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Le code civil et les ouvriers – Arthur Desjardins

Le code civil et les ouvriers – Arthur Desjardins

(Extraits de La Revue des deux Mondes, Mars 1888)

Il faut, dit-on, réformer le code civil dans l’intérêt des ouvriers. Ce ne sont pas seulement des tribuns et des hommes d’action qui demandent cette réforme, mais des savants, des hommes d’étude, des juristes. Pourquoi ? La première raison, c’est qu’il est indispensable de « faire quelque chose » pour les ouvriers ; la seconde, c’est que la loi civile est muette (…) et qu’il y a lieu, même au point de vue doctrinal et spéculatif, de combler une lacune.

(…)

Les rédacteurs du code civil et de toute notre législation civile auraient donc, d’après un certain nombre de publicistes, failli complètement à leur tâche. Le chapitre du « louage d’ouvrage et d’industrie » se subdivise, dans le code français, en trois sections, dont la première, intitulée « du louage des domestiques et ouvriers » contient seulement deux articles. L’un de ces deux articles, qui obligeait le juge à croire le maître sur sa simple affirmation pour la quotité des gages et pour le paiement du salaire de l’année échue, a été abrogé en 1868. L’autre, toujours en vigueur, se borne à dire qu’on ne peut engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée : l’une de ces deux injonctions est obscure et l’autre est une pure banalité, car il était vraiment superflu de rappeler, dans une oeuvre législative issue de la révolution française, l’abolition de l’esclavage et du servage.

(…)

On reconnaît pourtant que les rédacteurs du code civil étaient des gens instruits, avisés, pratiques, et que ce code, en général, protège la liberté individuelle, organise la famille, sanctionne la propriété, garantit le respect des contrats. Comment expliquer que ces législateurs, lorsqu’il s’est agi de régler le louage de services, aient ainsi méconnu leurs propres traditions ? Ils avaient amplement traité de la vente, de l’échange, du louage ordinaire ; ils allaient amplement traiter de la société, du prêt, du dépôt, du mandat, etc. Arrivant à ce point précis, ils ont à peu près perdu la parole ! « Il ne faut pas s’en étonner, dit à ce propos M. Glasson. Tel qu’il existe aujourd’hui, l’ouvrier, travailleur libre et indépendant, est un homme tout nouveau dans notre société ». Jadis enveloppé, comme le patron, dans le réseau des corporations et soumis, pour presque tous les actes de sa vie industrielle et civile, à leurs règlements minutieux, il venait enfin d’échapper au régime des maîtrises et des jurandes qui l’astreignait à des stages interminables, l’emprisonnait dans un métier spécial et lui imposait de vive force certains procédés de fabrication ; il était émancipé ! Mais quelles seraient les conséquences de cette révolution économique ? Quels deviendraient les rapports de ces nouveaux patrons et de ces nouveaux ouvriers ? On ne s’en doutait pas encore. Réduit à prévoir, le législateur aurait tâtonné dans le vide : il n’avait qu’à se taire, et se tut, en effet.

(…)

Tant de raisons et d’exemples décident plusieurs juristes et quelques publicistes à demander que le louage de services soit réglé, dans notre pays, par une série de dispositions nouvelles. Le législateur, « s’inspirant des usages établis, mais les précisant » déterminerait les effets du contrat. Les jacobins, les collectivistes et les gens qui exploitent à leur profit la « question ouvrière » réclament, en général, des lois impératives auxquelles on ne puisse pas déroger. Les libéraux, les hommes de science préfèrent manifestement des dispositions offertes et non imposées. Celles-ci ne laissent pas que de présenter, à leurs yeux, un grand intérêt pratique : elles dispensent les contractants d’un effort ; ces derniers s’abandonnent volontiers aux prévisions tutélaires du législateur, au lieu d’entrer dans de longues explications et de faire péniblement leurs conditions au moment où se forme l’accord des volontés.

