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Le prix du chameau – Birago Diop

Le prix du chameau – Birago Diop

Un vent violent arrachant les toits de chaume s’était abattu sur le village de Keur-N’Diatjar et portait au plein de son sein un tourbillon qui reliait le ciel et la terre. Sillonnant les sentes et les venelles et raclant les enclos le tourbillon avait laissé ses traces dans toutes les cours des maisons du village.

Les rayons de soleil qui frappaient la nuque de Bilal le muezzin tourné vers l’Orient pour l’appel des fidèles à la prière de Tisbar s’étaient refroidis. Le soleil entamant son chemin descendant s’était terni et le ciel était devenu noir.

Le vent et le tourbillon qu’il avait entraîné laissaient dans leur sillage tout le village de Keur-N’Diatjar dans les ténèbres.

Tous les habitants étaient devenus aveugles quand le soleil s’alluma de nouveau avant de s’abîmer au couchant.

Tous.

Tous, sauf Barane, fils de Mor-le-Vieux et frère de Penda et de Faty, Barane qui ce jour-là était resté au champ depuis le matin jusque après le passage du vent et du tourbillon.

Barane avait regagné la demeure paternelle au milieu des cris et des lamentations auxquelles seul ne participait pas son père Mor-le-Vieux.

Et pour Barane tout seul la nuit s’était terminée après le dernier chant du coq.

Aux premières ardeurs des rayons du jour, Mor-le-Vieux avait appelé son fils :

— Barane, que fait le village ? Dis-le-moi, toi qui y vois encore.

— Père, tu entends d’ici les pleurs et les gémissements. Chacun tâtonne cherchant ses effets, sa porte ou les siens.

— Barane, dit le père, d’ici que nous retrouvions le sentier des champs il nous faudra un long apprentissage. Avant que les greniers ne soient complètement vides, va vendre le chameau qui nous reste. Va, et vends-le avec de la chance.

Et Barane s’en fut sur les sentes et les chemins à travers les pays où les gens y voyaient encore comme lui.

Les pays des sables qu’il parcourut n’étaient sans doute pas plus florissants que les terres qui entouraient le village de Keur-N’Diatjar, car ni les cultivateurs, ni les bergers, ni les pêcheurs n’offrirent à Barane de lui acheter son chameau.

Et Barane s’en alla plus loin, plus loin vers l’Est. Il franchit le grand fleuve et rencontra un soir une longue caravane de bœufs lourdement chargés.

— Voilà un chameau qui ferait bien mon affaire, déclara le Chef de la caravane. Est-il à vendre ? demanda-t-il à Barane.

— Il est à vendre, répondit Barane.

— Combien en veux-tu ?

— Que m’en offres-tu ?

— Je t’en donne trois bœufs avec leur charge de mil.

— C’est tout ? interrogea Barane.

— Quatre bœufs avec leur charge.

— C’est tout, rien de plus ?

— Oui, c’est tout. Et je trouve que c’est beaucoup, affirma le Chef de la caravane.

— Ce n’est pas assez pour moi, déclara Barane.

Quatre bœufs lourdement chargés de mil, le prix de son chameau sans aucun doute. Mais le père Mor-le Vieux lui avait recommandé de vendre l’animal « avec de la chance », et le Chef de la caravane n’avait pas ajouté à son offre les seuls mots : « ak barké ».

Et Barane s’en était allé plus loin, plus loin encore…

Il avait traversé le Pays où les femmes vannaient du sable-d’or au bord de l’eau, toute jeune encore, fraîche, claire et turbulente du fleuve.

On lui avait offert pour son chameau, dans les villages où ce n’était que chants et danses nuit et jour, fêtes et ripailles à longueur de lune, des pépites grosses comme le pouce, des poignées et des calebassées de poudre d’or. On lui avait offert des pagnes teints à l’indigo des plus beaux bleus et des boubous ouvragés et ornés sur toutes les coutures. On lui avait offert des greniers de mil et des ânes gros et gras pour charger ce mil.

Mais aucun de ceux qui voulaient acquérir sa bête contre ces fortunes ne lui avait dit qu’il l’achetait « avec de la chance » et Barane n’avait pas voulu céder son chameau.

Et Barane s’en était allé plus loin, plus loin encore.

Il avait rencontré d’immenses troupeaux qui descendaient vers le Vaste Fleuve avec leurs veaux gambadants, leurs génisses aux flancs reluisants et aux fesses rebondies, leurs taurs déjà assagis, leurs vaches aux mamelles pleines comme des outres, leurs taureaux au fanon traînant jusqu’à terre.

