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L’empereur du nettoyage à sec m’a viré – Charles Bukowski

L’empereur du nettoyage à sec m’a viré – Charles Bukowski

quand est apparu le séchoir à gaz, les vêtements s’en sont incontestablement mieux trouvés, mais, moi, l’Empereur du nettoyage à sec m’a viré à coups de pied au cul – un, deux, trois, quatre et cinq –, et je me suis retrouvé à Atlanta, encore plus dans la dèche qu’à New York, c’est-à-dire encore plus fauché, encore plus délirant, encore plus crevé, encore plus famélique ; guère plus verni, somme toute, qu’une pute de 53 balais ou qu’une araignée dans une forêt en flammes. de sorte qu’il ne me restait plus qu’à déambuler dans les rues, dans la nuit et le froid, comme si Dieu, les femmes, et aussi toutes ces grandes têtes molles de rédacteurs en chef, se foutaient que j’existe. idem d’ailleurs avec les araignées qui, sans compter qu’elles ne savent pas chanter, ne connaissent même pas mon nom, alors que le froid, lui, n’ignorait rien de moi. résultat, la rue s’accrochait à mon ventre glacé et vide, ha, ha ! la rue n’est jamais en retard d’une vacherie, surtout lorsqu’on ne porte qu’une chemisette californienne blanche (usée, qui plus est, et par moins zéro). aussi ai-je frappé à une porte – il était à peu près 21 heures, et la scène se déroulait quasiment deux mille ans après que le Christ eut abandonné la partie. un homme des plus quelconques m’a ouvert. j’ai besoin d’une chambre, lui ai-je dit, et comme j’ai vu l’écriteau « chambre à louer »… à quoi, il m’a répondu que je n’arriverais pas à l’en déloger, qu’il ne se laisserait pas emmerder par un type comme moi.

écoutez, tout ce que je veux, ai-je répliqué, c’est une chambre. dehors, on se les gèle. je paierai le prix qu’il faudra. sans doute pas pour toute une semaine, mais le temps de reprendre des forces. ce n’est pas mourir qui est dégueulasse, c’est d’errer comme une âme en peine qui l’est.

tire-toi, m’a-t-il lancé avant de refermer la porte.

j’ai recommencé à battre le pavé. j’étais en pays inconnu. et ne savais absolument pas où diriger mes pas. mais ce qui m’attristait le plus, c’était de ne pas comprendre le pourquoi de ma situation, quelque chose avait foiré, mais quoi ? dans ma tête roulaient des pensées aussi obscures que les versets de la bible. quel abominable non-sens ! quel piège à rats ! et pas le moindre plan. pas un chat. pas un bruit, juste la piqûre vrombissante du froid. que des façades, et du vent. avec une bite et des couilles qui pendouillaient sans vie. aurais-je hurlé n’importe quoi que personne ne l’aurait entendu. car tout le monde s’en branlait. avec raison, en l’occurrence. sauf que je n’exigeais pas l’amour de mon prochain. et sauf encore que tout cela avait un aspect irréel. on ne trouve rien de tel dans les livres. et les parents jamais ne vous y préparent. il n’y a que les araignées qui pourraient nous affranchir là-dessus. compris, bande de débiles ?

reste que, pour la première fois, il m’apparut que ce qui APPARTENAIT À QUELQU’UN était protégé par une SERRURE. tout était sous clé. comme une fin de non-recevoir aux voleurs, aux clodos, aux cinglés. Amérique, ô toi, la plus belle !

j’en étais là de mes réflexions lorsque j’aperçus une église. non que je les aime, en particulier quand elles grouillent de fidèles, mais je me suis dit qu’à cette heure de la nuit tel ne devait pas être le cas. j’en ai donc gravi les marches.

ohé, mère de dieu, regarde ce qu’il reste du fils de l’homme.

enfin, j’allais pouvoir me poser un petit moment, souffler, peut-être même me réconcilier un tant soit peu avec le Tout-Puissant, et lui redonner, qui sait, sa chance. j’ai essayé d’ouvrir le portail.

cette saloperie était bouclée.

j’ai redescendu les marches.

