Le tabaski de Bouki – Birago Diop
Bouki-l’Hyène commençait à douter de maints enseignements des plus vieux du Clan, notamment de leurs leçons entre autres qui montraient choses, bêtes et gens par trop disposés à l’occasion à l’endroit de eux de sa race.
Les vieilles grand-mères Hyènes avaient beau assurer à leurs petits enfants (qui avaient droit jusqu’en leur jeunesse avancée au doux nom de M’Bar) que « tous les fourrés ne peuvent pas détester à la fois M’Bar », Bouki-l’Hyène pour sa part jugeait autrement maintenant la Brousse et ceux qui la peuplaient.
Fauves facilement irritables, prompts à montrer crocs et griffes ; porteurs de cornes trop méfiants ou trop insolents ; porteurs de bosse dont la ruade ne te manque pas au retour, si elle t’a raté à l’aller ; porteurs de charges aux longues oreilles trop bien gardés par les gourdins ou les lances des creuseurs de troncs ; Bouki-l’Hyène savait que tous ceux-là : Lions, Panthères, Antilopes, Taureaux, Chameaux, Ânes et autres Singes malappris, n’étaient ni des amis ni des alliés. Pas plus que les bosquets et les fourrés où elle cherchait refuge parfois. Pas plus que le Vent qui portait sa forte et épaisse odeur aux narines trop sensibles du gibier qu’elle guettait. Pas plus que la poussière que soulevait le Vent et qui lui bouchait les yeux, lui dérobait la proie escomptée et l’obligeait à parler du nez.
Elle commençait à savoir qu’il ne servait à rien peut-être de se mettre en colère contre la Brousse ni contre ses habitants ; qu’il vaut mieux être bon marcheur que de bouder contre l’étendue de la Savane ; que se fâcher contre la Poussière n’a jamais dissipé celle-ci…
Elle commençait à apprendre beaucoup d’autres choses et de sa fraîche science en ce qui concernait les gens, elle avait retiré qu’il était possible de vivre avec eux à la condition de ne pas toucher trop souvent à ce qu’ils considéraient comme leurs biens…
Elle s’était souvenue cependant un matin que parmi tout ce que lui racontait Mame Bouki sa grand-mère, histoires des bêtes, contes et légendes des hommes, revenait souvent le nom de N’Djour, le nom d’un village où les Hyènes étaient bien accueillies, longtemps, bien longtemps avant même qu’un de leurs Ancêtres y eut rendu un précieux service à la famille d’un des plus grands notables du pays.
Et Bouki-l’Hyène s’en était allée à la recherche du Village de N’Djour où elle arriva un soir après avoir marché des nuits et des jours en passant assez loin des champs labourés et récoltés par des hommes et des femmes et des enfants qui ne semblaient pas trop la connaître ou tout au moins paraissaient ne pas apprécier outre-mesure sa compagnie. Elle avait gaiement évité au cours de son long voyage les tentations qu’auraient pu faire naître la vue des troupeaux plus ou moins bien gardés, et les désappointements et mésaventures qui en auraient été la suite.
Ceux du Village de N’Djour, comme tous ceux du Pays s’étaient convertis depuis longtemps à l’Islam après le passage des hordes toucouleurs qui avaient coupé les tresses, rasé les têtes et tranché les cous de maints aïeux des cousins de Bouki-l’Hyène qui se montraient récalcitrants ou hésitants ; et après le séjour, moins ensanglanté, plus pacifique et nourri de ferveur, d’exemple de grande piété pour les grandes personnes et d’enseignement des rudiments du Coran pour les élèves des marabouts maures ; mais aucune famille de N’Djour n’avait encore oublié ses origines et les vieux savaient toujours les liens du sang noués de tous temps entre leurs aïeux et le clan de Bouki-l’Hyène.
