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Le cœur et les pierres – Léon Degrelle

Le cœur et les pierres – Léon Degrelle

Il faut avoir bourlingué sur les mers les plus lointaines, connu les nuits rousses des Tropiques, les feux de cannes à sucre, les chants des nègres, les déserts avec leurs sables rosés, leurs arbrisseaux sans feuilles, les squelettes de chevaux désossés par les vents, il faut avoir remonté les lacs gelés et les neiges brûlantes, cueilli des mimosas sur les ruines de Carthage, des pamplemousses à La Havane, un brin d’herbe près des cannelures de l’Acropole, pour aimer pleinement un pays, celui qu’on vît le premier, avec les seuls yeux lucides qui soient au monde : les yeux d’enfant.

Il faut avoir connu d’autres voyages, avec ses meubles et ses hardes, ses livres, ses tableaux, son simple bien matériel, il faut avoir été ce nomade des appartements anonymes où l’on s’assoit comme dans un train, pour connaître la passion et la nostalgie du premier de tous les paysages, de ce cadre de cœur qu’est la « maison ».

Nous pouvons évoquer sans regret les grandes joies des terres étrangères.

Elles dorent encore notre regard : le jour se lève jaune et argent sur les palmiers qui longent la Mer des Antilles ; le brouillard fume dans les oliviers du vallon de Delphes ; des pêcheurs rament dans la nuit bleu clair des Cyclades ; la palmeraie est zébrée de soleil près des murailles rousses de Marrakech.

Mais le souvenir des voyages errants dans ces prisons que sont les logis sans âme nous pèse et nous étouffe.

Que reste-t-il, dans notre vie, de ces relais impersonnels ?

Les murs où l’on a, sans cœur, accroché, décroché les tableaux ? L’appartement voisin d’où l’on vous guette ? Les bruits mêlés des téléphones ? L’escalier où l’on se croise sans se connaître ? La voiture cellulaire de l’ascenseur avec ses doubles barreaux ?…

Nous regardons ce décor de vie et de mort avec des yeux ternes, chargés d’un véritable désespoir.

Que nous disent ces cloisons, cette cuisine ouverte sur des cours horribles, longues de quelques mètres, sans un coin imprévu, sans un caprice, sans un feuillage naturel et sans un nid ?

Que nous disent ces lits et ces meubles placés vaille que vaille, mal à l’aise, gênés comme s’ils ne se sentaient pas chez eux, les pauvres, malheureux et nomades comme flous ?

Car ils ont une âme, les meubles.

Ce vieux bahut qui encombre le couloir, cette caisse d’horloge qui ne résonne plus pour ne gêner personne, ont vécu jadis, ont connu jadis une vraie maison, ont eu pendant cent ans, deux cent ans, leur place, leurs frôlements, leur odeur. Leurs portent battaient comme des ailes. Les heures jaillissaient comme des appels.

Pauvre bahut et pauvre horloge, loin du parquet ciré, de l’odeur de lavande, de l’eau qu’on jetait sur l’escalier usé, des voix voisines, du salut du soleil entré brusquement par la porte ouverte…

Nous, les dépaysés modernes, traînés d’appartement en appartement dans les villes aux yeux vides, nous nous sentons un peu plus arrachés à nos cœurs chaque fois qu’il nous faut franchir un nouveau seuil, éclairer ces couloirs trop blancs, nous habituer à ces poignées, à ces volets, à cette porte qui ne tient pas, à ce gaz qui flambe trop vite, à ces autobus qui passent avec un hululement brutal qui casse l’âme…

On se tait.

Mais on n’oublie rien.

Et l’homme, comme le vieux bahut et la grande horloge, immobile, regard et voit…

La maison natale se ranime dans les souvenirs. La voilà. Un rien de feuillage éclaire la façade. Deux marches de pierre bleue. Un grand balcon de vigne-vierge dans les jardins. Tout est à sa place. Tout a un sens, une odeur, une forme corporelle. On va à l’armoire : l’armoire, ce mot magnifique, plein, grave parce qu’elle contient le pain et les aliments essentiels. On peut, les yeux fermés, trouver quelque chose. Ce coin sent le tabac ; celui-là le chat, qui a toujours ronronné à l’endroit le plus tiède. Ce bruit, c’est la chaise du bureau où le papa se lève. Ce pas, avec des arrêts, c’est la maman qui, à la salle à manger, arrose ses fleurs. Ces chambres ne sont pas des haltes. C’est la chambre « au-dessus du salon », c’est la chambre « au-dessus du bureau », c’est la chambre « des petits », même quand ils sont devenus des hommes aux pensers lourds…

Chacune de ces chambres a son histoire, a connu ses veilles, ses malades ; on est descendu de celle-ci un matin en portant dans ses bras un corps chéri…

Ah ! L’horreur de ces appartements anonymes où nos enfants sont nés ou sont morts, devant des décors dans vie, quittés depuis et où d’autres nomades ont, à leur tour, repris la vie saccadée, sans souvenirs d’âme, sans oser même en retenir car on ne saurait où les mettre…

Maison de jadis, avec tes pauvres cretonnes, ton mauvais goût parfois, cette boule de la rampe, ces photos d’enfants à la queue leu leu, le gros piano, la cheminée noire, la baignoire d’étain où l’on entrait l’un après l’autre, ces pas qu’on pèse encore vingt ans plus tard rien qu’à s’en souvenir, ces souffles qu’on entend passer à nouveau près de soi, ce visage de la maman qui se ranime au loin puis qui est là devant les yeux, presque impénétrable et qui vous rend tout à coup si enfant qu’on voudrait être caressé de nouveau…

Des appels d’immense tendresse remontent avec de lointains parfums de fleurs et de feuillage ; des chants d’eau passent au fond du jardin, dans une douceur de soleil différente chaque endroit du monde.

Tout vient de ce temps-là.

Infortunés enfants, ceux qui n’auront jamais eu de maison à eux et qui n’assemblent pas ces souvenirs qui font la vie…


C’est la maison qui nous pétrit.

Comment aurions-nous une âme si la maison n’a point de visage, n’est qu’un masque changé à tous les carnavals des hommes ?

On ne peut centrer la vie que sur des cœurs et sur des pierres ; le reste s’en va comme les longs trains de bois à la dérive sur les eaux d’hiver.

Maison, forteresse et tendresse…

Tout prend un visage petit à petit, au fur et à mesure des travaux, des douleurs communes, des enfants qui naissent.

Les murs ont contenu les amours et les rêves.

Les meubles beaux ou laids furent des compagnons et des témoins.

Un parfum monte tout doucement de ces âmes mêlées, et un recueillement, un repos, une certitude, au lieu des haltes essoufflées sur des paliers d’existence.

Douceur, équilibre, points de repère, témoignage, examen de soi.

Sans la maman et la maison, dis-moi, mon âme, où serions-nous ?

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