(…)

Le code civil, on s’en étonne, n’a pas défini le louage de services ; mais ces définitions ne sont pas nécessaires, et j’ai souvent entendu, dans ma jeunesse, un professeur distingué, que ses élèves avaient surnommé « le chef de l’école philosophique » railler les faiseurs de lois de leurs définitions incomplètes ou ridicules. Ce n’était pas leur affaire, mais celle des docteurs ! et ces définitions, au surplus, n’obligeaient personne. D’ailleurs est-ce qu’on reproche au code de commerce français de n’avoir pas défini le contrat d’assurance ? Ce silence a-t-il entravé le développement des assurances maritimes et de toutes les assurances imaginables ? A-t-il empêché les assureurs et les assurés de voir clair et de marcher sans béquilles ? On se désole de ne pas savoir au juste, à la lecture du code civil, en quoi le louage de services diffère du mandat. Mais on demande précisément au législateur une leçon de droit qu’il ne doit pas donner : c’est seulement à l’école qu’on dresse ces tableaux comparés des différents contrats, en faisant ressortir leurs points de contact et leurs dissemblances. Cujas avait fait depuis longtemps ce que n’a pas voulu faire le conseil d’état en 1804, et de nombreux disciples ont, depuis quatre-vingts ans, suivi son exemple. Il est vrai que ces disciples ne s’accordent pas entre eux. Mais a-t-on la prétention d’accorder les jurisconsultes ? et ne sait-on pas que, si le code avait parlé, de nouveaux débats se seraient élevés sur le texte du code ? On s’entendrait peut-être moins encore.

M. Larombière me faisait un jour remarquer que les rédacteurs du code français avaient eu, non-seulement pour ne pas définir, mais pour ne pas réglementer le louage de services, une très bonne raison : c’est qu’il n’en est pas de ce contrat comme du bail à ferme ou à loyer. Il se présente sous les faces les plus diverses et déjoue par la variété même de ses combinaisons, les prévisions du législateur. (…) Rien ne ressemble moins à tel louage de services qu’un autre louage, et c’est pourquoi les sages rédacteurs du code civil ont laissé beaucoup à l’initiative individuelle.

Cette objection des jurisconsultes n’arrête, à vrai dire, que certains jurisconsultes et n’embarrasse pas les hommes d’état. Ceux-ci se soucient peu que le code renferme une analyse exacte du contrat et nous en décrivent scientifiquement les éléments principaux. Il leur semble impertinent que la loi civile garde un tel silence et nécessaire qu’elle le rompe. Ils veulent faire ou ouvrier leur part, c’est-à-dire leur découper un petit code dans le grand, en façonnant le droit à leur mesure. Mais ces hommes politiques, s’ils sont de bonne foi, rencontrent aussitôt une difficulté presque insoluble. Qu’est-ce que l’ouvrier ? M.P. Leroy-Beaulieu demandait judicieusement, dans une séance de l’Académie des Sciences morales, à quels signes on peut aujourd’hui le distinguer des autres hommes. Le fameux Livre des métiers, du prévôt Étienne Boyleau, est fermé depuis bien longtemps : on ne sait plus trop aujourd’hui ce qu’étaient l’apprentissage et le compagnonnage les débris mêmes des anciennes classes ont péri. L’ancien ministre belge Charles Sainctelette était réduit à dire, en 1884, pour justifier sa nouvelle théorie de la « responsabilité : » – « J’entends parler de l’ouvrier, c’est-à-dire de celui qui engage ses services, non de l’entrepreneur qui s’oblige à faire; de celui qui a cessé d’être son maître et non de celui qui l’est resté ; de celui qui travaille chez autrui, dans un milieu créé et dirigé par autrui, non de celui qui travaille chez soi, dans son propre milieu ; de l’ouvrier dépendant et non de l’ouvrier indépendant. » Ainsi, réplique M. de Courcy, le couvreur que j’appelle d’urgence après un orage pour réparer mon toit, n’étant pas « dépendant », ne serait pas un ouvrier proprement dit et ne devrait pas profiter de la législation nouvelle. Cependant, reprend M. Leroy-Beaulieu, l’employé de bureau ou de commerce, louant aussi sa force de travail et vivant de ses salaires, n’est-il pas encore un ouvrier ? L’ingénieur, le chimiste, engagés au mois dans une manufacture, ne sont-ils pas des ouvriers ? Le journaliste qui a un contrat, soit à la tâche pour chaque article fourni, soit au temps pour chaque mois, diffère-t-il par quelques traits essentiels de l’ouvrier ? « Ouvriers, patrons », termes surannés et qui manquent de précision : il n’y a plus que des employeurs et des employés. La tisseuse, dans une fabrique, est une ouvrière dans toute la force de l’expression vulgaire, mais la femme qui, à domicile, fait de la couture pour des clientes diverses, et dont la vie, en fait, est encore plus précaire, plus dépendante, cesse-t-elle d’être une ouvrière ? Faut-il également retirer ce titre et les avantages qui peuvent en dériver à la brodeuse des Vosges, à la dentelière en chambre, à toutes les femmes qui se louent à la journée ? L’éminent directeur des services statistiques du Board of trade, M. Giffen, tient à peu près le même langage à la Société des statistiques de Londres. Dans les tableaux qu’il a dressés, en 1886, pour établir la situation des classes ouvrières et leurs progrès depuis un demi-siècle, il n’applique pas seulement cette dénomination générale aux « travailleurs manuels » : lorsque nous parlons de la classe des travailleurs (working class), dit-il, nous y comprenons tout homme qui travaille : les artistes, les auteurs, les acteurs, les chanteurs et « bien d’autres » lui paraissent être des « travailleurs » autant que les ouvriers de l’industrie.

