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Le grand troupeau – Jean Giono

Le grand troupeau – Jean Giono

(Extrait)

Le bélier s’avance et vient reconnaître l’enfant comme un agneau.

« Laisse-le, dit le berger. C’est un bon signe quand les bêtes sont là pour les naissances. Une bête de plus sur la terre. Alors garçon, tu veux que je te fasse les présentation des bergers ?

– Oui, dit Olivier. Donnez-le-lui. Mettons toutes les chances de son côté. »

Le berger prend l’enfant dans ses bras en corbeille.

Il souffle sur la bouche du petit.

« Le vert de l’herbe », il dit.

Il souffle sur l’oreille droite du petit.

« Les bruits du monde », il dit.

Il souffle sur les yeux du petit.

« Le soleil.

« Bélier, viens ici. Souffle sur ce petit homme pour qu’il soit , comme toi, un qui mène, un qui va devant, non pas un qui suit.

« Et maintenant, à moi.

« Enfant, dit le berger, j’ai été pendant toute ma vie le chef des bêtes. Toi, mon petit, par la gracieuseté de ton père, je viens te chercher au bord du troupeau, au moment où tu vas rentrer dans le grand troupeau des hommes, pour te faire les souhaits.

« Et d’abord, je te dis : voila la nuit, voilà les arbres, voilà les bêtes ; tout à l’heure tu verras le jour. Tu connais tout.

« Et moi, j’ajoute :

« Si Dieu m’écoute, il te sera donné d’aimer lentement, lentement dans tous tes amours, comme un qui tient les bras de la charrue et qui va un peu plus profond chaque jour.

« Tu ne pleureras jamais la larme d’eau par les yeux, mais, comme la vigne, par l’endroit que le sort aura taillé et ça te fera de la vie sous les pieds, de la mousse sur la poitrine et de la santé tout autour.

« Tu feras ton chemin de la largeur de tes épaules.

« Il te sera donné la grande facilité de porter souvent le sac des autres, d’être au bord des routes comme une fontaine.

« Et tu aimeras les étoiles !

– Brave, dit sourdement le grand-père.

– Il va prendre froid.

– Laisse, femme, laisse. Il faut que nous ne lui fassions voir tout de suite ce que c’est, l’espérance ! »

Le berger hausse l’enfant à bout de bras, au-dessus de sa tête. Le bélier ronronne vers l’horizon d’entre ses grandes cornes épanouies. Et, comme sous ce ronflement d’amour, la nuit là-bas s’éclaire :

« Saint-Jean ! Saint-Jean ! crie Julia, regardez ! »

L’étoile des bergers monte dans la nuit.

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