace des lourds nuages ou ciel clair, il ne pointait pas sa hure au-dessus du court horizon qui barrait son tortueux chemin. Satisfait apparemment des fruits trop mûrs épandus au pied des arbres et peu soucieux sans doute des grappes encore attachées aux hautes branches, il ne levait pas souvent ses tout petits yeux plus haut que les troncs aussi rugueux que sa peau.
Il n’avait donc pas vu Kakatar-le-Caméléon agrippé de ses quatre pattes hésitantes et circonspectes à la branche du baobab à l’ombre duquel il était venu reprendre souffle au bout d’une longue trotte matinale.
Ce fut donc Kakatar-le-Caméléon qui salua le premier. Ce qui d’ailleurs pouvait paraître normal, puisqu’il était beaucoup plus jeune que M’Bam-Hal-le-Phacochère.
— Djam n’ga am Mame M’Bam-Hal ? (As-tu la paix Grand-père Phacochère ?)
M’Bam-Hal avait bien entendu une voix. Il avait bien levé son nez fripé que bordaient ses deux longues dents jaunies et ébréchées, mais ses tout petits yeux n’étaient pas encore arrivés à distinguer Kakatar-le-Caméléon dont le corps avait depuis l’aurore pris la teinte des feuilles de baobab.
M’Bam-Hal donc, non seulement n’avait pas dit bonjour en arrivant mais tardait, au gré de Kakatar à répondre au salut de l’invisible lambin.
— C’est moi, Kakatar, qui te dis bonjour, renseigna-t-il.
— Kakatar ? fit dédaigneux l’arrivant toujours la hure haute et clignant davantage ses tout petits yeux. Évidemment ! Avec ta peau docile qui est toujours de l’avis de chacun, ta peau qui imite la teinte de n’importe qui et de n’importe quoi ! ajouta-t-il méprisant.
— Évidemment ! Évidemment ! rétorqua Kakatar-le-Caméléon, cela te vexe ; tu voudrais bien avoir la vêture changeante toi aussi, ne serait-ce que pour échapper à tes innombrables ennemis, à la place de ton cuir rugueux qui n’intéresse ni Woudé-le-Cordonnier pour en faire des amulettes ni Serigne-le-Marabout pour s’en servir comme tapis de prières.
— Chacun porte l’habit qui répond au genre de vie qu’il est obligé de mener. Et si tu passais tes nuits et tes jours à courir d’une orée de la forêt à l’autre, et des collines aux berges du marigot, tu ne garderais pas sur tes os saillants ce boubou aussi inconstant qu’inconsistant. Il faut une peau solide comme j’en porte pour pouvoir courir aussi vite que le Vent ainsi que je le fais.
— Quoi ? La ill allah ! Toi, M’Bam-Hal, tu cours aussi vite que le Vent ? Heureusement pour nous tous qu’il ne t’entend pas ce bavard, et qu’il est loin, sans quoi il nous ferait voler comme des feuilles mortes, tellement il serait vexé. Courir vite, toi ? Tu te fais beaucoup d’illusions sur ton allure je t’assure, et sur tes faibles moyens. Ton allure ? Un tout petit trot de rien du tout ! Je suis certain que je cours plus vite que toi.
— Quoi ? fulmina furieux M’Bam-Hal-le-Phacochère. Je ne te conseille pas de te mesurer à moi.
— Et pourquoi pas ? s’interrogea insolemment Kakatar.
— Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? grommelait et crissait des dents M’Bam-Hal.
— Comment, tu parles tout seul maintenant, Mame M’Bam-Hal ? As-tu la paix au moins ?
(C’était M’Bott-le-Crapaud qui venait en quelques bonds nonchalants d’arriver des bords du marigot.)
— Non, je ne parle pas tout seul ! affirma M’Bam-Hal qui ne daignait même pas rendre son bonjour à M’Bott. Je m’ahuris de l’insolence et de l’inconscience de cette boule de lalo — de farine de feuilles de baobab — qui prétend courir plus vite que moi, ajouta-t-il en pointant ses narines froncées vers le haut de l’arbre où il avait fini quand même par situer Kakatar parmi la frondaison.
M’Bott-le-Crapaud leva lui aussi sa grosse tête et aperçut tout de suite Kakatar.
— Bonjour cousin, as-tu la paix ? fit Kakatar.
— Djam reck ! La paix seulement ! Cousin ! répondit M’Bott qui s’informa ensuite : mais que se passe-t-il qui rende encore plus malplaisant notre ami M’Bam-Hal ?
— Je lui ai lancé un défi. Et tu vas justement servir d’arbitre si tu n’as rien de plus pressé qui t’attend.
— Rien pour l’heure. De quoi s’agit-il ?
— Je veux donner une leçon à M’Bam-Hal, en lui démontrant que je cours beaucoup plus vite que lui.
M’Bott-le-Crapaud avala sa salive, une bonne gorgée qui lui gonfla le cou, en entendant cette affirmation de Kakatar.