C’est pourquoi la réforme qu’on propose est entachée d’un double vice. Si l’on veut entamer le droit que les législateurs de la révolution et du consulat ont entendu constituer pour tout le monde, encore doit-on savoir qui l’on va favoriser. Quand on déroge au droit commun, il faut déterminer avec une grande précision jusqu’où l’on y déroge. Or c’est précisément au moment de tracer la ligne de démarcation qu’on cesse de s’entendre. Les uns réclament un code du travail dans l’intérêt de tous ceux qui se livrent à des travaux manuels pour le compte d’autrui et moyennant salaire. D’autres, présentant une nouvelle théorie des risques, songent exclusivement aux industries dans lesquelles « à raison, soit des moteurs, soit des matières employées ou fabriquées », l’ouvrier est exposé à un accident dans l’exécution de son travail. En un mot, on scinde, à un certain point de vue, l’unité de la nation, sans comprendre au juste où sera le point d’intersection. Mais quelle que soit la fissure, on aura touché à l’égalité civile, et ce n’est pas seulement légalité des citoyens, c’est l’égalité même des « travailleurs » qui est menacée.

Ainsi que la naguère établi M. Courcelle-Seneuil, toutes ces propositions, conçues pour diminuer l’inégalité des conditions sociales, auraient pour effet de la déplacer ou de l’augmenter. On semble craindre, il est vrai, que, si le législateur n’intervient pas, les ouvriers et les patrons ne sachent plus à quoi s’en tenir sur la nature de leurs rapports juridiques et sur les conséquences de leurs engagements réciproques. La jurisprudence elle-même ne saurait, paraît-il, mettre un terme à leurs incertitudes, car les tribunaux changent souvent d’avis, et la règle qu’un arrêt a posée peut être détruite par un autre arrêt. On oublie peut-être un peu trop aisément qu’il existe au-dessus de toutes les juridictions françaises une juridiction suprême, appelée à régulariser, sur tout notre territoire, l’interprétation des lois. Or la cour de cassation ne s’inflige pas de démentis et, quand elle a fixé la jurisprudence, elle ne défait pas son ouvrage de ses propres mains. Par exemple, on presse le législateur d’organiser lui-même la résiliation du louage de services. Au demeurant, il s’agit avant tout de savoir si l’on accordera des dommages-intérêts en cas de résiliation à celui qui loue ses services pour une durée indéterminée. Eh bien ! Les textes actuels suffisent. La question fut posée à la cour de cassation le 4 août 1879 : il est aisé, dis-je alors à la cour, puisque le législateur a eu la sagesse de ne pas établir une règle fixe, de résoudre la question conformément aux notions générales de justice et aux principes généraux du droit. Il fut donc jugé que, si le louage de services sans détermination de durée pouvait, en thèse, cesser par la libre volonté des contractants, c’était à la condition qu’on observât les délais commandés par l’usage, ainsi que les autres conditions expresses ou tacites de l’engagement. C’est bien seulement aux résiliations insolites ou vexatoires qu’il faut rattacher l’action en dommages-intérêts, et les ouvriers ne seraient pas mieux protégés par une loi nouvelle. De bons juges appliquant avec discernement le droit commun, quel idéal !

