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Les boiteux du ciel – Jules Supervielle

Les boiteux du ciel – Jules Supervielle

Les Ombres des anciens habitants de la Terre se trouvaient réunies dans un large espace céleste ; elles marchaient dans l’air comme des vivants l’eussent fait sur terre.

Et celui qui avait été un homme de la préhistoire se disait :

« Ce qu’il nous faudrait, voyez-vous, c’est une bonne caverne spacieuse, bien abritée, et quelques pierres pour faire du feu. Mais quelle misère ! Rien de dur autour de nous, rien que des spectres et du vide. »

Et le père de famille des temps modernes introduisait avec précaution ce qu’il prenait pour sa clef dans le trou de sa serrure et faisait mine de fermer sa porte avec le plus grand soin.

« Allons, je suis rentré chez moi, pensait-il. Voilà une journée finie ; je vais dîner et me coucher tranquillement. »

Le lendemain il faisait comme si sa barbe avait poussé durant la nuit et se savonnait longuement avec un blaireau de brouillard.

Oui, tout cela, maisons, cavernes, portes, et même les faces des gros bourgeois qui avaient eu un jour le teint couperosé, n’étaient plus maintenant que des ombres grises qui se souvenaient, de grands mutilés de tout leur corps, des fantômes de gens, de villes, de fleuves, de continents, car on retrouvait là-haut une Europe aérienne avec la France, tout entière, son Cotentin et sa Bretagne, péninsules dont elle n’avait pas voulu se séparer, et une Norvège dont pas un fjord ne manquait.

Tout ce qu’on faisait sur terre se reflétait dans cette partie du ciel et même si on changeait un pavé dans une rue obscure.

On voyait passer les âmes des véhicules de tous les siècles, charrettes des rois fainéants, pousse-pousse, camionnettes automobiles, omnibus, filanzanes.

Et ceux qui n’avaient jamais connu que leurs pieds comme moyen de transport se servaient seulement de leurs pieds.

Certains ne croyaient pas encore à l’électricité, d’autres l’annonçaient pour bientôt, d’autres tournaient des commutateurs imaginaires et pensaient y voir plus clair.

De temps en temps une voix, la seule qu’on entendît dans ces espaces interstellaires et qui venait on ne savait d’où, disait à chacun dans ce qui avait été autrefois le tuyau de son oreille :

« Au surplus, n’oubliez pas que vous n’êtes que des ombres. »

Mais chacun ne comprenait le sens de ces paroles que pendant quatre à cinq secondes, après quoi c’était comme si on n’avait rien dit. Les Ombres croyaient de nouveau à tout ce qu’elles faisaient, suivaient leur idée.

On était privé de la parole, et même du murmure.

Mais l’âme était si transparente que pour engager une conversation il suffisait de se placer en face de son interlocuteur, si l’on peut dire.

On pouvait surprendre une mère pensant devant son fils en bas âge, comme s’il avait vraiment couru un risque :

« Attention, tu vas tomber, et te tuer ! »

Et près d’une voisine :

« Hier il m’est arrivé du collège avec les genoux ensanglantés. »

Pour cacher ses sentiments on se voyait obligé de s’enfuir à toutes jambes, de s’isoler, si on pouvait. Mais la plupart des gens prenaient l’habitude de ne penser à rien de secret, de s’exprimer de façon parfaitement courtoise.

Chacun avait toujours l’apparence du même âge, mais cela n’empêchait pas les parents de demander à leurs enfants ce qu’ils comptaient faire plus tard et de trouver qu’ils avaient beaucoup, vraiment beaucoup grandi, et profitaient, que c’en était un plaisir. Mais quand les jeunes gens s’embrassaient, c’était avec indifférence.

Les aveugles y voyaient tout autant que les autres et affectaient de marcher sans canne, mais ils gardaient la tête très en arrière comme pour éviter des obstacles, hélas inexistants.

Et l’homme qui avait connu un grand amour sur terre changeait souvent de trottoir dans l’espérance d’être plus heureux en face. (C’était le cas de Charles Delsol, vous le verrez tout à l’heure.)

Parfois, sans en souffrir le moins du monde, les derniers arrivants s’arrachaient le cœur, masse grise palpitante qu’ils jetaient à leurs pieds et regardaient longuement, et piétinaient, puis le cœur modeste et non changé reprenait avec calme sa place dans la poitrine de l’homme désincarné qui n’avait pas réussi à souffrir ni à pleurer.

