La vénus d’Azombeii – Clark Ashton Smith
La statuette ne mesurait pas plus de trente centimètres de hauteur et représentait une figure féminine qui me rappelait la Vénus de Médicis, en dépit de nombreuses différences dans les traits et les proportions. Elle était sculptée dans un bois noir, presque aussi lourd que le marbre ; et l’artiste inconnu avait certainement tiré le maximum de son matériel pour suggérer le mélange des caractéristiques négroïdes avec un type de beauté pratiquement classique dans la perfection de ses lignes. Elle se tenait sur un piédestal en forme de demi-lune, dont le côté fourchu constituait la base. L’examinant de plus près, je constatai que la ressemblance avec la Vénus de Médicis résidait surtout dans sa pose et dans les courbes des hanches et des épaules ; mais la main droite était plus haute que les siennes dans sa position et semblait caresser l’abdomen poli ; et le visage était plus plein, arborant un sourire d’une volupté énigmatique sur ses lèvres lourdes et une langueur sensuelle au creux de ses profondes paupières, lesquelles étaient comme les pétales de quelque fleurs exotiques lorsqu’elles se replient sous la chaleur d’un soir velouté. L’artisanat était plutôt étonnant et n’aurait pas été moins digne des périodes les plus archaïques et les plus primitives de l’art roman.
Mon ami Marsden avait rapporté la figurine avec lui lors de son retour d’Afrique, et celle-ci reposait toujours sur la table de sa bibliothèque. Elle m’avait fasciné et avait titillé ma curiosité dès le début ; mais Marsden était singulièrement réticent en ce qui la concernait ; et, mis à part de me dire qu’elle était de facture négroïde et qu’elle représentait la déesse d’une tribu peu connue du haut Benuwe, en Amadoua, il avait toujours refusé d’abreuver ma curiosité. Mais sa réserve même, et quelque chose d’une importance significative, voire d’une perturbation émotionnelle, dans le ton de sa voix lorsqu’il parlait de la statuette, me donnaient la conviction qu’une histoire s’y rattachait ; et, connaissant Marsden comme je le connaissais, me souvenant de sa réticence habituelle entrecoupée d’explosions d’une confiance presque prolixe, j’éprouvai la certitude qu’il me raconterait l’histoire le temps venu.
Je connaissais Marsden depuis la petite école, car nous avions tous deux été à Berkeley la même année. Il possédait peu d’amis et aucun, peut-être, qui avait été aussi longtemps intime avec lui que je ne l’étais. Ainsi, personne n’était mieux placé que moi pour percevoir l’inexplicable changement qui lui était arrivé depuis ses deux années de voyage en Afrique. Ce changement était à la fois physique et spirituel, et certains de ses traits étaient d’un caractère si subtil que quelqu’un aurait difficilement pu les définir ou en cerner la nature avec netteté. D’autres, par contre, n’étaient que trop clairement apparents : l’accroissement de la mélancolie naturelle de Marsden, se changeant à présent en crises de féroce dépression ; et l’épouvantable détérioration de sa santé, qui n’avait jamais été très robuste, même lors de ses jeunes années, étaient identifiables même au moindre coup d’œil. Je me souvenais de lui comme ayant été très grand et maigre, au teint jaunâtre, aux cheveux noirs et aux yeux d’un bleu azur clair ; mais depuis son retour, il était beaucoup plus maigre que pour son âge et était si voûté qu’il me donnait l’impression d’avoir rapetissé ; ses traits étaient tirés et ridés, sa peau était devenue semblable à celle d’un cadavre par sa pâleur, ses cheveux étaient lourdement saupoudrés de gris et ses yeux s’étaient assombris d’une manière indescriptible, comme s’ils avaient d’une quelconque façon absorbé le bleu mystérieusement profond et sinistre des nuits tropicales. En eux brûlait un feu qu’ils n’avaient jamais possédé – un feu macabre comme l’on pourrait trouver dans les yeux d’un homme consumé par quelque fièvre équatoriale. En effet, il me vint souvent à l’esprit que l’explication la plus appropriée des changements survenus en Marsden était qu’il avait été aux prises avec quelque maladie fatale de la jungle, de laquelle il ne s’était pas encore complètement rétabli. Mais il avait toujours nié cela lorsque je l’avais questionné.