Mais tous deux se fréquentaient de longue date, comme leurs parents et les parents de leurs parents avaient frayé fort longtemps et assez assidûment ; et les aventures et malaventures du clan de l’un étaient connues de l’autre. Ils savaient l’un comme l’autre que leurs aïeux avaient tant de fois été bernés par les ancêtres de Golo-le-Singe, de Yambe-l’Abeille et d’autres compagnons de hasard, qu’ils estimaient quelquefois et même souvent n’avoir pas assez de leur vie et même de leurs descendances pour s’ébaubir de temps à autre aux dépens de quelques voisins malveillants.
M’Bott roula des yeux puis fixa Kakatar. Kakatar fit tourner un œil et cligna l’autre. M’Bott ferma à demi les épais couvercles de ses orbites. Ils s’étaient compris, comme toujours, du moins comme très souvent.
M’Bam-Hal-le-Phacochère rageait toujours, et de plus belle !
— Je pense, nasilla-t-il, je pense M’Bott que tu mesures la présomption et la vanité de cet impertinent qui me lance un défi si insensé ?
— Je crois comme toi, M’Bam-Hal, que Kakatar, mon cousin, te propose un pari stupide, mais mes raisons sont tout autres certainement que les tiennes. Caméléon est si véloce dans le moindre de ses mouvements que j’estime que c’est pure folie de ta part que d’essayer de le battre à la course.
— Nous allons le voir ! releva rageusement M’Bam-Hal le bourru. Au départ, et donne le signal.
— Bien ! accepta Kakatar. Mais place-toi exactement sous cette branche où je me trouve, je veux bien te battre sans te voler d’une coudée au départ quand même.
— Le but est le tamarinier là-bas au bord du marigot, fit M’Bott-le-Crapaud qui grimpant au sommet d’une termitière, ordonna. Vous y êtes ? Partez !
M’Bam-Hal-le-Phacochère s’élança tel Fett-la-Flèche fuyant Khala-l’Arc son père, au même moment où ayant lâché la branche du baobab, d’un bond léger, Kakatar-le-Caméléon avait chu sur l’échine et s’était cramponné aux soies hérissées de son furibond concurrent.
Jets de sable et feuilles mortes, bûchettes, bûches et cailloux, brindilles et mottes d’argile volaient gémissant et crissant derrière les ongles furieux de M’Bam-Hal qui filait bride avalée, hure penchée, à travers touffes d’herbes et buissons tandis que son cavalier ratatiné et racorni se faisant tout petit, s’aplatissait sur son dos pour éviter les gifles des lianes et les claques des arbustes.
M’Bam-Hal s’arrêta net fichant la pointe de ses ongles sur la bordure de l’ombre du tamarinier, tandis qu’emporté par l’élan et le freinage brusque de sa monture, Kakatar-le-Caméléon qui avait lâché les poils de son concurrent était projeté au pied même de l’arbre.
Relevant la tête d’un air suffisant, M’Bam-Hal rétrécit aussitôt et encore davantage ses tout petits yeux car il venait d’apercevoir Kakatar qui se balançait doucement deux pattes en l’air et commençait à prendre la teinte des feuilles tombées tout près de la plus grosse racine du tamarinier.
— Eh bien ! Je crois que me voici arrivé bien avant toi, ami !
M’Bam-Hal n’en croyait pas ses tout petits yeux, Kakatar était bien là au pied de l’arbre alors qu’il n’avait pas encore, lui, tout son corps rugueux à l’ombre du feuillage touffu.
Honteux, mais plus que jamais furibond, il se mit à tempêter :
— Il est absolument inconcevable que tu aies pu courir plus vite que moi. Absolument impossible ! Impossible ! Il y a du sortilège là-dessous ! Tu portes un gris-gris !
— Sortilège ? Gris-gris ? Mon pauvre M’Bam-Hal, absolument pas ! affirmait M’Bott-le-Crapaud qui venait d’arriver. Bravo, mon cousin ! M’Bam-Hal s’est certes bien défendu, mais il n’était évidemment pas de taille à te battre. Au fond je suis maintenant sûr qu’il est aussi mauvais nageur qu’il est piètre coureur.
— Moi, mauvais nageur ! suffoqua M’Bam-Hal-le-Phacochère, je puis rester dans l’eau tant que le soleil parcourt son domaine si je le veux.
— Je sais, je sais ! consentit M’Bott-le-Crapaud. L’on dit même que tu respires avec ton derrière quand tu nages pour mieux conserver ton souffle dans l’eau. Mais si tu n’as pas assez de la leçon que vient de te donner Kakatar, veux-tu parier avec moi que je ferai le tour du marigot bien avant toi ?
— Ah ! Ah ! Ah ! s’esclaffa M’Bam-Hal-le-Phacochère qui s’était reposé et avait repris haleine. Mais pauvre avorton, viens avec père, grands-pères et arrière-arrière-grands-parents.
— Ça va ! ça va l coupa M’Bott-le-Crapaud. Cousin Kakatar, veux-tu servir d’arbitre ?
— Bien sûr ! accepta Kakatar-le-Caméléon.
— Merci ! Attendez-moi un instant, car je ne suis pas un mécréant comme toi cousin, j’ai besoin de faire mes ablutions et de dire mes incantations au bord de l’eau avant d’y entreprendre quoi que ce soit.