On consolait les nouveaux qui ne savaient encore que faire de leur ombre et n’osaient mettre un pied devant l’autre, ni lever la main pour saluer, ni croiser les jambes, courir, sauter avec ou sans élan, toutes choses que les anciens faisaient sans difficulté. Ils étaient là tout le temps à regarder autour d’eux, à se tâter comme s’ils avaient perdu leur portefeuille.

« Ça passera, cela finira bien un jour. »

Finir un jour.

« Vous n’êtes pas à plaindre, leur disait-on. Il y en a de plus malheureux. » Et, de l’index, on désignait l’endroit où devait se trouver la Terre à cet instant même, la Terre invisible. Les tout petits, les nouveau-nés aussi, savaient exactement où elle était, même quand on les réveillait en sursaut au milieu de la nuit pour le leur demander.

On n’entendait aucun bruit et comme on tendait l’oreille ! Comme on épiait les lèvres grises des hommes et des femmes, comme on se penchait sur les berceaux, espérant qu’enfin un son en sortirait !

On se réunissait tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre pour entendre un morceau déterminé joué sur un violoncelle sans corps, ou bien pour que chacun, livré à sa fantaisie, et selon ses goûts, perçût un quatuor de musique en chambre ou la voix des grandes orgues, ou un solo de flûte, ou le bruit du vent dans les sapins, à travers une grosse pluie.

Un homme, qui avait été un grand pianiste, s’assit un jour à son fantomatique piano et invita les amis à le venir voir jouer. Chacun comprit que ça allait être du Bach. On pensait que peut-être, vu le génie de l’exécutant et du compositeur, on allait entendre quelque chose. Et les invités faisaient aller leur tête de droite et de gauche dans une grande espérance. Certains avaient pensé que c’était Bach lui-même. En effet, c’était lui. Il joua la Toccata et Fugue. On suivait avec passion le jeu de l’artiste et chacun crut vraiment l’entendre. A la fin du morceau tous se mirent à battre des mains avec enthousiasme, mais il fut manifeste que nul bruit n’en sortait. Alors, comprenant qu’il n’y avait pas eu miracle, on se hâta de rentrer chez soi au plus vite.

Mais la grande tristesse des Ombres venait surtout de ce qu’elles ne pouvaient rien saisir. Autour d’elles tout semblait à l’état d’abstractions. Avoir à soi un bout d’ongle, un cheveu, un croûton de pain, n’importe quoi, mais qui fût consistant.

Un jour, des flâneurs qui se promenaient sur ce qu’on prenait généralement pour la place publique virent une longue boîte, en vrai bois, vraiment blanc. Les Ombres avaient été si souvent trompées par leurs désirs qu’elles ne comprirent pas tout de suite l’importance de la chose et crurent qu’il ne s’agissait que d’une hallucination, d’une boîte un peu mieux imitée que d’habitude. Mais on fut stupéfait quand un emballeur connu pour sa vivacité d’esprit déclara en se tournant de tous côtés pour faire face aux incrédules que c’était là du bois blanc, du bois comme sur la Terre.

Alors un peuple immense de tous les temps, de Goths, de chèvres, de loups, et de Wisigoths, de Huns, de Protestants, de rats musqués, de renards et de sarcelles, de Catholiques, de Romains à la tête vaste, de mignons, tous mêlés à des Romantiques et des Classiques, à des pumas, des aigles et des coccinelles, s’entassèrent autour de la boîte qu’ils entouraient d’un silence si formidable qu’elle en craquait1.

« Ça va changer, quelque chose va changer ! C’est que la vie devenait impossible ! Puisque c’est là une boîte en véritable bois blanc, est-ce que le soleil ne va pas se mettre à briller tout d’un coup, et remplacer une bonne fois cette misérable lumière qui vient on ne sait d’où, toujours pareille et qui n’est ni du vrai jour ni de la vraie nuit, mais une espèce de saleté dans le ciel. Le ciel d’ici, oui, les oiseaux réussissent parfois à s’y envoler, mais il faut voir comment, essoufflés, ils sont obligés de se poser à tout instant dans le vide, et parfois s’ils insistent, un gros paquet de plumes mortes les abandonne et ils tombent, ils tombent durant l’éternité. »

Nul ne pouvant soulever le couvercle de la boîte, il y en eut plus de cent mille pour demander à monter la garde autour d’elle afin que… ou de peur que… ou parce que… Les hypothèses n’étaient pas vraisemblables, elles se perdaient comme des ruisselets d’éther dans le Sahara du ciel.