Les changements les moins apparents auxquelles j’ai fait allusions étaient principalement d’ordre mental, et je ne tenterai pas de toutes les décrire. Mais une en particulier était plutôt frappante : Marsden avait toujours été un homme indubitablement courageux et intrépide, aux nerfs inébranlables en dépit de sa tendance à la mélancolie ; mais à présent, je percevais quelquefois en lui une étrange fugacité, une indéfinissable inquiétude qui se distinguait de son caractère d’antan. Même en plein cœur d’une conversation banale ou d’un échange de lieux communs, un air de peur manifeste passait parfois sur son visage, il scrutait les ombres de la pièce d’un regard inquiet, et s’arrêtait en plein milieu d’une phrase, oubliant apparemment ce qu’il avait commencé à dire. Puis, quelques instants plus tard, il reprenait ses esprits et poursuivait la conversation là où elle était restée. Il avait aussi développé quelques manières bizarres : l’une d’entre elles était qu’il ne pénétrait jamais dans une pièce sans regarder derrière lui, avec l’air d’un homme qui craint d’être suivi ou qui se sent menacé à chaque pas par une catastrophe imminente. Mais tout ceci, bien entendu, pouvait s’expliquer par une nervosité relative à la maladie que je soupçonnais ou produite par cette dernière. Marsden lui-même ne discutait jamais de ce sujet ; ainsi, après quelques suggestions discrètes qui auraient pu l’amener à se confier, s’il l’avait souhaité, j’ignorai tacitement les changements visibles dans son comportement et sa personnalité. Mais je percevais un mystère réel et peut-être tragique, et sentais également que la figurine noire posée sur la table de Marsden était d’une manière quelconque reliée à celui-ci. Il m’avait raconté beaucoup de choses concernant son voyage en Afrique, lequel avait été entrepris en raison de la fascination de toute une vie que ce continent avait exercé sur lui ; mais je savais intuitivement qu’il me cachait beaucoup plus encore qu’il ne me disait.
Un matin, environ six semaines après le retour de Marsden, je l’appelai pour lui rendre visite, suivant plusieurs jours d’absence durant lesquels j’avais été extrêmement occupé. Il vivait seul avec un domestique dans la grande demeure de Russian Hill, à San Francisco, qu’il avait héritée, ainsi qu’une considérable fortune, de ses parents morts depuis fort longtemps déjà. Lorsque je frappai, il ne répondit pas, contrairement à son habitude ; et si mon ouïe n’avait pas été exceptionnellement fine, je ne crois pas que j’aurais entendu la faible voix avec laquelle il me répondit, me priant d’entrer. Ouvrant la porte, je parcourus le couloir en direction de la bibliothèque, d’où sa voix était parvenue, et le trouvai gisant sur un sofa, près de la table où se tenait la statuette noire. Au premier regard, il me fut évident qu’il était très malade ; sa maigreur et sa pâleur s’étaient accrues à un degré choquant durant les quelques jours qui avaient suivi la dernière fois que je l’avais vu, et je fus immédiatement impressionné par le fait singulier qu’il avait rétréci de taille, encore plus que ne pouvait l’expliquer la courbure de ses épaules. Tout en lui s’était ratatiné, et s’était vraiment desséché comme si une flamme l’avait consumé, et la forme sur le divan était celle d’un homme plus petit que mon ami. Il avait également vieilli, et ses cheveux avaient pris une nouvelle blancheur, comme si des cendres blanches étaient tombées sur eux. Ses yeux étaient pitoyablement enfoncés et brûlaient comme des charbons ardents au fond de profondes cavernes. Je pus à peine retenir un cri d’étonnement et de consternation lorsque je le vis.
« Eh bien, Holly », me dit-il en guise d’accueil, « je crois que mes jours sont comptés. Je savais que la chose m’aurait, le moment venu – je le sus lorsque je quittai les plages du Benuwe avec cette image de la déesse Wanaôs en souvenir. . . Il y a des choses effrayantes en Afrique, Holly – des convoitises malignes, et de la corruption, et du poison, et de la sorcellerie – des choses qui sont plus fatales que la mort elle-même – du moins, plus fatales que la mort sous n’importe quelle forme que nous connaissons. Ne vas jamais là-bas – si tu portes une quelconque préoccupation à la sécurité du corps et de l’âme. »
Je tentai de le rassurer, sans tenir ostensiblement compte des références les plus énigmatiques, les indices les plus sibyllins, dans son discours.
