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Le fantôme de Mohammed Din – Clark Ashton Smith

Le fantôme de Mohammed Din – Clark Ashton Smith

« Je te parie une centaine de roupies que tu ne demeureras pas là toute la nuit », dit Nicholson.

Il était tard dans l’après-midi, et nous étions assis sur la véranda du bungalow de mon ami dans la banlieue de Begum à Hyderabad. Notre conversation s’était orientée sur les fantômes, sujet envers lequel j’étais, à cette époque, plutôt sceptique, et Nicholson, après avoir raconté un nombre d’histoires à vous glacer le sang, avait terminé en me faisant remarquer qu’une maison à proximité, qu’on disait hantée, me donnerait une excellente chance de mettre le sujet à l’épreuve.

« C’est fait ! », répondis-je en riant.

« Ce n’est pas une blague », dit mon ami, sérieusement. « Néanmoins, si tu désires vraiment rencontrer le fantôme, je puis aisément te procurer l’autorisation nécessaire. La maison, un bungalow à six étages, détenue par un certain Yussuf Ali Borah, n’est habitée que par l’esprit qui semble la considérer comme sa propriété exclusive.

« Deux ans auparavant, elle était occupée par un marchand musulman nommé Mohammed Din et par sa famille et ses serviteurs. Un matin, ils trouvèrent le marchand mort – poignardé au cœur, mais aucune trace de son meurtrier, dont l’identité demeure toujours un mystère.

Les gens de Mohammed Din s’en allèrent, et l’endroit fut cédé à un Perse de Bombay en affaires. Il vida les lieux abruptement aux environs du milieu de la nuit et raconta une folle histoire le lendemain matin, comme quoi il avait rencontré un certain nombre d’esprits désincarnés, décrivant leur chef comme étant Mohammed Din.

Plusieurs autres personnes résidèrent tour à tour dans l’endroit, mais leur occupation fut généralement de courte durée. Tous racontèrent des histoires similaires à celle du Perse. Graduellement, le bâtiment acquis une mauvaise réputation, et la recherche de locataire devint impossible. »

« As-tu toi-même déjà vu le fantôme ? », demandai-je.

« Oui ; j’ai passé une nuit, ou plutôt une partie d’une nuit, en cet endroit, car je m’échappai par la fenêtre aux environs d’une heure. Mes nerfs ne furent pas assez solides pour que j’y demeure plus longtemps. Je ne retournerais pas dans cet endroit pour n’importe quelle somme d’argent. »

L’histoire de Nicholson ne fit que confirmer mon intention d’occuper la maison hantée. Armée d’une ferme incroyance envers le surnaturel et une intention plus ferme encore de prouver son inexistence, je me sentis l’égal de tous les fantômes, natifs et autres, de l’Inde. J’étais plutôt assuré de mon aptitude à résoudre le mystère, s’il y en avait un.

« Mon ami », dit Nicholson à Yussuf Ali Borah une heure plus tard, « désire passer une nuit dans votre bungalow hanté. »

La personne à qui il parlait, un petit gentilhomme musulman gras, me regarda curieusement.

« La maison est à votre disposition, Sahib », dit-il. « Je présume que Nicholson Sahib vous a raconté les expériences des précédents locataires ? »

Je répondis qu’il l’avait fait. « Si la chose tout entière n’est pas une histoire montée de toutes pièces, il y a sans aucun doute quelque tromperie à l’œuvre », dis-je, « et je vous préviens que le trompeur ne s’en tirera pas indemne. J’ai un revolver chargé et je n’hésiterai pas à l’employer si je rencontre un quelconque esprit désincarné. »

La seule réponse que me fit Yussuf fut de hausser ses épaules.

Il nous donna les clefs, puis nous nous dirigeâmes vers le bungalow, lequel n’était distant que de quelques minutes. La nuit était tombée lorsque nous y arrivâmes. Nicholson déverrouilla la porte et nous entrâmes, et allumant une lampe que j’avais emportée avec moi, nous commençâmes une visite d’inspection. Le mobilier consistait principalement en deux charpoys, trois tabourets, un vieux divan plutôt dépourvu de coussins, un punkah brisé, une chaise à trois pattes et un tapis déglingué. Tout était recouvert de poussière ; les volets claquaient tristement et toutes les portes grinçaient. Les autres pièces étaient maigrement meublées. Je pouvais entendre des rats courir dans l’obscurité. Il y avait un enclos contigu, rempli de roseaux rances et d’un arbre pipal solitaire. Nicholson dit que le fantôme apparaissait généralement dans l’une des pièces qui s’ouvraient sur l’enclos, et je choisis celle où nous nous trouvions pour y passer la nuit. Il s’agissait d’un endroit approprié pour être hanté par des fantômes. Le plafond s’affaissait mollement, et l’unique charpoy que comprenait la pièce avait une apparence bancale.