Si Bouki-l’Hyène ne fut pas accueillie avec trop d’éclat ni par des agapes, c’était d’abord parce que l’on traversait la période de disette de la soudure où les greniers étaient vides à N’Djour comme partout ailleurs et toutes les bêtes parties en transhumance vers le Grand Fleuve ; ensuite parce que Bouki-l’Hyène était arrivée à N’Djour aux premiers jours du Ramadan et qu’en bons musulmans, grands et petits, hommes et femmes y faisaient carême.
En attendant les nuits moins austères et les jours d’aisance et peut-être d’abondance, Bouki-l’Hyène fit connaissance avec des arrière-arrière-cousins et cousines de N’Djour. Elle se montra utile et rendit de menus services aux hommes et surtout aux femmes qui l’envoyaient au puits et au bois mort.
Poulo-le-Berger qui, il est vrai, n’était ni de près ni de loin, ni d’Adam ni d’Eve, parent de Bouki-l’Hyène, refusait cependant, soir comme matin, de se laisser aider par celle-ci à la traite des vaches gardées au Village et dont il avait la surveillance.
Au bout du long mois de jeûne et à la fête de la Korité que ceux qui firent le pèlerinage de La Mecque et même les Talibés qui n’avaient été qu’au pays tout proche des Maures appelaient l’Aïd Seghir, on consola Bouki-l’Hyène de sa déception bien manifeste de n’avoir eu comme festin que de la bouillie de mil arrosée chez les uns de lait sucré relevé de beurre fondu, lait caillé, lait endormi ou lait frais ; bouillie de mil accommodée chez les autres de crème d’arachide à la farine de baobab et au miel rougie à l’huile de palme.
On lui fit comprendre que neuf semaines seulement séparaient tout le monde, croyants et mécréants de la grande Fête, de l’Aïd Kébir, que ceux qui n’avaient été ni sur le chemin du Salut de La Mecque ni au pays tout proche des Maures apprendre le Coran et les préceptes de l’Islam, continuaient à appeler la Tabaski.
Et Bouki-l’Hyène, toujours complaisante, attendit patiemment le retour des bêtes parties depuis des lunes vers le Grand Fleuve et l’arrivée de cette fête du mouton dont les enfants de N’Djour avaient plein la bouche. Elle avait entr’aperçu dans la cour de certaines demeures des béliers plus gras que de raison qui, lui dit-on, devaient être les premiers sacrifiés ce jour-là. Ils appartenaient à de fervents marabouts et à d’opulents disciples de ces marabouts.
— Vous ne m’oublierez pas ? demanda Bouki-l’Hyène aux maîtres de maison.
— T’oublier en quoi, Bouki ? s’informaient ceux-ci.
— Le jour de la Tabaski, pour toute cette viande et cette graisse ?
— Bien sûr que tu ne seras pas oubliée, Bouki. Mais comment saura-t-on où te trouver, et comment pourra-t-on te toucher et t’inviter ?
— C’est bien simple. Vous n’aurez qu’à taper et faire taper, ce jour-là, sur tout ce qui résonne, tam-tams grands ou petits, calebasses, marmites ou autres ustensiles, crier et faire crier :
N’Dang sa Voura !
N’Dang sa Voura !
Et Bouki-l’Hyène s’en fut dans toutes les demeures, celles de ses cousins et cousines, celles des amis de ses cousins et cousines, celles des amis des amis de ses cousins et cousines.
Tapez fort et rythmez :
N’Dang sa Voura !
N’Dang sa Voura !
pour m’appeler le jour de la Tabaski.
Et le jour de la Tabaski arriva enfin.
À l’aube, les enfants emmenèrent à la rivière et baignèrent les béliers après avoir provoqué tout le long de leur chemin des combats entre les futures victimes des sacrifices.
Pas plus que Poulo-le-Berger pour la traite des vaches restées au Village, les cousins, les amis des cousins, les amis des amis des cousins de Bouki-l’Hyène, ne voulurent de l’aide offerte gracieusement par celle-ci pour l’abattage, le dépouillage ou le dépeçage des animaux qui allaient être tués immédiatement après la Grande Prière. Les maîtres de maison préféraient sans doute aucun les offices des Maures et des pourognes esclaves de Maures bien meilleurs bouchers que Bouki-l’Hyène et qui proposaient leurs services depuis la veille et l’avant-veille.
