Sélectionner une page

La ville peut connaître des calmes champêtres – Fernando Pessoa

La ville peut connaître des calmes champêtres – Fernando Pessoa

78

La ville peut connaître des calmes champêtres. Il est des moments, surtout à l’heure de midi en plein été, où, dans cette Lisbonne si lumineuse, la campagne nous envahit en coup de vent. Et jusque dans cette Rua dos Douradores, nous jouissons d’un bon sommeil.

Qu’il est doux à l’âme de voir se taire, sous un soleil paisible à son zénith, ces charrettes de paille, ces caisses inachevées, ces promeneurs au pas lent, dignes de quelque village transplanté ! Moi-même qui les regarde, de la fenêtre du bureau où je suis seul, j’effectue un transfert : je me retrouve dans une calme petite ville de province, ou bien je stagne dans quelque village reculé, et, me sentant un autre, je suis heureux.

Je sais : si je lève les yeux, j’aurai devant moi l’enfilade sordide des façades et des fenêtres crasseuses de tous les bureaux de la Ville Basse, les fenêtres dépourvues de sens des étages supérieurs, où des gens habitent encore, et tout en haut, dans la perspective angulaire des mansardes, le linge habituel séchant au soleil, entre pots de fleurs et plantes diverses. Je sais tout cela, mais la lumière qui dore toutes ces choses est d’une telle douceur, si dénué de sens l’air calme qui m’enveloppe, que je n’ai pas même de motif visuel pour renoncer à mon village postiche, à ma petite ville provinciale, où le commerce est la tranquillité même.

Je sais, je sais… A vrai dire, c’est l’heure du déjeuner, ou du repos, ou de la pause. Tout glisse parfaitement à la surface de la vie. Moi-même, je dors, même si je me penche au balcon, comme par-dessus le bastingage d’un navire surplombant un paysage tout neuf. Et je ne rêve même pas, tout comme si je vivais en province. Mais soudain, voici qu’autre chose surgit, m’investit et m’ordonne : je vois, à travers l’heure de midi de la petite ville, toute sa vie typique de petite ville ; je vois la vaste et heureuse stupidité de la vie domestique, la vaste et heureuse stupidité de la vie des champs, la vaste et heureuse stupidité de la tranquillité alliée au sordide. Je vois, parce que je vois. Mais je n’ai pas vu, et me voici réveillé. Je regarde alentour tout en souriant, et, avant toute chose, je secoue des coudes de mon veston (un veston sombre, malheureusement), toute la poussière récoltée sur l’appui d’une fenêtre que personne n’a pris soin d’essuyer, sans savoir que cet appui devrait un jour, ne fut-ce qu’un instant, devenir le bastingage, sans poussière possible, d’un navire sillonnant les mers dans un tourisme infini.

Archives par mois