L’affaire Barrès – Jacques Rigaut
Témoignage de Rigaut
Q. — Vous ne voulez pas prêter serment ?
R. — Non.
Q. — Estimez-vous que les poursuites contre Maurice Barrés soient fondées ?
R. — Oui, parce qu’elles sont injustes. Il n’y a rien de plus encourageant que les injustices.
Q. — Voulez-vous essayer de caractériser vos sentiments à l’égard de Barrés ?
R. — Quoique j’aie aimé le premier Barrés et qu’il ait exercé sur moi une longue influence, aujourd’hui sa première attitude m’est apparue presque aussi antipathique que la seconde.
Q. — Pourquoi ?
R. — La tentative d’affranchissement, la révolte ne me sont pas plus sympathiques que la passivité la plus complète en présence des conventions les plus absurdes. La révolte est une forme d’optimisme à peine moins répugnante que l’optimisme courant. La révolte, pour être possible, suppose qu’on envisage une opportunité de réagir, c’est-à-dire qu’il y a un ordre de choses préférable et à quoi il faut tendre. La révolte, considérée comme une fin, est, elle aussi, optimiste, c’est considérer le changement, le désordre comme quelque chose de satisfaisant. Je ne peux pas croire qu’il y ait quelque chose de satisfaisant.
Q. — Est-ce que l’attitude de Barrés vous semble particulièrement optimiste ?
R. — Oui. Le Barrés actuel trouve évidemment toutes choses possibles, puisqu’il contribue personnellement à les rendre possibles.
Q. — Est-ce que la première attitude de Barrés vous semble aussi optimiste que la seconde ?
R. — II joue avec les idées. Il enseigne le plaisir de l’analyse. Je devine qu’on puisse s’amuser avec l’analyse et qu’au moment où on s’en amuse, on donne ce jeu comme un but, sans vouloir tenir compte des extrémités où mènent ces idées.
Q. — Voulez-vous me dire en quoi l’analyse vous choque ?
R. — Je m’étonne qu’un esprit se contente de faire les mêmes vérifications des milliers de fois. Et tout de même le sens des idées finit par prévaloir sur leur combinaison et sur l’amusement qu’on peut éprouver à les combiner. L’intelligence mène inévitablement au doute, au découragement, à l’impossibilité de se satisfaire de quoi que ce soit.
Q. — Selon vous, il n’y a rien de possible. Comment faites-vous pour vivre, pourquoi ne vous êtes-vous pas suicidé ?
R. — II n’y a rien de possible, pas même le suicide.
Q. — En même temps que vous reconnaissez que rien n’est possible, vous semblez perdre vos droits à juger qui que ce soit ?
R. — Le suicide est, quoi qu’on veuille, un acte-désespoir ou un acte-dignité. Se tuer, c’est convenir qu’il y a des obstacles effrayants, des choses à redouter, ou seulement à prendre en considération.
Q. — Selon vous, le suicide est un pis-aller.
R. — Exactement. Et un pis-aller à peine moins antipathique qu’un métier ou qu’une morale.
Q. — Est-ce que le suicide vous semble un geste facile ?
R. — Ce qu’il y a d’un peu héroïque dans ce geste n’est pas ce qui le rend plus sympathique. J’ai toujours horreur des grandes décisions, des partis extrêmes. Pendant la guerre…
Q. — Qu’est-ce que vous faisiez pendant la guerre ?
R. — Sous-lieutenant dans le service automobile à Paris.
Q. — Vous venez de montrer que le suicide ne vous semblait pas défendable, mais vous n’avez toujours pas dit comment, en condamnant tout, vous vous arrangiez pour vivre.
R. — Vivre au jour le jour. Maquereautage. Parasitisme.