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Le dépôt où les chauffeurs venaient reprendre de l’essence – Charles Bukowski

Le dépôt où les chauffeurs venaient reprendre de l’essence – Charles Bukowski

c’était le dépôt où les chauffeurs de cette compagnie de taxis venaient reprendre de l’essence. je me chargeais de la pompe, j’encaissais le fric et le fourrais dans le tiroir-caisse. la majeure partie de la première nuit, je ne décollais pas mon cul de la chaise. disons que les deux, trois premières nuits, ça s’est passé comme ça, sans gros problèmes. excepté un petit accrochage avec des chauffeurs qui voulaient que je leur change leurs pneus crevés. même qu’un Italien s’est emparé du téléphone pour dégoiser sur mon compte au patron, se plaignant que je n’en foutais pas une, sauf que je savais pourquoi on m’avait engagé : pour m’occuper du fric ; d’ailleurs, le patron, le vieux Sunderson, m’avait montré où il rangeait le flingue, et comment s’en servir dans l’hypothèse où les chauffeurs auraient refusé de raquer pour leur essence et leur huile. faire rentrer les $$$$ en échange de dix-huit biffetons hebdomadaires ne me faisait pas bander des masses, et en cela Sunderson avait tout faux. j’aurais mieux fait de barboter le pognon, mais voilà, j’avais une morale à la con : dans les temps anciens, quelqu’un m’avait bêtement enseigné que le vol est un crime, et on ne se débarrasse pas en une nuit d’un tel préjugé. contre lequel, je menais, malgré tout, un combat de tous les instants. ainsi que vous avez pu le constater.

donc, la quatrième nuit, une jeune négresse est apparue dans l’encadrement de la porte de mon réduit. sans aller plus loin d’ailleurs mais sans se départir de son sourire. on a dû s’observer pendant au moins trois minutes avant qu’elle n’ouvre la bouche.

— alors, ça boume ?… je m’appelle Elsie.

— primo, ça ne va pas si bien que ça, et secundo, moi, c’est Hank.

elle est alors venue s’appuyer sur l’antiquité qui me servait de bureau. tout semblait enfantin chez elle, sa robe, sa façon de bouger, autant que ce qu’on lisait dans ses yeux, mais pour le reste c’était une vraie femme, et malgré sa petite robe marron, propre comme un sou neuf, elle dégageait un magnétisme exaltant, envoûtant.

— vous me vendez un soda ?

— bien sûr.

elle m’a d’abord allongé le fric, puis elle a ouvert la glacière et, après y avoir sérieusement réfléchi, elle a fait son choix. ensuite de quoi, elle s’est juchée sur le tabouret, et je l’ai regardée boire. tandis que les petites bulles de gaz remontaient vers le goulot de la bouteille, je passais en revue son corps, m’attardant sur ses jambes, subjugué que j’étais par sa gracilité fervente et mordorée. j’étais si seul dans ce dépôt, à croupir sur ma chaise pour dix-huit dollars la semaine.

elle m’a tendu la bouteille vide.

— avec mes remerciements.

— de rien.

— ça vous gênerait si je revenais demain avec des copines ?

— si elles vous ressemblent, même qu’un peu, vous pouvez toutes les amener.

— elles me ressemblent.

— qu’elles viennent, toutes !

la nuit suivante, il y en a eu trois ou quatre comme elle, qui jacassaient et se marraient, tout en buvant les sodas qu’elles payaient sans se faire prier. c’était pas dieu possible ce qu’elles débordaient de sympathie, de jeunesse, de vie, ces gamines de couleur, pour qui chaque chose était drôle et formidable, en sorte que, moi-même, je n’ai pas tardé à les imiter. le lendemain, elles ont débarqué à une dizaine, et la nuit d’après, elles étaient une quinzaine. petit à petit, elles se sont mises à apporter du gin et du whisky pour les mélanger à leur soda. j’ai suivi le mouvement. mais, malgré la concurrence, Elsie continuait à dominer le lot. à présent, elle s’asseyait sur mes genoux, et plus d’une fois elle a sauté en l’air en s’exclamant : « hé, petit père, tu ne vas quand même me faire gicler la ROUSSE par la bouche avec ta CANNE A PÊCHE ? » quitte à faire ensuite semblant d’être furieuse, folle furieuse, tandis que ses copines se fendaient la pêche. dans ces moments-là, je ne savais plus trop comment me tenir, j’étais rouge de confusion, mais je souriais, car, en un sens, je n’étais pas malheureux. le spectacle était de première bourre, même si ce qu’elles m’offraient dépassait mes modestes possibilités. n’empêche que j’ai commencé à laisser flotter les rubans. ainsi, quand un chauffeur klaxonnait, je me levais, tirant la tronche, vidais mon verre, sortais le flingue et le confiais à Elsie en lui disant : « écoute-moi bien, ma petite, tu surveilles cette saloperie de tiroir-caisse. si une de tes copines s’en approche, tu lui rajoutes un trou à côté de sa chatte, vu ? »

et je laissais Elsie en compagnie de cet énorme luger. à tous les deux, ils formaient un couple d’enfer, ils auraient pu flinguer un mec, ou le sauver, tout aurait dépendu de la tournure des événements. car tel est le destin de l’homme, de la femme, de l’humanité. et pourtant il fallait bien que j’aille faire le plein.

une nuit, Pinelli, un taxi italien, s’est arrêté pour s’offrir un soda. si son nom me plaisait, l’homme qui le portait ne me plaisait pas du tout. c’était lui qui avait été le plus chiant dans cette histoire de pneus. non que je déteste les Italiens mais, depuis mon installation dans cette ville, leur communauté, quand il s’agissait de me détruire le moral, menait la course en tête. certes, ça tenait davantage à une suite de coïncidences qu’à un quelconque facteur héréditaire. ainsi à Frisco une vieille Italienne ne m’avait-elle pas sauvé la vie ? mais c’est une autre histoire. revenons à Pinelli qui est entré dans mon burlingue l’air mauvais. vraiment MAUVAIS. sans que les filles, qui étaient légion, ne cessent de bavasser et de se bidonner. il est directement allé à la glacière et l’a ouverte.