« Dors bien », dit Nicholson. « Tu découvriras que l’atmosphère de cet endroit infesté d’esprits est fort favorable au sommeil. »

« Zut ! », dis-je.

« Oui, il y a beaucoup de rats ici », répondit-il alors qu’il s’en allait.

Plaçant la lampe sur un tabouret, je m’installai sur le charpoy, avec certaines appréhensions concernant sa stabilité. Heureusement, celles-ci apparurent non fondées, et posant mon revolver à portée de la main, je pris un journal et commençai à lire.

Plusieurs heures passèrent et rien de particulier ne se produisit. Le fantôme ne se matérialisa pas, et me sentant un rien honteux à propos de la centaine de roupies que mon ami aurait à me donner le lendemain matin, je m’étendis et entrepris de dormir. Je n’éprouvais pas le moindre doute que ma menace concernant le revolver que j’avais faite à Yussuf Ali Borah avait contrecarré tout plan de m’effrayer qui aurait pu être mis de l’avant.

Mes yeux venaient à peine de se fermer que toutes les portes et les fenêtres, lesquelles avaient grincé et claqué durant toute la soirée, se mirent à s’agiter avec une nouvelle vigueur. Une brise légère s’était levée, et l’un des volets, qui n’était maintenu que par un seul gond, commença à frapper une mélodie sur le mur. Redoublant d’énergie, les rats se mirent à courir à pas précipités, et l’un d’eux, particulièrement industrieux, mordilla quelque chose dans le coin le plus éloigné pendant près d’une heure. Il était manifestement impossible de dormir. Je crus entendre des soupirs dans l’air et crus à un moment détecter de faibles bruits de pas aller et venir à travers les pièces vides. Un vague sentiment d’étrangeté sinistre m’envahit avec lenteur, et cela me demanda un très grand effort mental pour me convaincre que ces sons étaient entièrement un produit de mon imagination.

Finalement, la brise mourut, le volet libre cessa de frapper contre le mur, le rat s’arrêta de mâchouiller et, un calme relatif revenu, je m’endormis. Je m’éveillai deux heures plus tard et, prenant ma montre, vis, bien que la lampe eût commencé à briller faiblement, que les aiguilles pointaient à deux heures. J’étais sur le point de me retourner, lorsque j’entendis de nouveau les mystérieux bruits de pas, cette fois plutôt clairement. Ils semblaient s’approcher de ma chambre, mais cessèrent abruptement lorsque j’estimai qu’ils devaient être dans la pièce adjacente. J’attendis cinq minutes dans un silence de mort, les nerfs à vif et le cuir chevelu frissonnant.

Je me rendis alors compte qu’il y avait quelque chose entre moi et le mur opposé. D’abord, cela fut une ombre diffuse, mais alors que je regardais, celle-ci s’épaissit en un corps. Une sorte de lumière phosphorescente en émanait, l’entourant d’un pâle rayonnement.

La lampe étincela, puis s’éteignit, mais la silhouette était toujours visible. C’était celle d’un grand indigène vêtu d’amples robes blanches et d’un turban bleu. Il portait une barbe broussailleuse et avait des yeux qui brûlaient comme des charbons ardents. Son regard était intentionnellement dirigé vers moi, et je sentis de froids frissons parcourir de haut en bas ma colonne vertébrale. Je voulus crier, mais ma langue sembla être collée sur mon palais. La silhouette s’avança, et je remarquai que la robe était rouge sur la poitrine, comme si elle avait été tachée de sang.

Ceci, donc, était le fantôme de Mohammed Din. L’histoire de Nicholson était vraie, et pendant un moment, ma conviction que le surnaturel n’était qu’un non-sens tomba complètement en morceaux. Seulement pendant un moment, toutefois, car je me souvins que j’avais un revolver, et cette pensée me redonna du courage. Peut-être n’était-ce qu’une supercherie, après tout, et la colère s’éleva en moi, et je résolus de ne pas laisser l’escroc s’en tirer indemne.

D’un mouvement rapide, j’élevai l’arme et fis feu. La silhouette n’étant même pas distante de cinq pas, il était impossible de manquer, mais lorsque la fumée se dissipa, elle n’avait pas changé de position.