et recommencé de me traîner par les rues, tournant sans raison ici ou là, mais mettant toujours et encore un pied devant l’autre. et voilà comment ça m’est revenu. l’histoire du mur. de ce mur qui terrorise tant les hommes, non seulement parce qu’il les enferme, mais aussi parce qu’il les coupe de toute relation d’amitié. comme c’est vrai, ai-je pensé, il y a là DE QUOI vous vitrifier. de quoi vous TUER. d’où leur pauvre stratagème : passer le mur pour ne plus revenir en arrière, se procurer le maximum de cartes de crédit. de fric. de polices d’assurance. de bagnoles. de chambres à coucher. de fenêtres. de toilettes. de chats. de chiens. de plantes vertes. d’instruments de musique. d’actes de naissance. de motifs d’irritation. d’ennemis. de prêts bancaires. de paquets de farine. de cure-dents. un trou de balle sans hémorroïdes. des baignoires. des appareils de photo. des lotions buccales. ô, mon dieu, ô ô ô ô ô ! ô, serrures ! (enfoncez-vous dedans, immergez-vous à l’intérieur, collez-vous à elles.) (et quant à tout ce que vous possédez, faites-vous-en des nageoires, des ailes en caoutchouc, ou une bite de rechange dans votre armoire à pharmacie.)

c’est après avoir franchi un petit pont que s’est offert à ma vue un autre écriteau : CHAMBRE À LOUER. j’ai mis le cap dessus et j’ai frappé à la porte. manquerait plus que ça que je n’aie pas frappé ! d’après vous, j’aurais dû faire quoi ? des claquettes en chemisette californienne blanche malgré mes fesses frigorifiées ?

naturellement, la porte s’est ouverte. sur une vieille dame. il caillait trop pour que je m’arrête aux traits de son visage. disons que, compte tenu de mes statistiques internes, je me suis convaincu qu’ils n’avaient rien d’exceptionnel. parlez d’un matheux qui phosphore, le cul gelé ! quoi qu’il en soit, et après m’être frotté les lèvres, j’ai articulé mes premiers mots.

je vois que vous avez une chambre à louer.

exact, et alors ?

j’ai quelque raison de penser qu’une chambre me ferait le plus grand bien possible.

suffit que vous ayez un dollar vingt-cinq.

pour une nuit ?

non, pour une semaine.

une semaine !

c’est ça.

doux jésus !

j’ai sorti un dollar vingt-cinq. ce qui m’en laissait deux ou trois. et j’ai jeté un œil sur l’intérieur. pute borgne ! quel grand feu ! cinq pieds de long sur trois de haut. n’allez cependant pas vous imaginer que la maison était la proie des flammes. simplement, un feu brûlait là où il fallait. dans une cheminée mirifique. rien qu’à la regarder, on pouvait ressusciter. et reprendre un kilo sans se mettre à table. près de l’âtre, se tenait un vieillard. qui se découpait parfaitement dans la splendeur incandescente du feu. empaffé de mes deux ! bouche bée, qu’il en était, à croire qu’il n’en revenait pas d’être là. d’ailleurs, il tremblait de tous ses membres. le genre de convulsion sans fin. l’image même du pauvre diable. j’ai fait un pas en sa direction.

pas de ça, mon neveu, a aboyé la vieille.

pardon ? mais je vous ai payé, et pour toute une SEMAINE.

qui dit le contraire ? mais ta chambre n’est pas dans cette maison, viens avec moi.

et la vieille a refermé la porte sur le pauvre diable, et je l’ai suivie dans l’allée qui remontait vers la grille. et quelle allée, putain de moine ! que de la boue. de la boue fendillée par le verglas. mon sens de l’observation ayant toujours été quasiment nul, je n’avais jusqu’alors pas fait attention à cette cahute qui paraissait avoir été fabriquée en carton-pâte. la vieille dame en poussa la porte, laquelle ne tenait plus que par miracle.

n’y a pas de verrou. mais personne ne viendra te déranger là-dedans.

je veux bien le croire.

et la vieille est repartie. je ne m’étais pas trompé dans mes supputations. je venais de voir son visage. rien d’humain, que de la viande plaquée sur de l’os, que de la pourriture sur une carcasse de poulet.

comme de bien entendu, pas la plus petite ampoule. juste un fil électrique qui flottait dans le vide. le sol aussi n’était que boue gelée. et, en guise de moquette, on avait déployé par terre un journal. mais il y avait un lit, pas de draps, juste une couverture genre papier à cigarette. pas deux ! une seule et toute maigrichonne. soudain, j’ai aperçu une lampe à pétrole ! le coup de bol ! la chance inouïe ! le don de dieu ! comme j’avais encore une allumette, je l’ai aussitôt craquée. ET LA LUMIÈRE FUT !