Tandis que les femmes et les jeunes filles s’affairaient dans les cuisines et les cours des demeures pour allumer déjà les feux et préparer les ustensiles, tandis que les hommes et les garçons se dirigeaient vers la vaste place de la grande prière nettoyée et recouverte de sable blanc, Bouki-l’Hyène, mécréante qui jamais ne fut dans une mosquée ni même derrière un marabout faisant ses dévotions, Bouki-l’Hyène allait s’étendre à l’ombre de l’arbre-des-palabres pour y attendre la fin des oraisons, le retour des chefs de famille propriétaires des moutons, marabouts, notables et disciples mariés. Le retour des hommes et des garçons et les sacrifices tant attendus de la viande tant espérée…
Et Bouki-l’Hyène s’était assoupie à l’ombre encore fraîche de l’arbre des palabres.
La Grande Prière faite, les litanies psalmodiées et le prêche dit par l’Imam, chacun regagna sa demeure en quémandant déjà en chemin
auprès des voisins, parents et amis, pardon et rémission de ses offenses.
Puis on égorgea les moutons…
Brusquement un roulement sourd de tam-tams venu de la première demeure au levant du Village fit bondir Bouki-l’Hyène.
N’Dang sa Voura !
N’Dang sa Voura !
— J’arrive ! fit Bouki-l’Hyène qui fila vers l’appel. Elle approchait de la clôture de la maison quand du couchant du Village lui parvinrent des battements de mains sur une calebasse renversée.
N’Dang sa Voura !
N’Dang sa Voura !
— J’arrive ! fit-elle en rebroussant chemin.
Elle arrivait au milieu du Village, quand lui parvint le tintement d’un bout de fer sur le ventre rebondi d’une marmite, d’une des dernières maisons à sa droite.
— J’arrive ! nasilla-t-elle en se dirigeant vers le Nord.
N’Dang sa Voura !
N’Dang sa Voura !
lança la voix espiègle de Tama le petit tambourin dans la cour d’une maison du Sud.
— J’arrive ! lui répondit Bouki-l’Hyène en faisant demi-tour.
Tous les moutons du Village égorgés, dépouillés, dépecés étaient maintenant entre les mains des ménagères grandes et petites et des jeunes garçons.
Et dans l’air flottait déjà épaisse, l’odeur de la grillade qui enveloppait le nez de Bouki-l’Hyène, courant à droite, à gauche, devant, derrière pour répondre à tous les appels qui lui parvenaient maintenant de tous les coins et recoins du Village, les uns après les autres.
N’Dang sa Voura !
— J’arrive !
N’Dang sa Voura !
— J’arri… ve ! Heu !
N’Dang sa Voura !
N’Dang sa Voura !
— J’arri… heu ! heu !
N’Dang sa Voura !
N’Dang sa Voura !
N’Dang sa Voura !
— J’ar… rri… heu ! heu ! hon !
N’Dang sa Voura !
— J’ar… rr !… Heu ! Heu ! Hon ! Hon !
Et Bouki-l’Hyène s’était affalée, pattes molles, sous l’arbre-des-palabres dont l’ombre s’était rétrécie.
Yeux clos, le flanc comme le soufflet de la forge de son cousin Teugg, langue pendante, bave aux babines, elle ne répondait plus aux innombrables invites qui partaient des cours des demeures de ses cousins, des amis de ses cousins et des amis des amis de ses cousins que par des « hon ! » d’agonisant.
N’Dang sa Voura !
— Hon !
N’Dang sa Voura !
— Hon !
N’Dang sa Voura !
— … Hon !
Et Bouki-l’Hyène n’a jamais mangé de viande de Tabaski.