Sélectionner une page

Le garçon de bureau est parti – Fernando Pessoa

Le garçon de bureau est parti – Fernando Pessoa

88

Celui qu’on appelle le garçon de bureau est parti aujourd’hui, définitivement à ce qu’on m’a dit, pour son village natal — ce même homme que j’ai pris l’habitude de considérer comme partie intégrante de cette maison humaine où je vis et, par conséquent, de moi-même et du monde qui est le mien. Il est parti aujourd’hui. Dans le couloir — rencontre fortuite permettant la surprise attendue de nos adieux — je lui ai donné l’accolade, il me l’a rendue timidement, et j’ai eu assez d’anti-âme pour ne pas pleurer comme, dans mon cœur, le désiraient sans moi mes yeux brûlants.

Toutes ces choses qui ont été nôtres, même par le seul jeu de la vie en commun ou le hasard de notre vision propre, par cela seul qu’elles ont été nôtres, sont devenues un peu de nous. Cet homme qui est parti aujourd’hui, pour quelque village de Galice dont j’ignore même le nom, n’a pas été, pour moi, un simple garçon de bureau : il a été une partie vitale, parce que visuelle et humaine, de la substance de ma vie. J’ai été diminué aujourd’hui. Je ne suis plus tout à fait le même : le garçon de bureau est parti.

Tout ce qui se produit dans cet ici où nous vivons, c’est en nous qu’il se produit. Tout ce qui prend fin dans ce que nous voyons, c’est en nous qu’il prend fin. Tout ce qui a existé —si nous l’avons vu tandis qu’il existait — c’est de nous qu’il a été enlevé quand il a disparu. Le garçon de bureau est parti.

C’est plus lourd, plus vieux, moins décidé, que je m’assieds devant mon grand pupitre et que j’entame la suite des écritures commencées hier. Mais la vague tragédie d’aujourd’hui interrompt, par des réflexions que je ne maîtrise qu’à grand-peine, le processus automatique des écritures faites dans les règles. Je n’ai pas le cœur à travailler, sauf dans la mesure où je peux, grâce à une active inertie, me faire esclave de moi-même. Le garçon de bureau est parti.

Oui, demain ou un peu plus tard, le jour où sonnera pour moi le glas muet de la mort ou du départ, je serai à mon tour celui qui n’est plus là, le vieux registre de bureau qu’on va ranger dans un placard sous l’escalier. Oui, demain, ou bien quand le Destin en décidera, prendra fin celui qui, en moi, a fait semblant d’être moi. Retournerai-je à mon pays natal ? Je ne sais. Aujourd’hui, on voit mieux la tragédie du fait même de l’absence, on la ressent mieux du fait même qu’elle ne mérite guère d’être ressentie. Mon Dieu, mon Dieu, le garçon de bureau est parti.

Archives par mois