quelle vision superbe, elle semblait vivante, comme le versant ensoleillé d’une montagne, comme un courant chaud où frétilleraient des myriades de poissons, comme des chaussettes qui rappellent, lorsqu’elles sèchent, la douce odeur des toasts. j’ai réchauffé mes mains sur la petite flamme. qu’elles sont belles, mes mains ! c’est même la seule chose qui le soit chez moi. mes mains !

puis la petite flamme est morte.

j’ai examiné la lampe à pétrole mais, pour être né au XXe siècle, je n’y connaissais pas grand-chose. sauf qu’il ne fallait pas être sorcier pour comprendre qu’elle était vide. qu’elle manquait de fuel. de kérosène. bref, si ce n’est pas le bon mot, trouvez celui qui convient.

je suis ressorti dans la nuit étoilée que Dieu s’est plu à nous fourguer et m’en suis allé frapper de mes belles mains à la porte de la grande maison.

bien sûr que la porte s’est ouverte. et que la vieille s’est profilée dans l’encadrement. qui d’autre aurait pu d’ailleurs apparaître ? tout de même pas Mickey Rooney, hein ? j’en ai profité pour mater en douce le vieux diable tremblotant qui se cramponnait à son orgueilleuse cheminée. quel misérable petit tas de nullité !

se passe quoi ? a piaillé la vieille carcasse de poulet.

excusez-moi de vous déranger, mais c’est au sujet de la lampe à pétrole.

mouais ?

eh bien, elle ne marche plus.

tiens donc !

aussi, j’ai pensé que vous pourriez peut-être me refiler un peu de carburant.

ça va pas la tête, mon garçon ? ça coûte CHER, cette cochonnerie.

elle n’a pourtant pas claqué la porte. elle était VIEUX JEU. elle l’a donc refermée avec une sorte de suavité huilée et abjecte. ça dénotait des siècles d’entraînement. des ancêtres glorieux. avec des têtes de poulet. les voilà bien ceux qui, un jour futur, hériteront de la terre tout entière.

je n’ai pu que revenir dans ma chambre (?) et m’asseoir sur le lit jusqu’à ce que je sois, brutalement, saisi d’un besoin pressant : figurez-vous que, bien que n’ayant pas fait un seul repas depuis des siècles, une irrésistible envie de chier venait de s’emparer de moi. j’ai dû me relever, me refaufiler dans l’univers créé par Dieu et courir refrapper à la porte de qui vous savez. car, cette fois encore, ce ne fut pas Mickey Rooney qui m’ouvrit.

quéque y a ?

désolé de vous importuner à nouveau. mais il n’y a pas de toilettes dans ma chambre. sauriez-vous où je peux en trouver ?

mais là-bas, a-t-elle grogné en désignant du doigt un vague point.

Où ça exactement ?

LÀ-BAS ! et écoute voir…

voui ?

arrête de nous casser les pieds, mon garçon. chaque fois que quelqu’un cogne à la porte, c’est toi avec ta mine d’ahuri, et chaque fois, c’est tout L’AIR DU DEHORS que tu fais entrer CHEZ NOUS !

je suis navré.

pour le coup, la porte a claqué. et ça a été sur mes oreilles, puis sur mes couilles, comme une gifle brûlante. j’ai apprécié. mais aussitôt après j’ai bondi jusque vers ce qui était censé être les chiottes.

il n’y avait pas d’abattant sur la cuvette.

je me suis penché pour mieux voir à quoi j’avais affaire. le trou paraissait s’enfoncer jusqu’au centre de la terre. de tous les chiottes où j’avais posé culotte, c’était bien celui qui dégageait la pire des puanteurs, et ce n’était pas peu dire. une araignée noire et grasse y avait tissé sa toile, et elle s’y prélassait, sous la lueur de la lune. ayant l’air de savoir ce qu’elle voulait. allez chier après ça !