Des Chefs maures, des bergers peulh lui avaient offert taurs, génisses, vaches pleines et vaches suitées contre son chameau.

Mais ils n’avaient pas ajouté à leurs prix les mots « ak barké », et Barane n’avait pas voulu se séparer de sa bête.

Et Barane s’en était allé plus loin, plus loin encore.

Loin, loin vers l’Est, au pays des pierres mortes et des montagnes rouges, Barane rencontra au milieu du jour, ployant sous un fagot d’épineux, un vieillard aux reins ceints de haillons.

— Où te mènent tes pas, mon fils ? s’enquit en chevrotant le Vieillard après les salutations.

— Je vais vendre cet animal, expliqua Barane.

— Je ne crois pas que tu puisses trouver acquéreur dans ce pays où je suis le moins pauvre, moi qui ne possède que ce fagot d’acacia que j’ai eu « avec de la chance ».

— Veux-tu m’acheter mon chameau ? proposa Barane.

— Je ne pourrais te l’acheter que contre ce bois mort « ak barké », dit le Vieillard.

— Tiens, il est à toi, dit Barane en tendant la corde attachée au nez du chameau.

Et Barane, le fils de Mor-le-Vieux, céda son chameau au Vieillard loqueteux pour un fagot d’épineux. Car le Vieillard avait ajouté au marché les mots que Mor-le-Vieux avait exigés en sus du prix : « avec de la chance ».

Son fagot d’épineux sur la tête Barane s’en retourna sur ses longs pas.

Il arriva à Keur-N’Diatjar à la fin d’une longue journée plus triste encore que celle où il en était parti. Une journée grise et froide où le Soleil lui-même grelottait et s’emmitouflait dans le Ciel du Couchant.

— Père, j’ai vendu le chameau, dit Barane en rentrant dans la case familiale où mourait un maigre feu que semblaient couver Mor-le-Vieux et ses deux filles Penda et Faty.

Le froid était à couper au couteau.

Les cases du village semblaient serrer plus fort leurs enclos ainsi que des pagnes autour des tailles des femmes pour se tenir plus chaud.

— Combien as-tu vendu le chameau, fils ? s’informa Mor-le-Vieux. Où en est le prix ?

— Le prix est dans la cour, père. Je l’ai vendu pour un fagot d’épineux.

— Contre un fagot d’épineux ? ? ? s’ahurit Mor-le-Vieux.

— Oui, père, un fagot de bois mort. J’ai vendu ton chameau au seul acheteur qui m’a offert son prix en y ajoutant « avec de la chance » comme tu me l’avais demandé.

— Notre misère ne peut être plus grande, avec l’aide de Dieu, car elle semble avoir atteint ses limites, se résigna Mor-le-Vieux. Le feu se meurt, mon fils ; ton fagot est donc le bienvenu. Porte-nous quelques brindilles.

Barane alla chercher une brassée de bois mort.

Il cassa deux brindilles et attisa les braises mourantes.

Le bois gémit et craqua. Une flambée s’éleva en même temps que les cris que poussèrent Mor-le-Vieux et ses deux filles : « J’y vois ! J’y vois ! J’y vois ! ! ! »

Mor-le-Vieux prit une brindille. Penda prit une brindille. Faty prit une brindille. Le père et les sœurs de Barane allumèrent les brindilles au foyer flambant et rougeoyant et les approchèrent de leurs yeux qui renaissaient en effet à la lumière.

Ils y voyaient à nouveau.

La famille de Mor-le-Vieux n’attendit pas la tombée de la nuit pour crier la nouvelle à travers le village.

Et tous ceux du village, grands et petits, vieux et jeunes, hommes et femmes, vinrent, aveugles, tâtonnant de leurs cannes ou bras tendus dans la demeure de Mor-le-Vieux et s’en retournèrent chez eux ayant recouvré la vue après avoir allumé au foyer de Mor-le-Vieux et approché de leurs yeux morts une brindille du fagot d’acacia du Vieillard loqueteux.

Et chaque père de famille, chaque mère, tous les hommes et toutes les femmes apportèrent ce qu’ils avaient de plus cher et de plus beau à la famille de Mor-le-Vieux.

Mais pour conjurer le sort et éloigner à jamais de leurs demeures les esprits malfaisants, les habitants de Keur-N’Diatjar (le Village-de-ceux-qui-voient) débaptisèrent leur village et l’appelèrent N’Goumbe (Cécité).

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