« Il y a quelque lente fièvre africaine dans ton organisme », dis-je. « Tu devrais voir un médecin – en fait, tu aurais dû en voir un il y a des semaines ou des mois. Il n’y a aucune raison pour que tu ne te débarrasses pas de ce problème, peu importe ce que c’est, à présent que tu es de retour en Amérique. Mais, bien entendu, tu as besoin de l’attention médicale d’un expert : tu ne peux te permettre de négliger quelque chose d’aussi insidieux et obscur. »
Marsden sourit – si l’affreuse contorsion de ses lèvres pouvait être qualifiée de sourire. « C’est inutile, mon vieux. Je connais ma maladie mieux que n’importe quel médecin le pourrait jamais. Bien sûr, je peux être atteint d’une petite fièvre – cela ne serait guère surprenant ; mais la fièvre n’en est pas une qui ait jamais été signalée dans le savoir médical. Et il n’existe aucun remède contre elle dans toutes les pharmacopées. »
Sur cette dernière parole, son visage se tordit en une horrible grimace de douleur et sembla se rétrécir devant moi comme une feuille de papier qui se change en cendre sous l’effet du feu. Il ne sembla plus remarquer ma présence et se mit à bredouiller de manière fragmentée sur un ton bizarrement enroué, dans un soupir dur et grinçant, comme si ses cordes vocales souffraient du même rétrécissement que celui qui affectait son visage. Je compris l’essentiel, sinon la totalité, de ses paroles : « Elle est mourante, elle aussi – tout comme moi – même si elle est une déesse vivante. . . Mybaloë, pourquoi as-tu bu le vin de palmier ?. . . Toi aussi, tu vas te ratatiner et souffrir ces tortures tenaillantes et déchirantes. . . Ton corps splendide. . . Comme il était parfait, comme il était magnifique !. . . Tu te ratatineras en quelques semaines, comme une petite vieille. . . Tu devras endurer les tourments des feux de l’enfer. . . Mybaloë ! Mybaloë ! »
Son discours se réduisit en un gémissement indistinct, dans lequel des portions de mots étaient de temps à autre audibles. Il avait tout à fait l’aspect d’un homme mourant : son corps tout entier sembla se contracter, comme si tous les muscles, tous les nerfs, même les os, diminuaient de taille, se figeaient en une inflexible rigidité ; et ses lèvres furent tirées en un horrible rictus, découvrant une mince rangée de dents blanches.
Je me précipitai dans la salle à manger de Marsden, où je savais qu’un carafon de Scotch vieilli se trouvait habituellement sur le dressoir, et remplis un verre à sherry de la boisson. Revenant à toute vitesse, je parvins, quoique avec une extrême difficulté, à faire couler un peu du fort alcool entre ses dents. L’effet fut presque immédiat : il revint complètement à lui, ses muscles faciaux se relaxèrent et il perdit cette apparence d’agonie tétanique qui possédait son corps tout entier.
« Je suis désolé d’avoir été un tel problème », dit-il, « mais la crise est passée pour aujourd’hui. . . Demain, par contre. . . ce sera une autre histoire ». Il frissonna, et ses yeux s’assombrirent du spectre de quelque horreur impossible à combattre.
Je lui fis boire le reste du whisky et me rendis au téléphone, où je pris la liberté d’appeler un médecin dont nous connaissions tous deux les capacités. Mon ami sourit un peu, en guise de reconnaissance pleine de gratitude envers ma sollicitude, mais hocha sa tête.
« La fin ne sera plus très loin, à présent », dit-il. « Je connais les symptômes ; lorsque les choses en arrivent au stade qu’elles ont atteint aujourd’hui, ce n’est plus que l’affaire d’une quinzaine de jours, à peine plus. »
« Mais qu’est-ce donc ? », criai-je. La requête était incitée davantage par l’horreur et l’inquiétude que par la curiosité.
« Tu l’apprendras bien assez vite », répondit-il, pointant un index d’une maigreur squelettique en direction de la table de la bibliothèque.
Suivant sa direction, je remarquai sur la table, tout près de la statuette de bois, une pile de feuillets que, dans l’anxiété naturelle où me mettait la maladie de Marsden, je n’avais pas remarquée auparavant.
