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L’altana – Henri de Régnier

L’altana – Henri de Régnier

(Extrait)

Les jours passent. Comme on est vite repris par le charme de cette douce et lente vie vénitienne ! Qu’y a-t-il donc dans cet air, dans cette lumière qui vous pénètre de leur secrète influence, qui vous impose certaines habitudes auxquelles on se conforme docilement ? Pourquoi ici n’est-on pas le même qu’ailleurs ? À quelle puissance mystérieuse obéit-on, à quelle persuasion des choses, à quelles instances invisibles ? Ah! comme l’on se refait vite « bon Vénitien »! Visiter quelque palais ou quelque église, rôder indéfiniment sur la place Saint-Marc ou sous les arcades des Procuraties, entrer au café Florian et s’y asseoir « sous le Chinois », flâner dans la Merceria, aller voir finir le jour au jardin Eden, errer de calli en calli, parcourir les Fondamente Nuove ou les Zattere, errer en gondole sur la Lagune, pourquoi ces actes si simples, si coutumiers, accomplis mille fois, font-ils de vous un autre et constituent-ils une sorte de bonheur singulier, vous plongent-ils dans une sorte de silence heureux où tout se tait en vous, où tout prend une valeur inexplicable ? Que de fois je me suis appliqué à définir cet enchantement, mais je n’ai jamais pu parvenir à isoler les éléments de son sortilège. Venise a gardé son secret. Cette fois encore, il m’échappe et je me contente de goûter avec délice, heure par heure, minute par minute, ces belles journées qui sont dans la vie comme une sorte d’au-delà vivant.

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