M’Bott-le-Crapaud, sautillant et bondissant, partit vers la rive du marigot Il appela doucement un de ses innombrables frères et lui parla tout bas. Celui-ci bondit vers un autre frère.
— Fais dire à tous les parents de se mettre à l’eau dès qu’ils verront arriver M’Bam-Hal et de nager toujours devant sa hure renfrognée.
Le Crapaud prévenu fit trois bonds et expliqua ce que M’Bott attendait de chacun à un autre frère qui alla le dire au voisin qui le rapporta au suivant qui mit au courant son plus proche frère… Et tous les crapauds, qui somnolaient repus au soleil de la berge du marigot, apprirent rapidement ce que Frère M’Bott-le-Crapaud voulait à ce lourdaud de M’Bam-Hal qui ne regardait jamais où il mettait ses pieds fourchus et qui souvent écrasait dans la vase plus d’un des leurs en y roulant ses flancs rugueux, pour se faire un pagne de boue rafraîchissant contre les ardeurs du soleil.
M’Bott revenu de sa courte absence, de ses prières et ablutions supposées, fit un signe à Kakatar-le-Caméléon qui se balançait en champion triomphant sur une basse branche du tamarinier qui lui servait de podium.
— Allez-y ! ordonna Kakatar donnant le départ quand M’Bott et M’Bam-Hal furent sur la rive.
Et les concurrents se jetèrent à l’eau.
Dès les premiers coups de pagaie de ses pattes raidies M’Bam-Hal avait abandonné loin derrière lui M’Bott qui non seulement ne s’acharna pas à le suivre après avoir esquissé quelques brasses indolentes, mais au contraire revint tranquillement sur la terre ferme et à l’ombre d’une touffe de roseaux se demandait déjà si quelque moustique étourdi ou quelque mouche imprudente ne s’étaient pas attardés dans les parages après l’abreuvement de leurs familles.
M’Bam-Hal nageait rageusement mais avec application il faut le dire, selon sa méthode bien sûr, tête dans l’eau et fesses en l’air. Il sortit son nez de l’eau tout à coup et nasilla moqueur :
— Eh ! M’Bott mon ami, où es-tu donc ?
— Ici ! coassa à deux doigts de sa hure un crapaud qui venait juste de sauter dans le marigot.
La surprise de M’Bam-Hal fut si grande de trouver devant lui son adversaire alors qu’il était sûr de l’avoir laissé plusieurs coudées en arrière, qu’il s’arrêta un temps gueule béante et de ce fait ingurgita une bonne goulée d’eau.
— Tu es là, M’Bott ? éructa-t-il. Ce n’est pas possible ! Attends !
Il redoubla d’ardeur, activa ses pagaies et eut vite fait, bien entendu, de laisser loin derrière lui le crapaud qui s’en retourna tranquillement sur la berge reprendre sa sieste interrompue pour cause de solidarité familiale.
Mais quand M’Bam-Hal relevant une seconde fois la tête appela M’Bott, il aperçut devant lui un crapaud qui nageait de toutes ses forces. Il crut que c’était M’Bott qui se démenait. Il but abondamment malgré lui en poussant un « vaye ! » d’étonnement furieux ! grogna rageusement, plongea la tête, et redoublant de vitesse, dépassa fort aisément, sans d’ailleurs le voir, son concurrent.
Plus loin, un crapaud répondit encore à l’appel du nom de M’Bott que poussait M’Bam-Hal-le-Phacochère ; et cette réponse venait d’une bonne coudée devant lui.
Il en fut ainsi plus tard et plus loin ; plus loin et plus tard encore.
M’Bam-Hal nageait éperdument, s’épuisait. À chaque fois que sa hure émergeait, il apercevait devant ses tout petits yeux un crapaud qui fendait l’eau tranquillement en une brasse gracieuse.
— Arrêtez-vous ! cria Kakatar-le-Caméléon au moment où M’Bam-Hal passait devant le tamarinier dont une basse branche lui servait de mirador après qu’il en eut usé comme podium.
« Arrêtez ! La course est terminée. J’y mets un terme par pitié pour toi mon pauvre M’Bam-Hal, car il n’est plus à démontrer que M’Bott-le-Crapaud mon cousin nage beaucoup mieux que toi. »
M’Bam-Hal-le-Phacochère sortit péniblement de l’eau, yeux clos, gueule béante, arrachant ses pattes raides de la vase du marigot ; se traîna, raclant des ongles le sable de la berge, et s’affala au pied du tamarinier, souffle coupé. M’Bott-le-Crapaud sautilla frais et dispos :
— Te reconnais-tu bien vaincu à la course comme à la nage ? interrogea-t-il ironique.
— Ou-ou-oui ! nasilla M’Bam-Hal les yeux encore plus clos.
— C’est bien ! Nous espérons tous les deux que la leçon te servira.
Et c’est depuis ce baobab et ce tamarinier, depuis ce marigot et ce temps-là que les Phacochères marchent et courent toujours tête basse. Car la honte pèse trop lourd.