« Pas si vite, ne nous laissons pas aller à de folles illusions, disaient ceux qui étaient arrivés à un âge avancé sur terre. Pour une simple boîte et qui est peut-être vide ! »

Mais l’espérance allait son train. Une ombre venue on ne savait d’où prétendit que le dimanche suivant (on disait le dimanche mais il y avait parfois de grandes discussions pour savoir si c’était vraiment dimanche), on verrait un vrai taureau et qu’il mangerait de l’herbe devant tout le monde, et qu’on l’entendrait peut-être même mugir vers la fin de la représentation.

– Il paraît que c’est un beau noir, légèrement moucheté de blanc.

– Moi, ce que je voudrais voir, plutôt qu’un taureau, c’est un étalon anglo-arabe qui trotterait devant nous, ne fût-ce que cinq minutes. Après quoi je m’estimerais heureux durant les siècles et les siècles.

– Moi, mon fox, se promenant à la campagne, en Seine-et-Marne, avec moi.

– Ah ! avec vous ?

Le bruit courut que les Ombres allaient bientôt voir leur corps tel qu’il avait été sur Terre, avec sa couleur d’autrefois, son poids exact.

– Tenez, je suis sûr qu’un de ces quatre matins on pourra me regarder quand j’allais à mon bureau et que je descendais les marches de la station du métro Châtelet.

– Et ce jour-là, pensait un autre, quand je courais et que sans la complaisance du chef de gare qui tarda un peu à siffler, je manquais certainement mon train pour Lisbonne.

On allait pouvoir s’inviter entre amis à s’examiner tel qu’on avait été le jour de son mariage ou bien quand on avait reçu un télégramme annonçant la mort de son père, ou un autre jour.

– Allons donc, vous n’allez pas nous faire croire ça.

– Mais pourquoi pas ? J’estime que tout cela est fort possible. Ça ne peut pas être toujours la même chose. Réfléchissez donc un petit peu, voyons.

– Tout ça pour une malheureuse boîte en bois blanc !

– Mais c’est énorme ! Pensez donc aux milliards d’Ombres qui ont été privées jusqu’ici de la présence de tout corps dur.

Mais aucun autre miracle ne se produisit et la boîte demeura des semaines et des mois sur la place publique, entourée d’une garde de moins en moins nombreuse. Puis, elle resta toute seule.

A la suite de cette grande espérance déçue, les Ombres commencèrent à s’éviter pour se cacher leur épouvantable découragement. Jamais elles n’avaient eu à souffrir ainsi de leur propre vide. Elles s’en allaient solitaires, et le frère évitait le frère ; le mari, la femme ; l’amie, l’ami.

Charles Delsol ne savait pas depuis combien de temps il était mort et devenu au sens propre l’ombre de lui-même. Il avait perdu de vue Marguerite Desrenaudes quelques jours avant son décès et ignorait si elle était encore vivante. Il se souvenait du jour où il l’avait vue pour la première fois à la bibliothèque de la Sorbonne. Assise en face de lui. Un rapide regard, en coup de pinceau, pour savoir qu’elle était brune. Puis, après un quart d’heure de travail (il faisait de la philosophie), un autre regard pour connaître la vraie couleur de ses yeux. Dix minutes de travail et un dernier regard pour examiner les poignets et les mains de la jeune fille. Et un peu de méditation pour réunir ces divers fragments dans un ensemble vivant.

Tous les jours il s’asseyait en face d’elle et ne lui adressait pas la parole, sa claudication le rendant fort timide. Il partait toujours le premier, et rapidement, malgré tout. Une fois elle se leva pour aller chercher un livre. Elle boitait aussi.

« Maintenant je vais avoir plus de courage », se dit tout d’abord Charles Delsol.

Puis cette idée lui sembla indigne de lui et d’elle.

« Je lui parlerai encore moins qu’avant », pensa-t-il.

Marguerite Desrenaudes était agacée de sentir sur elle le regard de ce muet. Et cet échange de boiteries qu’il avait l’air de lui proposer !

Un jour du mois de mars, comme elle avait ouvert la fenêtre toute grande, elle entendit le voisin de Delsol lui dire à voix basse :

– Mais si vous avez froid, vous n’avez qu’à demander la permission de fermer la fenêtre. C’est tout naturel, d’autant plus que vous venez d’être malade.

– Oh ! moi, j’étouffe, c’est bien simple, dit-il. Et il n’avait pas bougé.

