Sélectionner une page

Le moment de notre conte de Noël est arrivé – Charles Bukowski

Le moment de notre conte de Noël est arrivé – Charles Bukowski

le moment de notre conte de Noël est arrivé, écoutez de toutes vos oreilles, les petits.

— ça y est, a fait mon pote Lou, cette fois, j’ai trouvé le bon plan.

— ah, vouais ?

— vouais.

je me suis resservi un verre.

— mais faut qu’on s’associe.

— ça va de soi.

— bon, l’avantage, c’est que tu sais causer, que tu racontes bien des tas d’histoires intéressantes, qu’elles soient vraies ou fausses.

— finement observé.

— là, n’est pas la question. écoute plutôt la suite. que je t’explique ce qu’on va faire. tu connais Molino’s, le bar qui est en bas de la rue ? sélect, non ? bon, tu t’y pointes, tout ce qu’il te faut c’est de quoi t’offrir le premier coup. au besoin, je t’aiderai. donc, t’es dans la place, assis, caressant ton verre et cherchant du regard le mec friqué. dans ce bar, c’est pas ça qui manque. une fois que tu l’as repéré, tu te diriges vers lui – trouve-toi un prétexte –, tu t’assieds à ses côtés et tu attaques, à fond la caisse. obligé qu’il apprécie ! quand t’es bourré, t’as une de ces jactances. je me rappelle la nuit où tu m’as baratiné comme quoi t’étais chirurgien. même que tu m’as expliqué en long et en large l’opération de l’intestin grêle. lui, en tout cas, ton friqué, il va t’offrir à boire toute la soirée sans manquer de t’accompagner, sinon tu y veilles. lorsque le bar fermera, tu lui proposeras de faire quelques pas en ta compagnie, disons du côté d’Alvarado Street, droit sur cette ruelle que tu connais. auparavant, tu l’auras appâté avec de la cramouille bien fraîche. enfin, tu trouveras bien ! l’essentiel est qu’il te suive jusque-là, car, moi, je l’y attendrai avec ceci.

Lou s’est interrompu pour aller chercher derrière la porte une batte de base-ball. pas un jouet d’enfant. le kilo trois, facile !

— seigneur jésus, mais avec ça il est mort, ton mec !

— non, NON, on ne peut pas tuer un ivrogne, t’en sais quelque chose ! évidemment, s’il a rien bu… j’y serai forcé. tandis que s’il ne tient plus sur ses jambes, je l’assomme, c’est tout. on lui pique son morlingue et on fait parts égales.

— à ceci près que la dernière chose dont il se souviendra, ce sera qu’on était ensemble, lui et moi.

— ben, oui.

— je veux dire qu’il va forcément SE SOUVENIR de moi. dans cette histoire, celui qui tient la batte a le meilleur rôle.

— mais si on veut que ça marche, ce ne peut être que moi, vu que pour ce qui est du bourre-mou, c’est toi le champion.

— je ne bourre le mou de personne.

— t’as donc ÉTÉ chirurgien…

— écrase ! n’empêche, ta combine ne me plaît pas – lever un pigeon, c’est pas mon truc, et tu sais pourquoi ? parce que je suis un chic type, tout simplement.

— faux, t’es pas un chic type. mais le fils de pute le plus viceloque que j’ai jamais rencontré. c’est d’ailleurs à cause de ça que je t’ai à la bonne. je parie que ça te donne envie de me dérouiller. vas-y. tu peux même frapper le premier. quand je travaillais à la mine, je me suis bigorné au manche de pioche avec un mec. d’entrée, il m’a pété le bras, et tout le monde m’a cru fini. or je lui ai écrasé la gueule avec une seule main. et après, il n’a jamais plus été le même. il a viré dingue, fallait l’entendre avec sa bouche tordue dégoiser du matin au soir des tas de conneries. alors, vas-y, ouvre le feu.

et il m’a offert sa gueule couturée de grand saurien.

— non, vas-y, toi, lui ai-je dit, FRAPPE-MOI, ENCULÉ !

il ne s’est pas fait prier. comme j’étais assis, j’en suis parti à la renverse. quand je me suis relevé, je lui en ai collé une dans le bide. sauf que son contre m’a envoyé valdinguer contre l’évier. j’ai entendu le bruit d’un plat qui se brisait en tombant sur le sol. je me suis saisi d’une bouteille de vin vide et la lui ai balancée à la tronche. il l’a évitée, et elle est allée se fracasser contre la porte d’entrée. laquelle s’est ouverte. pour laisser place à notre proprio, une blonde, incarnation de la jeunesse. c’était si inattendu qu’on en est restés paralysés, tout juste capables de la dévorer du regard.

— on arrête les frais, a-t-elle grogné.

puis, elle s’est tournée vers moi :

— je vous ai vu hier soir.

— hier soir ? impossible.

— vous étiez dans le terrain à côté de notre immeuble.

— je n’y étais pas.

— si, vous y étiez, mais vous ne devez pas vous en rappeler, voilà tout ! faut dire que vous en teniez une sacrée, mais, grâce au clair de lune, je vous ai quand même vu.

— bon, d’accord, et alors ?

— vous étiez en train de pisser. eh oui, je vous ai vu pisser en plein milieu de ce terrain vague éclairé par la lune.