Ne faisant pas le moindre son, elle commença à s’avancer, et fut en quelques instants à côté du charpoy. Avec ce qui me restait de courage, je brandis mon revolver et appuyai sur la gâchette à trois reprises, mais sans effet apparent. Je lançai l’arme à la tête de la silhouette et l’entendis se fracasser contre le mur opposé un moment plus tard. L’apparition, bien que visible, était intangible.

À présent, elle commençait à disparaître. Très lentement, d’abord, elle s’évapora, puis plus rapidement, jusqu’à ce que je ne puisse plus discerner que les contours. Un instant plus tard, il n’y avait plus rien sauf les contours d’une main, laquelle était suspendue, immobile, dans les airs. Je me ressaisis et fis un pas vers elle, puis m’arrêtai abruptement, car les contours se remirent de nouveau à s’épaissir, la main à s’assombrir et à se solidifier. À présent, je remarquai quelque chose que je n’avais pas vu auparavant – un lourd anneau d’or serti de quelque gemme verte, probablement une émeraude, semblait entourer le doigt du milieu.

La main se mit à bouger lentement à mes côtés vers l’ouverture qui donnait sur la pièce adjacente. Allumant la lampe, je la suivis, désirant trouver une explication à ce phénomène, toute ma peur ayant été mise de côté. Je pouvais entendre de faibles bruits de pas sous la main, comme si son possesseur, bien qu’invisible, était toujours présent. Je la suivis dans la pièce adjacente, puis dans une autre, où elle s’arrêta de nouveau et demeura suspendue sans bouger. Un doigt pointait en direction d’un autre coin, où se trouvait un tabouret.

Poussé, je crois, par quelque force autre que ma propre volonté, je m’avançai et, levant le tabouret, découvris en dessous une petite boîte de bois recouverte de poussière.

Me retournant, je vis que la main avait disparu.

Prenant la boîte avec moi, je retournai à ma chambre. La chose était faite d’un bois très dur et mesurait environ vingt-cinq centimètres de long par vingt de largeur et dix de hauteur. Elle était légère, et son contenu produisit un froissement lorsque je l’agitai. J’estimai que ce devait être des lettres ou des papiers, mais n’ayant rien pour forcer la boîte, je me résolus d’attendre au matin.

Aussi étrange que cela puisse paraître, je m’endormis rapidement. Vous pourriez naturellement penser qu’un homme ne se sentirait pas enclin au sommeil immédiatement après avoir rencontré un esprit désincarné. Je ne puis me l’expliquer.

Le soleil brillait par la fenêtre lorsque je m’éveillai, et si agréable et terre-à-terre fut la lumière du jour que je me demandai si les événements de la nuit n’avaient pas été un rêve. Toutefois, a présence de la boîte me convainquit que ce n’avait pas été le cas.

Nicholson entra et parut fort surpris et un brin décontenancé de me voir toujours en possession de mes moyens.

« Eh bien », demanda-t-il, « que s’est-il passé ? Qu’as-tu vu ? »

Je lui racontai ce qui s’était passé et lui montrai la boîte en guise de preuve.

Une heure plus tard, Nicholson, à l’aide d’une épée courte indigène, commettant une considérable profanation, tentait de forcer la chose. Il y parvint enfin. À l’intérieur, il y avait un certain nombre de feuilles de papier recouvertes d’écriture et quelques lettres, dont la plupart étaient adressées à Mohammed Din.

Les papiers étaient principalement sous la forme de notes et de compte rendus d’affaires, comme un marchand aurait pu les produire. Ils étaient écrits en exécrable urdu, désespérément mélangés, et bien qu’ils furent tous datés, ce ne fut pas une mince affaire de les classer.

Les lettres concernaient principalement des affaires commerciales, mais plusieurs d’entre elles, écrites d’une fort jolie main, provenaient d’un cousin de Mohammed Din, un certain Ali Bagh, un vendeur de chevaux d’Agra. Celles-ci, au nombre de deux, étaient assez banales, à l’exception d’une seule. Nicholson fronça les sourcils alors qu’il la lisait, puis me la tendit. La plus grande partie, n’étant que de peu d’intérêt, s’est échappé de ma mémoire, mais je me souviens que le dernier paragraphe était comme suit :

« Je ne comprends pas comment tu en as pris connaissance, ni pourquoi tu souhaites l’employer pour me ruiner. Tout est vrai. Si tu as un quelconque amour pour moi, abstiens-toi. »