Il s’était tout de même efforcé de lutter contre le froid et avait commencé par vouloir garder la chaleur encore en son pouvoir, en faisant quelques mouvements presque invisibles, raidissant les muscles de l’épaule ou des jambes ou se frottant la poitrine de la main passée sous son gilet. Mais l’étudiante avait levé sur lui un regard irrité comme s’il l’empêchait de travailler. Alors il s’était tenu tranquille et avait senti la mort même lui tâter les épaules, la poitrine, les jambes et le déclarer de bonne prise. Il n’avait même pas eu la force de se faire du feu en rentrant chez lui. Et il était mort trois jours après.

Après son arrivée là-haut, Charles Delsol s’était mis à poursuivre ses études à la bibliothèque de la Sorbonne, projetée en plein ciel.

Un jour il vit une Ombre assise en face de sa place habituelle et qui lui rappelait tout à fait la silhouette de Desrenaudes.

Il pensa : « C’est la même façon de tenir et d’ouvrir sa serviette avec une certaine brusquerie. Mais qu’est devenu son visage ? Elle porte une petite cape comme à Paris et pas plus que sur terre ne s’inquiète de moi. Mais pourquoi n’ouvre-t-elle plus jamais la fenêtre ? » Il oubliait que tout ce qu’il pensait se voyait dans son âme transparente, et la grise jeune fille, s’avançant, lui dit à la façon silencieuse des morts :

– Dites-moi, monsieur, ce n’est pas parce que je n’ai pas fermé la fenêtre ce jour-là…

– Oh ! non, j’ai été écrasé par un taxi.

Et il se détourna pour cacher sa pensée.

Quelques jours plus tard, ils sortaient ensemble de la bibliothèque. Et leurs camarades se disaient :

« Qu’ont-ils donc ces deux-là à marcher comme des amoureux ; il faut être boiteux pour avoir des idées pareilles ! Comme si cela servait à quelque chose, ici. » Et bien que la très volumineuse serviette de son amie fût plus légère que la plus légère des plumes, Delsol proposait de la lui porter. Et elle riait, mais, lui, parlait très sérieusement.

Enfin, elle voulut bien la lui remettre tout en trouvant la chose un peu ridicule, surtout de la part d’un étudiant mort depuis un certain temps déjà et par conséquent comblé d’expérience.

Mais à peine eut-il pris la serviette qu’il la sentit prendre du poids sous son bras. Et une sorte de bien-être lui montait dans ce qui avait été ses mains. Le corps de Charles Delsol était encore gris, mais d’un gris luisant et presque lumineux, d’un gris rosé et pour ainsi dire rusé. Et il lui sembla que des mains lui naissaient, mais il se hâta de cacher sous ses vêtements d’ombre ces deux choses inquiétantes qui voulaient absolument avoir cinq doigts chacune.

– Je vous trouve étrange, aujourd’hui, pensa Marguerite Desrenaudes. Ne seriez-vous pas souffrant ?

– Vous savez bien que c’est impossible.

Et comme il faisait le geste de protester, il sentit une vive douleur à son poignet, et voilà que la serviette s’échappa de ses mains et d’authentiques dictionnaires de Quicherat et de Goelzer en sortirent avec tout leur poids, et leurs feuilles numérotées.

Bouleversée, l’étudiante se mit à battre des cils, de vrais cils de jeune fille de la Terre. Et ses yeux étaient bleus comme autrefois dans le reste du visage encore déserté par la vie. Elle resta immobile comme après un effort surhumain, puis très vite, voici venir le nez, les lèvres, les joues, un peu plus rouges que sur la Terre. Et loin d’être nue, elle était habillée comme une jeune fille de 1919, année de sa mort.

Il faisait un petit froid sec et de belles colonnes de vapeur sortaient du nez du jeune homme et de la jeune fille bien respirante.

Sans même s’inquiéter des quelques Ombres qui se trouvaient près d’eux, ils joignirent longuement leurs lèvres revenues. Puis, mus par des forces nouvelles et joyeuses, ils se dirigèrent vers la place publique où se trouvait la boîte en bois blanc. Nulle peine pour l’ouvrir. Il leur suffit de soulever le couvercle de leurs mains qui n’avaient rien perdu de leur habileté d’autrefois. Ils trouvèrent plusieurs objets leur ayant appartenu sur terre et surtout une carte du ciel, merveilleusement claire et coloriée, qui les invitait d’autant plus au voyage qu’elle devenait vivante et s’emplissait d’exhortations et de conseils à l’endroit où se posait le regard des jeunes gens.

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