aussi ai-je réintégré ma chambre et me suis-je réassis sur mon lit. puis, j’ai levé l’une de mes mains si belles vers le fil électrique, le plus près possible. encore que j’aurais pu m’en rapprocher davantage, et d’ailleurs, plein de cette merde dont je ne m’étais pas débarrassé, j’ai commencé à m’y risquer, comme si la folie s’était emparée de moi. voilà pourquoi j’ai fini par me remettre debout et par sortir. après avoir marché jusqu’à la rue suivante, je me suis arrêté sous un arbre couvert de givre. un arbre immense. comparé à moi que rongeait cette merde qui ne pouvait sortir. juste en face, il y avait une épicerie encore ouverte. et sur son seuil, une femme dégoulinante de graisse qui taillait une bavette avec l’épicier. éclairés qu’ils étaient par le néon jaune, ils me paraissaient si proches que j’aurais pu les toucher. avec, en arrière-plan, toute cette BOUFFE. eux, les arts, la différence entre nouvelle et roman, Platon, et même le Captain Kidd, ils s’en torchaient. tout au plus s’intéressaient-ils à Mickey Rooney. morts, ils l’étaient certainement, mais en un sens ils avaient plus de flair que moi. le flair à l’état brut, celui des insectes et des chiens sauvages. alors que, moi, je n’étais qu’un étron. et encore !

j’ai repris derechef le chemin de ma cahute. au petit matin, sur la marge d’une page de journal, j’ai écrit une lettre à mon père. et l’ai postée, après avoir acheté une enveloppe et un timbre. je lui disais que je crevais de faim, et que, s’il voulait bien m’envoyer de quoi me payer le bus jusqu’à L.A., je laisserais tomber ces putains de nouvelles. regarde DeMass, lui faisais-je remarquer, il a chopé la syphilis et a fini en ramant comme un damné. allez, envoie le fric.

je ne me souviens plus si j’ai réussi à chier avant que n’arrive sa réponse. n’importe, j’ai aussitôt déchiré le haut de l’enveloppe. et j’ai secoué les pages. une bonne dizaine qu’il y en avait, toutes écrites des deux côtés. mais macache, pas le moindre billet. d’ailleurs, elle commençait ainsi, cette lettre : LA SOURCE EST TARIE !

… et tu me dois encore DIX DOLLARS que sans doute tu ne me REMBOURSERAS jamais ! pour gagner ce fric, je travaille dur. et il m’est impossible de t’entretenir pendant que tu écris ces nouvelles idiotes. si encore t’en avais VENDU une seule, ou acquis du METIER, ce serait différent, mais il suffit d’en lire une pour comprendre que t’es NUL. le public ne veut pas de ce genre de CONNERIES. essaie plutôt d’imiter Mark Twain. lui, c’était un grand. il savait faire rire ses lecteurs, alors que, dans tes nouvelles, les personnages ne font que se suicider, grimper aux rideaux ou assassiner leurs voisins. la vie ne ressemble pas à ce que tu décris. trouve-toi un bon job. FAIS quelque chose de tes deux mains…

et ça continuait comme ça pendant des kilomètres. j’ai renoncé à poursuivre. je ne lui avais réclamé qu’un peu de blé. mais j’eus beau de nouveau secouer les pages, que dalle ! je ne sentais plus le froid, j’étais déjà à l’article de la mort. pourtant, dans les heures suivantes, et comme j’avais repris mon errance, je suis tombé sur un autre écriteau qui disait qu’on avait besoin d’un homme. incroyable, non, ils recherchaient un poseur de rails sur la ligne de Sacramento. j’ai tout de suite signé. ça n’a pas été de la tarte ensuite. le reste de l’équipe ne m’aimait pas, et le convoi de repos – ça se voyait – datait du siècle précédent. une fois, comme j’essayais de récupérer, un des gars, qui s’était faufilé sous mon siège, m’en a soufflé toute la poussière à la gueule. les autres se sont tirebouchonnés. MERDEUX ! Bien que ce fût mieux qu’à Atlanta, je me suis quand même mis en colère, et le rigolo a dû se replier dans le fond du wagon, avec le reste de sa bande.

ce type est cinglé, qu’il a dit. hein, que vous n’allez pas me laisser tomber s’il rapplique ici ?

j’ai écrasé le coup. probable que Mark Twain en aurait tiré une scène divertissante. lui, il se serait rapproché d’eux, il aurait trinqué avec de tels merdeux, et même aurait poussé la chansonnette en leur compagnie. car c’était un homme, un vrai, le dénommé Sam Clemens, alias Mark Twain, tandis que, moi, je n’étais que l’ombre de moi-même, mais j’avais réchappé à Atlanta et, bien que je ne fusse pas tout à fait mort, j’avais de belles mains et encore un bout de chemin devant moi.

le convoi roule toujours.

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