C’est ce que M. Loubet, ministre des travaux publics, a dit en de fort bons termes au sénat, le 20 février 1888. La haute assemblée, dans un vote émis à la suite d’une première lecture, s’est proposé de compléter l’article 1780 du code civil ainsi qu’il suit :

« Le louage de services fait sans détermination de durée peut toujours cesser par la volonté de l’une des parties contractantes. Néanmoins, la résiliation du contrat par la volonté d’un seul des contractants peut donner lieu à des dommages-intérêts. Pour la fixation de l’indemnité à allouer, le cas échéant, il sera tenu compte des usages, de la nature des services engagés et des conventions légalement formées entre les parties. »

« C’est la consécration d’une jurisprudence qui tendait à s’établir de plus en plus dans ce sens, a dit très exactement le ministre ; de sorte que l’on pourrait affirmer, sans crainte d’être démenti, que la nécessité de l’article ne se faisait pas sentir ». Enfin les jurisconsultes ont, dans cette campagne entreprise pour la refonte du code civil, de dangereux alliés, qui pourraient bien les traîner à leur remorque. Tandis qu’ils poursuivent un but scientifique, ceux-ci ne se proposent qu’un but politique, et sont les plus ardents, les plus influents, les plus forts. Il suffit, pour connaître exactement leur programme, de rappeler comment la question fut posée à Paris, dans la conférence internationale ouvrière d’août 1886, à laquelle soixante chambres syndicales parisiennes et quinze groupes corporatifs de la province, sans compter les délégués étrangers, s’étaient fait représenter. Les problèmes de pur droit civil ne sont pas, sans doute, exclus des débats ni du vote : un délégué belge dénonce les fabricants qui paient leurs ouvriers avec de la farine ou du café, et l’assemblée décide que la responsabilité des « employeurs » en cas d’accident doit être réglée législativement. Mais ce qui préoccupe avant tout la conférence, c’est l’organisation du travail. Le premier article du questionnaire est ainsi conçu : « Législation internationale du travail, y compris la réglementation internationale des heures de travail. » Je relève, en effet, dans le procès-verbal de la dernière séance, le vote des conclusions qui suivent : « … 3° Fixation à huit heures de la journée à huit heures de la journée de travail, avec un jour de repos par semaine ; 4° interdiction du travail de nuit, sauf dans certains cas déterminés… 7° établissement d’un minimum de salaire dans tous les pays, permettant à l’ouvrier de vivre honorablement et d’élever sa famille ». Il faut rapprocher de ces décisions la violente sortie d’un délégué australien contre les Chinois, « qui, travaillant seize heures par jour, dimanche compris, pour un salaire dérisoire et vivant de rien », doivent être évidemment expulsés. Voilà le code du travail rêvé non par tous les ouvriers, mais par une sorte d’avant-garde bruyante qui mène à l’assaut une partie de la classe ouvrière, et telles sont les grandes lignes de la réforme générale qu’on dicterait au parlement. Celui-ci, s’il se bornait à faire ce que demandes les hommes de science et de liberté, devrait écarter d’abord ces prétentions déraisonnables.

Nos députés seraient donc réduits à cette alternative : apporter toutes les entraves imaginables à la liberté des conventions, du travail, de la concurrence, et reconstituer au profit d’une caste nouvelle les privilèges abolis par la révolution de 1789, ou proscrire définitivement ces projets tyranniques en rédigeant pour les ouvriers un code du travail malgré les ouvriers. Si nos jurisconsultes arrivent à mettre le parlement dans cette position critique, il ne pourra leur être pardonné que sous un seul prétexte : ils n’auront pas su ce qu’ils faisaient. »

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