« Tu es mon plus vieil ami », reprit-il, « et je me suis rendu compte depuis un certain temps que je te dois une explication concernant certaines choses qui t’ont intrigué. Mais les faits impliqués sont si étrange et si particulièrement intimes que j’ai été incapable de trouver le courage de te faire mes confidences face à face. J’ai donc écrit à ton intention une narration complète des deux derniers mois de mon séjour en Afrique, soit ceux dont j’ai si peu parlés jusqu’à présent. Tu l’emporteras avec toi lorsque tu t’en iras ; mais je dois te prier de ne pas lire ce manuscrit avant que je ne sois décédé. Je suis certain que je peux avoir confiance en toi, que tu respecteras mes volontés en ce sens. Lorsque tu le liras, tu apprendras les causes de ma maladie et l’histoire de la figurine noire qui a aiguillonné à ce point ta curiosité. »
Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte et j’allai répondre. Comme je m’y attendais, c’était le Docteur Pelton, qui demeurait seulement à quelques blocs de distance et qui était sorti de chez lui immédiatement après mon appel. Il était un individu d’un type alerte et confiant, avec la mine rassurante habituelle et la bonne humeur professionnelle qui allaient de pair dans la construction de la réputation de professionnalisme d’un médecin. Mais je pus percevoir derrière ses manières une nuance de doute, de réelle confusion, pendant qu’il examinait Marsden.
« Je ne suis pas entièrement certain de ce qui ne va pas », admit-il, « mais je crois que le problème est principalement d’ordre digestif et nerveux. Sans aucun doute, le climat et la nourriture de l’Afrique vous ont-ils plutôt radicalement bouleversé. Vous aurez besoin d’une infirmière, au cas où se reproduirait une attaque comme celle dont vous avez souffert aujourd’hui. »
Il écrivit une prescription et s’en alla peu de temps après. Comme j’avais un engagement pressant, je fus obligé de le suivre environ une demi-heure plus tard, emportant avec moi le manuscrit que m’avait indiqué Marsden. Mais avant de m’en aller, avec la permission de Marsden, j’appelai une infirmière par téléphone et la laissai en charge de mon ami, promettant de revenir aussitôt que possible.
Je ne puis écrire un rapport complet de la quinzaine de jours qui suivit, avec les effrayantes agonies prolongées, les changements brefs et illusoires pour le mieux, et les affreuses rechutes qui caractérisèrent la condition de mon ami. Je passai avec lui tout le temps que je pus, car ma présence semblait le réconforter quelque peu, sauf durant les effrayantes crises quotidiennes, lorsqu’il n’avait pas la moindre conscience de son entourage. Vers la fin, il y eut des intervalles de plus en plus longs de délire, dans lesquels il marmonnait furieusement ou criait de toutes ses forces, terrifié, à propos de choses ou de personnes qu’il était le seul à voir. Demeurer avec lui, le surveiller, constituait un calvaire sans parallèle ; et pour moi, la chose la plus effrayante le concernant était le rétrécissement progressif, la diminution perpétuelle de la tête et du corps de Marsden, de même que l’amoindrissement de sa silhouette, qui se poursuivaient heure après heure et jour après jour avec de réguliers paroxysmes d’une souffrance que ne pouvait supporter la chair humaine sans plonger dans la folie ou l’oubli. . . Mais je ne puis entrer dans les détails ou décrire les derniers stades ; et j’ose à peine évoquer la condition dans laquelle il mourut et dans laquelle son corps fut remis aux embaumeurs. Je peux seulement dire que, dans son nanisme plus qu’infantile et son extrême involution de forme, sa dépouille ne portait plus aucune ressemblance avec quoi que ce soit qu’il put être permis de nommer ; j’ajouterai que la tâche du fossoyeur et de ceux qui portèrent le cercueil fut phénoménalement légère. . . Lorsque survint la fin, je rendis grâces à Dieu pour la délivrance tardive que fut la mort de mon ami. J’étais complètement exténué, et ce ne fut qu’après les funérailles que je que je parvins à rassembler suffisamment d’énergie et de courage pour effectuer une lecture approfondie du manuscrit de Marsden.
