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Le canari – Henry de Monfreid

Le canari – Henry de Monfreid

(Extrait)

La trentaine est pour l’homme un âge de disgrâce, comme la puberté en fut un en son adolescence. C’est alors qu’il tempère ses opinions trop libérales, ses idées révolutionnaires, par quelques amendements judicieux. Souvent alors, pour retrouver le coin confortable étourdiment abandonné dans les élans fougueux de ses vingt ans, il piétine brutalement les amitiés les plus fidèles. Quelquefois, plus rarement cependant, il semble agir différemment, mais au fond c’est la même réaction égoïste : il se lance résolument dans tous les excès où ses jeunes enthousiasmes l’avaient entraîné sans calcul. Il se fait un piédestal de toutes ses folies, les assemble et les coordonne pour des fins pratiques. Il semble n’avoir point changé par ses allures, mais ce n’est plus son cœur qui le mène : c’est sa tête.

Ceux-là, en général, font une brillante carrière parlementaire.

Mon cas à moi fut hors-série et j’ai indiqué la règle précédente pour mieux souligner l’exception.

Depuis l’âge de treize ans où j’ai commencé à sentir le poids des réalités, jusqu’à trente ans, j’ai lutté pour tuer en moi tout ce qui me semblait révolutionnaire et généreux, tout ce qui, en somme, faisait mon individualité.

S’il nous était possible de discerner nos affinités dominantes et de diriger notre effort vers le but où elles tendent, nous donnerions le meilleur de nous-même.

J’ai écrit cela dans la préface d’un de mes livres parce que j’ai fait exactement le contraire dans la première moitié de ma vie.

Les raisons de ce paradoxe sont trop longues à exposer pour trouver place dans ce récit. De plus, elles sont douloureuses, comme tout ce qui affecte cruellement le cœur de l’enfant, et je n’en veux point attrister le lecteur.

Des déboires familiaux et surtout cette lutte vaine de quinze ans pour devenir un parfait bourgeois médiocre, un petit commerçant respectueux de tous les préjugés, me terrassèrent.

Atteint sans le savoir de la terrible fièvre de Malte, j’abandonnai mon odieux métier de laitier en gros en la lumineuse ville de Melun et je me réfugiais en un coin des Pyrénées, dans le Confent, au petit domaine de mon père, vieille masure à tourelle que les paysans socialistes-démocrates tiennent, par amour-propre, à appeler château.

J’étais complètement ruiné. Cette aventure m’arrivait alors pour la première fois…

Pendant huit mois cloué dans mon lit par la terrible fièvre, perclus d’atroces douleurs, je regardais tout l’hiver la cime neigeuse du Canigou par la fenêtre de ma chambre de malade.

Ma vie n’était-elle pas manquée ? Jamais je ne serai cet élément essentiel de la Société, le Français moyen, le petit-bourgeois médiocre et rangé qui pense comme son journal.

Lui seul a droit de vivre, lui seul est protégé. Les lois sont faites pour lui. Rien ne le choque, rien ne le blesse, car il ne discute rien, ne pense rien, ne voit rien.

Il est le pilier de notre régime décadent et épuisé. C’est « un monsieur », jamais un Homme.

Le canari qui chante dans sa cage, inconscient des fils dorés, est heureux : le soleil entre, le vent passe, dédaigneux peut-être mais il ne sait pas, et sans lutte ni souci le grain vient à son heure, toujours abondant et choisi. Que faut-il de plus à ces êtres amorphes, à ces individus désaffectés ?

Oui, mais… n’est pas canari qui veut, et j’en sais quelque chose !… Je n’ai pas réussi à oublier jusqu’à ne plus les voir les fils de cette cage où les hommes s’enferment par lâcheté, par peur du risque et de la lutte individuelle…

Après tant de mois de souffrance, après les échecs successifs de tant de traitements, je perdis l’espoir de recouvrer jamais l’usage de mes jambes. J’aurais donné tout, si j’avais possédé quelque chose, pour être ce mendiant, là-bas, sur la route, oublieux d’où il vient, ignorant où il va… Et ce casseur de cailloux ! Quel homme heureux !

Dès le matin par ma fenêtre ouverte je l’aperçois, assis sur son tas de pierres. Il mange son pain bis et ses oignons crus avec une lenteur satisfaite. Indifférent et dédaigneux au passage des somptueuses autos des Anglais en hivernage.

Savent-ils, tous ces besogneux, quel bonheur immense ils possèdent, eux qui peuvent marcher ?

Rien que cela vaut la peine de vivre… Je le comprends depuis que j’en suis privé.

Dans ce bleu profond voisin du zénith, je regarde apparaître et monter les nuages blancs derrière le Canigou. Ils arrivent de la mer, là-bas, au bout des plaines du Roussillon où s’étalent les plages dorées. Ils courent dans l’espace libre, laissant traîner une ombre indifférente sur les villes et les foules…

Pourquoi demeurer encore stupidement dans cette servitude à laquelle jamais je ne m’habituerai ?

Si je recouvre un jour l’usage de mes jambes, je veux partir à aller droit devant moi, comme ce trimardeur, comme ces nuages… Et pendant ces longs mois de réclusion et de souffrance, j’ai rêvé de pays vierges où l’homme peut s’en aller libre et sans tutelle ; j’ai rêvé de la menace du danger, avec le droit de me défendre et de lutter à ma guise ; j’ai rêvé des solitudes marines, des plages désertes, du soleil et du vent…

La digue toujours plus haute, si laborieusement bâtie contre mes instincts, venait de se rompre.

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