— PUTAIN DE MERDE, Y A PLUS DE SODAS ! ET MOI, QUI MEURS DE SOIF ! MAIS C’EST QUI, QUI LES A BUS ?

— moi, ai-je dit.

s’est ensuivi un grand silence. les filles avaient les yeux braqués sur nous. alors qu’Elsie, qui se tenait à ma droite, ne faisait que mater Pinelli, qui était plutôt beau mec si l’on ne s’attachait pas trop longtemps aux détails. un nez d’aigle, des cheveux noirs, plastronnant comme un officier prussien, le futal collant, tout du petit garçon qui se la donne.

— CE SONT CES NANAS QUI ONT TOUT BU, OR L’ACCÈS DE CE LIEU LEUR EST INTERDIT, LES BOISSONS SONT RÉSERVÉES AUX SEULS CHAUFFEURS.

après quoi, il s’est rapproché de moi, m’a toisé en se campant sur ses jambes, tel un poulet qui va lâcher sa fiente :

— DIS, GROS MALIN, TU SAIS QUEL GENRE DE FILLES T’AS LÀ, HEIN ?

— pardi, puisque ce sont mes amies.

— ARRÊTE ! CE SONT DES PUTES ! ELLES ÉCARTENT DANS LES TROIS BORDELS QUI SONT DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA RUE ! DES PUTES, VOILÀ CE QU’ELLES SONT !

personne n’a protesté. ni bougé. on le regardait, c’est tout. ça m’a paru durer une éternité. finalement, pivotant sur ses talons, il a disparu. mais l’atmosphère s’en est trouvée altérée, ne serait-ce qu’à cause d’Elsie dont le sort a commencé à me préoccuper. d’autant que c’était elle qui avait le luger. au bout d’un moment, je me suis levé pour aller le lui reprendre.

— si je m’étais écoutée, a-t-elle grogné, je lui aurais fait un second nombril. faudrait pas qu’il oublie que sa mère était pute !

le dépôt s’est ensuite vidé, et je me suis retrouvé seul, en tête à tête avec une bouteille. mais quand l’idée m’a pris de vérifier le tiroir-caisse, j’ai constaté qu’il n’y manquait rien.

Vers 5 heures du matin, le boss s’est pointé.

— Bukowski.

— voui, mister Sunderson.

— je vais te régler ton compte. (une façon de parler.)

— z’avez quelque chose à me reprocher ?

— n’y a que des plaintes à ton sujet, tu confondrais ce dépôt avec un baisodrome, tu y laisserais entrer des tas de putes avec lesquelles tu t’enverrais en l’air. paraît même qu’elles se promènent les seins et la moule à l’air, tandis que, toi, tu tètes, tu suces, tu lèches tout ce qui passe à ta portée. dis-moi, est-ce que C’EST la vérité ?

— pas vraiment !

— n’empêche que je vais te remplacer en attendant de trouver un gars plus fiable que toi. et je vais en profiter pour me rendre compte par moi-même de ce qui se passe entre ces quatre murs la nuit.

— rien à objecter, Sunderson, le cirque est à vous !

je crois que c’est deux nuits plus tard qu’en sortant d’un bar l’idée m’est venue d’aller traîner mes bottes du côté du dépôt.

Marty, un chauffeur avec qui j’avais sympathisé, occupait mon burlingue :

— qu’est-ce que tu fous là, Marty ?

— elles ont saigné Sunderson et abattu avec son flingue un collègue.

— foutre, c’est un film que tu es en train de me raconter ! le chauffeur, ce serait pas Pinelli par hasard ?

— vouais, comment t’as deviné ?

— une balle dans le bide, non ?

— mais vouais ! t’es sorcier ou quoi ?

j’étais tout simplement ivre. et l’ivrogne a mis le cap sur son port d’attache. mais plus je marchais, et plus j’avais de mal à retenir mes larmes, et bientôt ç’a été le déluge alors que la pleine lune éclairait La Nouvelle-Orléans. quand elles ont cessé, je pouvais encore les sentir qui séchaient sur mon visage, qui me tiraient la peau. une fois chez moi, sans allumer, j’ai retiré chaussures et chaussettes, et je me suis écroulé sur mon lit que ne partagerait jamais Elsie, ma sublime pute noire, m’efforçant de noyer mon chagrin dans un sommeil de plomb. au réveil, je me suis demandé quelle serait la prochaine ville et à quoi ressemblerait mon prochain job. puis, je me suis levé et, renfilant chaussettes et chaussures, je suis sorti m’acheter une bouteille de vin. les rues m’ont paru laides – un constat que je fais assez souvent. l’urbanisme a été inventé par les rats et les hommes. et le pire est qu’on est condamné à y vivre et à y mourir. mais comme le dit un de mes amis : « aucune promesse ne t’a été faite et tu n’as signé aucun contrat. » et voilà comment j’ai poussé la porte du marchand de vin.

et comment ce fils de pute s’est à demi penché sur son comptoir, dans l’attente de mon fric puant.

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