Les anges sont blancs – Georges Séféris
Comme un marin dans les haubans, il glissa le long du Tropique du Cancer et du Tropique du Capricorne,
Et il ne faut pas s’étonner qu’il n’ait pu faire halte devant nous, à hauteur d’homme,
Et qu’il nous ait regardé de la hauteur du ver luisant ou de celle du pin
En respirant profondément dans la fraîcheur des étoiles ou la poussière de la terre.
Des femmes nues l’entouraient avec les feuilles en bronze du figuier,
Des réverbères éteints déployaient dans le vent les pansements salis de la grande ville,
Entrailles monstrueuses engendrant Centaures et Amazones
Quand leurs cheveux touchaient la Voie lactée.
Et des jours passèrent depuis ce premier instant où il nous salua en retirant sa tête et en la déposant sur cette table de fer
Tandis que la Pologne changeait de forme comme de l’encre sur un buvard.
Et nous voyagions parmi les îles aux rivages nus comme un étrange squelette de poisson sur le sable,
Et le ciel tout entier, vide et blanc, était une grande aile de ramier frappant le silence en mesure,
Et les dauphins au cœur de l’eau vive faisaient des taches sombres comme les mouvements de l’âme,
Tels les mouvements de l’imagination, les mains de ceux qui se tuent, à tâtons, dans leur sommeil.
Dans la grande écorce du sommeil qui nous drape, unique et sans une faille, notre commune fosse,
Avec des cristaux minuscules et brillants, émiettés par le mouvement des reptiles.
Et pourtant tout était blanc, puisque le grand sommeil est blanc.
Et la grande mort, sereine, isolée dans le silence
Et le gloussement de la pintade à l’aube, le coq qui chanta en tombant dans un puits sans fond,
Et le feu au flanc de la montagne levant ses doigts de soufre et de feuilles d’automne,
Et le voilier aux épaules écartelées, plus tendre que l’effusion de notre premier amour,
Étaient choses plus isolées encore que le poème
Que tu abandonnas en tombant lourdement avec sa dernière parole,
Ne sachant plus rien parmi les blanches prunelles des aveugles, et les draps
Déployés dans la fièvre pour couvrir le cortège quotidien
De ceux qui ne peuvent saigner même lorsqu’ils se frappent avec des ongles et des haches,
Étaient choses rangées à l’écart, et les marches de chaux
Descendaient jusqu’au seuil du passé ; ils y découvraient le silence et la porte toujours close.
On eût dit que tes amis y frappaient fort, dans un immense désespoir et que tu étais parmi eux.
Mais tu n’entendais rien et, tout autour de toi, des dauphins muets s’élevaient au milieu des algues.
Et tu fixais à nouveau ton regard, et cet homme à la peau mordue par les Tropiques,
En mettant ses lunettes noires comme s’il devait s’appliquer à quelque soudure autogène,
Disait très simplement, appuyant sur chaque mot :
« Les anges sont blancs, chauffés à blanc et l’œil se fane qui les regarde en face.
Il n’est pas d’autre voie, il faut devenir comme la pierre quand on cherche leur compagnie,
Et quand on cherche le miracle il faut semer son sang aux quatre coins du vent,
Car le miracle n’est pas ailleurs, mais circule dans les veines de l’homme. »