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Le fou du marabout – Birago Diop

Le fou du marabout – Birago Diop

« Alif, Lame, Mime… »
Mimouma Kat
N’Dakh gheum na !

(« A.L.M. »
Je ne nie point
Car je crois !)

« Il n’y a point de doute sur ce Livre
Il est la règle de ceux qui craignent le Seigneur ! »

Entamant le verset de la Sourate de la Vache, l’homme regardait fixement, yeux perdus, le pont qui enserrait les berges de la rivière.

Les rives en étaient bien marquées et le sol était moins meuble que le jour où il céda sous les pas de M’Baba, le Maître des Lavanekatts rythmant les mêmes paroles sacrées… après avoir rimé des sentences profanes.

Il y avait longtemps que les Woloffs, nourris aux préceptes de l’Islam et abreuvés aux sages enseignements de doctes marabouts toucouleurs ou maures, avaient enlevé à la Rivière son nom de Yadjine que les Serères-Nones, mécréants, buveurs de vin de palmiste et saigneurs de rôniers avaient donné à la seule eau courante du pays depuis le Oualo jusqu’à la Pointe de Sangomar.

Les talibés fervents, fiers de leur fraîche science, après les vieux disciples qui eux aussi avaient puisé l’inspiration un jour sur ses rives, l’appelaient la Rivière de Lane…

L’homme disait et chantait, comme d’autres et d’autres disciples avaient naguère dit et chanté jusqu’au Saloum, invoquant le Maître disparu avant de tenir tout auditoire charmé sous leur mémoire et sous leur verve :

M’Baba désse na Lane !
M’Baba désse na Lane N’Diaye !

(M’Baba est resté à Lane !
M’Baba est resté à Lane N’Diaye !)

C’était sur les bords de Lane qu’un soir M’Baba mêlant satires et gestes aux rythmes du Coran, dans l’ardeur d’une déclamation avait été entraîné par le sable coulant dans l’eau qui fuyait et allait se perdre dans la mer au soleil couchant.

M’Baba est resté à Lane.

Et Lane devint la Rivière de M’Baba de ce jour-là pour tous, croyants, profanes et mécréants.

Et les jeunes circoncis apprenaient dans la case-des-hommes la considération qui pouvait s’attacher, même pour un adolescent, à une halte sur les rives de l’eau qui avait englouti le Maître des Lavanekatts.

Les jeunes initiés clamaient sous la férule des Selbés-récitants :

J’étais au spectacle
à la rivière de M’Baba
Et les Vieux m’ont reconduit
Jusqu’à la Mer même…

(Vali vone na
Dékhi M’Baba
Magg ya di ma goungghé
Bé Guédjé vaye !)

Sur son chemin de retour de la Rivière, l’Homme était, lui, souvent reconduit par les enfants qui n’avaient jamais su son nom ni son prénom, n’ayant entendu les grandes personnes l’appeler que Doffou-Serigne, le Fou du Marabout.

Ils lui demandaient, l’entourant d’un cercle sautillant et gambadant :

— Doffou-Serigne, dis encore !

— Doffou-Serigne, chante !

Et Doffou-Serigne disait, le Fou du Marabout chantait encore :

M’Baba désse na Lane
M’Baba désse na Lane N’Diaye !
Fatou M’Baye D’jimbé
Dou ma de me sénoub nègg !

(M’Baba est resté à Lane
M’Baba est resté à Lane N’Diaye
Fatou M’Baye-Perruque
Je n’irai pas dans votre case !)

Le Marabout du Fou, c’était Serigne-Taiba M’Baye dont le savoir, la sagesse, la piété, l’enseignement avaient rayonné de la Mer du Soleil couchant aux Montagnes du Soleil Levant jusqu’au Fleuve du Nord et jusqu’aux Rivières du Sud, à travers les vastes plaines ; honorés à l’ombre des arbres-à-palabres et vénérés dans les cours des mosquées.

Le savoir renommé, la sagesse réputée, l’enseignement dévotement reçu de Serigne-Taiba M’Baye furent cependant soumis un jour à épreuve…

La prière de l’Izan faite, psalmodies chantées et litanies dites par le Maître et ses disciples, Serigne-Taiba M’Baye avait repris les commentaires des Traditions du Prophète (que la bénédiction du Seigneur soit sur Lui) au milieu de ses talibés sous l’immense abri de chaume fermé sur trois côtés.

Avec la fin du jour, arrivait de plus en plus frais le vent qui de la Mer avait soufflé sur les dunes de sable.

Près de l’immense canari toujours rempli d’eau pour les ablutions et pour la soif du milieu du jour, un jeune disciple avait attisé et nourri le feu qui brûlait matin et soir, tantôt assoupi, toujours cerné de bouilloires aux flancs noircis et qui commençait à répandre dans l’auditoire fervent et recueilli une douce chaleur qui fortifiait l’attention.

Les cris et les piaillements des enfants qui accueillaient Doffou-Serigne dans tous les villages qu’il traversait et qui l’avaient accompagné chez Taiba-M’Baye jusqu’au seuil de la demeure du Grand-Marabout avaient décru et s’étaient éteints à l’approche du Crépuscule, bien avant la prière que le diseur et chanteur à-la-tête-partie avait faite au dernier rang des fidèles.

Du cœur du Village et des ténèbres qui tombaient, une rumeur montait et s’avançait vers la maison de Serigne-Taiba-M’Baye ; murmures d’hommes et cris de femmes que dominait, de plus en plus distincte, une voix rauque et rugueuse où perçaient parfois des sons claquants.

— C’est Poulo-Kangado ! c’est le Berger Fou !

Des habitants du Village qui avaient voyagé, avaient reconnu — certains sans l’avoir jamais vu — l’homme qui arrivait discourant et gesticulant.