« Qu’est-ce que cela veut dire ? », demanda Nicholson. « Quel secret possédait Mohammed Din qu’il aurait pu utiliser pour causer la ruine de son cousin ? »

Nous entreprîmes de lire attentivement les notes, et trouvâmes vers la fin la suivante, datée du 21 avril 1881 selon notre notation :

« Aujourd’hui, j’ai trouvé les lettres que je cherchais depuis si longtemps. Elles constituent une ample preuve de ce que je connais depuis longtemps, mais dont j’ai jusqu’à présent été incapable de prouver, que Ali Bagh est un faussaire, le chef d’un large groupe. Il ne me reste rien d’autre à faire que de le dénoncer à la police, et il sera conduit en prison, où il devra purger plusieurs années de détention. Ce sera une bonne vengeance – une compensation partielle, du moins, pour tout le mal qu’il m’a fait. »

« Cela explique la lettre d’Ali Bagh », dit Nicholson. « Mohammed Din devait avoir été suffisamment vantard pour lui écrire, afin de lui dire qu’il était au courant de sa culpabilité et qu’il pouvait le prouver. »

Ensuite suivaient plusieurs feuilles écrites d’une main différente et signées « Mallek Khan ». Mallek Khan, semblait-il, était un ami d’Ali Bagh, et les feuilles formaient une lettre. Mais en l’absence de plis, il était très évident qu’elle n’avait jamais été postée.

La communication relatait certains projets de contrefaçon et les noms de plusieurs hommes impliqués y apparaissaient. Ceci, selon toute évidence, était la preuve à laquelle Mohammed Din avait fait allusion et dont il avait menacé son cousin de la remettre à la police.
Il n’y avait rien d’autre d’intéressant, mis à part ce qui suit, écrit de la main de Mohammed Din, daté du 17 avril 1881.

« Demain, j’irai donner les papiers aux autorités. J’ai attendu trop longtemps et j’ai été vraiment téméraire d’écrire à Ali Bagh. Aujourd’hui, j’ai croisé un homme dans la rue qui ressemblait à mon cousin… Je n’en suis pas certain. . . Mais s’il est ici, qu’Allah me vienne en aide, car il n’hésitera devant rien… »

Ce qui suivait était illisible.

« Lors de la nuit du 21 avril », dit Nicholson, « Mohammed Din a été tué par un ou des individus inconnus ». Il s’arrêta, puis poursuivit : « Cet Ali Bagh est un homme avec lequel j’ai déjà fait quelques affaires avec des chevaux, et c’est un filou particulièrement vicieux qui me doit trois cent roupies. Il est doté d’une mauvaise réputation en tant que vendeur de chevaux, et la police d’Agra a patiemment attendu depuis longtemps une preuve de son implication dans plusieurs projets évidents de contrefaçon. Mallek Khan, l’un de ses complices, a été arrêté, jugé et condamné à quinze ans d’emprisonnement, mais a refusé de dénoncer Ali Bagh. La police est convaincue que Ali Bagh est autant, sinon plus impliqué encore, que Mallek Khan, mais elle ne peut rien faire en raison du manque de preuves. La remise de ces papiers, par contre, tout comme ce pauvre Mohammed Din aurait dû faire de son vivant, conduira à son arrestation et à sa condamnation.

C’est Ali Bagh qui a tué Mohammed Din, j’en suis moralement convaincu, son motif ayant été d’empêcher la divulgation de sa culpabilité. Ton extraordinaire expérience de la nuit dernière et les papiers de l’homme tué l’indiquent. Néanmoins, nous ne pouvons rien prouver, et ton histoire serait tournée en ridicule à la cour. »

Quelques feuilles vierges demeuraient au fond de la boîte, et mon ami les chiffonna pendant qu’il parlait. Elles voletèrent sur la véranda, et quelque chose sortit parmi elles et demeura immobile, luisant dans le soleil. Il s’agissait d’un lourd anneau d’or serti d’une émeraude – la même que celle que j’avais vue au doigt de l’apparition plusieurs heures auparavant.

Environ une semaine plus tard, en tant que résultat des papiers que Nicholson avait envoyés à la police d’Agra, accompagnés d’une note explicative, un certain Ali Bagh, marchand de chevaux, avait été convoqué en cour, accusé de contrefaçon. Ce fut un très bref procès, son caractère et sa réputation jouant grandement contre lui, et il fut prouvé qu’il était le chef de la bande à laquelle on avait soupçonné Mallek Khan d’appartenir. Il fut condamné à une peine beaucoup plus longue que son complice.

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