— ça ne me ressemble pas.

— c’était vous. surtout, ne recommencez pas, sinon je vous vire. les gens de votre espèce, on n’en veut pas ici.

— bébé, s’est alors écrié Lou, je t’aime, mon dieu, je t’aime si fort que si t’acceptais, ne serait-ce qu’une fois, de coucher avec moi, parole, je me coupe les bras !

— fermez-la, soiffard débile !

là-dessus, elle a refermé la porte, on s’est rassis et on est repartis à picoler.

avec du gros rouge qui tache. toute ma vie, on m’aura viré de partout à cause de bêtises de ce genre. j’ai eu beau accepter n’importe quel boulot, être mal payé, et me faire chier comme un rat mort, à la porte, et que ça saute ! somme toute, ce n’était pas plus mal. et du coup, l’envie de me raconter m’a repris. vous savez, quand on parle, que votre bouche s’ouvre et se ferme, qu’on vous écoute, qu’on rit, qu’on se gratte la tête et qu’on vous verse à boire. et pourtant Lou avait un bracelet-montre, des bagues aux doigts et un mornifle bêtement aux abois. j’ai donc dû en remettre des tonnes, mais le vin m’y a aidé. j’y suis allé de mes histoires de prisons, de poseurs de voies, de bordels. c’est ce qu’il a aimé le plus, les histoires de bordels. particulièrement celle où le client s’allonge à poil dans la baignoire vide, attendant pendant une heure que le laxatif fasse de l’effet à la pute, pour qu’ensuite elle lui vide ses intestins dessus tandis qu’il éjacule jusqu’au plafond.

— non, VRAIMENT ?

— vraiment.

j’ai enchaîné sur celle du miché qui passait tous les quinze jours et qui ne mégotait pas sur les prix. tout ce qu’il voulait, c’était que la pute se déloque, il en faisait autant, et ensuite ils jouaient aux cartes tout en bavardant. assis autour d’une table, rien d’autre. au bout de deux heures, il se rhabillait, lui disait au revoir et prenait le large. jamais, il ne l’a touchée.

— diable !

— c’est comme ça.

j’ai alors décidé que je ne voyais plus d’inconvénient à ce que Lou marque un home run sur le crâne de l’autre. qui ne pourrait être qu’un gros mange-merde. un étron inutile qui m’aurait sucé jusqu’à la moelle en me crachant quand même des bouts de sa propre vie. d’ailleurs, quand je l’ai vu, dans ce bar, il était collé à son tabouret, gluant de suffisance, alors que tout ce qu’il avait jamais fait, c’était d’avoir joué le jeu dans une société décervelée.

— vous aimez les petites jeunes ? lui ai-je demandé.

— oh que voui, oh que voui !

— dans les 15 ans et demi ?

— oh, con, voui !

— y en a justement une dans le train de Chicago, celui qui arrive à 1 h 30. elle devrait débarquer chez moi vers 2 h 10. propre sur elle, ardente à la besogne et n’ayant pas sa langue dans la poche. bon, je sais ce que je risque en vous mettant sur ce coup, aussi faut me faire confiance en retour. disons que vous me refilez dix dollars tout de suite, et dix autres quand vous avez fini. c’est dans vos moyens ?

— voui, voui, c’est parfait.

plongeant une main dans sa poche, il en a ressorti dix dollars puants.

— o.k. quand ils vont fermer, vous me suivrez.

— absolument.

— autre chose, elle a des éperons d’argent incrustés de rubis, elle peut se les mettre et vous labourer les cuisses jusqu’à ce que vous expédiez la semence. ça vous tente ? mais c’est cinq dollars de mieux.

— non, je préfère sans éperons.

quand enfin il a été 2 heures du matin, je suis parti avec lui, en l’entraînant vers la ruelle. mais qui sait, peut-être que Lou n’y serait pas ? peut-être que le vin l’aurait mis hors de combat, ou qu’il se serait dégonflé ? un coup de batte pouvait tuer son homme. ou le transformer en légume pour le restant de son existence. sous le clair de lune, nous avons continué d’avancer en titubant, sans jamais croiser personne, comme si la ville s’était vidée de ses habitants.

ça allait être du gâteau !

on est arrivés dans la ruelle. et Lou y était.

mais le gros tas l’a vu. se protégeant du bras, il s’est baissé quand Lou a levé sa batte, si bien que je me la suis prise juste derrière l’oreille droite.

en m’écroulant dans cette ruelle infestée de rats, j’ai fugitivement pensé : j’en ai quand même dix, j’en ai quand même dix. et lorsque mon corps s’est écrasé sur ces préservatifs usés, ces pages de journaux arrachées, ces bouchons qui ne serviraient plus, ces clous, ces allumettes, et leurs pochettes, ces vers de terre desséchés, lorsque j’ai touché le fin fond de cette ruelle de pipes vite faites, d’ombres poisseuses et immondes, de chats affamés, de rôdeurs, de pédoques, alors et alors seulement j’ai réalisé quelle chance était la mienne.

puisqu’il est écrit qu’un jour futur, le monde appartiendra aux humbles.

à peine si j’ai pu alors entendre le gros tas se tirer et sentir Lou me faire les poches. la seconde d’après, j’étais hors circuit.

Archives par mois