Poulo-Kangado, comme du temps où il menait ses bêtes paître, avait les sept bandes de son boubou de gros coton loqueteux serrées autour des reins par une large ceinture de cuir ; à la main droite un gros gourdin, une immense lance à la main gauche, et pendu contre son flanc gauche le sabre qui lui servait naguère à rabattre les branches des épineux à la portée de son troupeau de chèvres.

Parmi ceux qui sortis du Village avaient vu d’autres gens, certains avaient entendu dire que le berger peulh devenu fou ne se contentait plus d’interroger les Étoiles et de questionner la Nuit.

Il allait de pays en pays partager avec les disciples les miettes du savoir de leurs marabouts.

Ils avaient entendu dire aussi que plus d’une fois Poulo-Kangado avait embarrassé et avait laissé muet et sans réponse à sa question plus d’un marabout.

— Je veux voir votre Marabout ! disait, exigeait Poulo-Kangado.

— Dis-nous d’abord une vérité vraie, Poulo-Kangado, demanda quelqu’un. Nous te conduirons ensuite auprès de Serigne Taiba M’Baye.

— Une vérité vraie ? En voici une. Tout nouveau tout beau sans doute : Tout ce qui est neuf fait plaisir, sauf une chose, affirmait le Berger-Fou.

— Quoi donc ? Poulo ? qu’est-ce donc, Poulo-Kangado ?

— La tombe ! lança Poulo-Kangado qui pénétra dans la demeure du grand Marabout et s’en fut jusqu’auprès du canari d’eau et du feu aux braises rougeoyantes.

Il avait salué d’un retentissant « assalamou aleykoum » qui interrompit les commentaires du Vénéré Maître. Comme ses disciples, Serigne Taiba M’Baye lui avait rendu son salut puis s’était enquis :

— Et que veux-tu donc. Homme ?

— En vérité pas grand-chose sans doute. Ô ! Vénérable et Vénéré Maître. Car j’ai déjà ce que Dieu n’a pas et je peux aussi ce que Dieu ne peut pas.

Le Marabout avait baissé la tête tandis que tous les disciples regardaient ahuris l’homme qui dominait l’auditoire de sa grande taille et dont le nez acéré et les côtes saillantes que frôlait son sabre rutilaient à la lueur des bûches qui flambaient et craquaient en braises ardentes. Son gros gourdin avait rejoint sa lance dans sa main gauche.

— Qu’as-tu donc, ô Homme que le Seigneur (Son Nom soit loué !) ne possède ? demanda le Marabout en relevant lentement la tête sur laquelle sa petite calotte blanche semblait peser plus lourd qu’un gros turban.

— Vénéré Maître, moi j’ai père et mère et nul n’a engendré Dieu.

— C’est juste, ô. Homme ! reconnut Serigne Taiba M’Baye. Dis-nous maintenant ce que tu peux et dont serait incapable le Tout-Puissant (que Son Nom soit loué !).

— Vénéré Maître, je peux, moi, ne pas être témoin, alors que Dieu Lui sait tout, voit tout, est partout !…

— C’est juste, ô Homme ! reconnut Serigne Taiba M’Baye. Mais auprès de moi Son humble esclave que peux-tu venir chercher ?

— Je viens pour apprendre, ô. Vénéré Maître !

— Que voudrais-tu apprendre que tu ne saches déjà, ô, Homme ?

— Ceci, Vénéré Maître…

Ce disant, Poulo-Kangado avait plié son grand corps, s’était baissé sur le feu, avait saisi du bout des doigts une braise plus rouge que le Soleil plongeant dans la Mer.

Se redressant, il avait jeté la braise rougeoyante dans le canari d’eau d’où s’échappa un bref sifflement qui atteignit cependant les trois parois et le toit de chaume de l’abri.

— Je voudrais savoir, Vénéré Maître, qui de l’eau ou de la braise à fait ce « Tjouss ! », qui de l’eau ou de la braise a lancé ce sifflement ?

— Cela mérite méditation, fit le Marabout qui baissa la tête sur laquelle semblait peser très lourd la petite calotte blanche.

Tous les disciples baissèrent également la tête dans un silence si dense et si épais que l’on entendit la main droite de Poulo-Kangado se refermer sur son gros gourdin.

Serigne Taiba M’Baye méditait…

Le gourdin de Poulo-Kangado heurtait maintenant régulièrement un des piquets-maîtres qui soutenaient le toit de chaume de l’abri.

Serigne Taiba M’Baye méditait toujours…

Le Maître méditait-il un peu trop longtemps pour une telle question au gré de Doffou-Serigne ? Le Fou du Marabout s’était levé. Il avait contourné les cercles des disciples accroupis et recueillis tête courbée très bas. Il s’était approché de Poulo-Kangado jusqu’à entendre et sentir sur son front le nez étroit du Peulh souffler et siffler comme les deux outres de Teugg-le-Forgeron.

Il avait levé le bras droit ; il l’avait rejeté d’avant en arrière… et une gifle s’était abattue sur la joue osseuse du Berger-Fou, le claquement retentissant en avait franchi les trois parois et le toit de chaume de l’abri.

Et Doffou-Serigne de questionner à son tour :

— Dis-nous d’abord, Poulo-Kangado, dis-nous mon bon maître, qui de ma main ou de ta maigre joue a fait ce « Tèlleu », qui de ma main ou de ta joue a lancé ce claquement ?

Serigne Taiba M’Baye avait relevé la tête. Les disciples avaient redressé leurs torses courbés. Le Fou du Marabout était retourné s’accroupir au dernier cercle des fidèles…

Poulo-Kangado le Berger-Fou était reparti dans la Nuit interroger les Étoiles.

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