Le récit était rédigé d’une manière claire, selon un trait fin et félin, bien que l’écriture portât des évidences de stress et d’agitation vers la fin. Je transcris cette narration ci-dessous, sans rien y retrancher ou y ajouter :
« Moi, Julius Marsden, j’ai ressenti durant toute ma vie l’ineffable nostalgie du lointain et de l’inconnu. J’ai aimé jusqu’aux noms mêmes d’endroits éloignés, de mers, de continents et d’îles situés aux antipodes. Mais je n’ai jamais trouvé en aucun autre mot même un dixième de l’indicible charme qu’ont exercé en moi depuis mon enfance les trois syllabes du mot Afrique. Elles ont conjuré pour moi, comme par quelque sort nécromantique, la quintessence même du mystère néfaste, de toute romance, et aucun nom de femme n’a pu être plus cher à mes yeux ou plus éloquent de délices et de charmes que le nom de cet obscur continent. Par une heureuse permission, laquelle, hélas !, ne même pas invariablement à l’accomplissement de nos rêves, mes vingt-deux mois de séjour au Maroc, en Tunisie, en Égypte, au Zanzibar, au Sénégal, au Dahomey et au Nigeria ne m’ont en aucune façon désappointé, car la réalité était incroyablement conforme à ma vision. Dans l’azur chaud et lourd des cieux, les vastes étendues de sables désertiques ou de jungles luxuriantes, les longs et puissants fleuves serpentant à travers des paysages d’une incroyable diversité, je trouvai quelque chose qui était profondément agréable à mon esprit. C’était un royaume dans lequel mes rêves les plus insolites pouvaient trouver refuge et s’épanouir avec une impression de liberté jamais concevable partout ailleurs.
À la fin du vingt-deuxième mois de mon séjour, je voyageais le long du cours supérieur du fleuve Benuwe, ce grand affluent oriental du Niger. Mon objectif immédiat était le Lac Tchad, dont les fleuves confluents sont reliés au Benuwe par l’entremise d’un marais surélevé. J’avais quitté Yollah en compagnie de plusieurs bateliers de la tribu des Foulah, une race de Mahométans négroïdes, et nous venions de contourner le versant oriental du Mont Atlantika, cette énorme masse de granit qui apparaît à plus de trois kilomètres sur les plaines fertiles de l’Amadoua.
Le pays à travers lequel nous passions était pittoresque et beau. De temps à autre apparaissait des villages entourés de champs de durra et d’ignames, et de grandes étendues de forêt sauvage et luxuriante ou de baobabs, de bananiers, de palmiers, de pandanus et de plantains, au-delà desquels s’élevaient les sommets crénelés de collines escarpées et des falaises fantastiquement sculptées par l’érosion.
Vers le coucher du soleil, l’Atlantika n’était plus qu’une tache bleutée dans le lointain, par-dessus l’océan vers de la jungle. Alors que nous poursuivions dans nos deux petites barges, dont l’une était chargée essentiellement de mes effets personnels, je remarquai que mes bateliers conversaient à voix basse entre eux, et perçus une fréquente répétition du mot « Azombéii », toujours avec une nuance de crainte et d’avertissement.
J’avais déjà appris quelques rudiments de la langue foulah ; et l’un des bateliers, un individu élancé, bien bâti, couleur de bronze plutôt que noir, maîtrisait une sorte d’allemand fragmentaire entrecoupé de quelques mots d’anglais. Je l’interrogeai sur le sujet et l’importance de la conversation, et appris que Azombéii était le nom de la région que nous approchions à présent, laquelle, déclara-t-il, était peuplée par une tribu païenne d’une férocité inhabituelle, suspectée encore à ce jour de s’adonner au cannibalisme et aux sacrifices humains. Ils n’avaient jamais été assujettis, ni par les conquérants mahométans, ni par la présente administration allemande, et vivaient plutôt renfermés sur eux-mêmes, de leur propre façon primitive, vénérant une déesse nommée Wanaôs – une déesse inconnue des autres tribus païennes de l’Amadoua, qui étaient toutes fétichistes. Ils étaient spécialement hostiles envers les nègres mahométans, et il était périlleux de pénétrer dans leur territoire, particulièrement durant le festival religieux annuel qu’ils célébraient en ce moment. Lui et ses compagnons, confessa-t-il, étaient peu disposés à aller plus avant.
À ce moment, je ne fis aucun commentaire de tout cela. Pour moi, l’histoire semblait peu crédible et assaisonnée des préjudices ignorants propres aux peuples isolés, qui étaient continuellement suspicieux et craintifs envers ceux qui vivaient au-delà de leurs frontières. Mais j’étais quelque peu troublé, car je ne voulais pas que le cours de mon aventure soit perturbé par des difficultés avec mes bateliers ou les indigènes.
Le soleil s’était à présent couché avec une soudaineté tropicale, et dans la brève pénombre, je vis que la forêt sur les bords du fleuve était devenue plus dense et exubérante que n’importe quelle autre à travers laquelle nous étions auparavant passés au travers. Il y avait d’anciens baobabs, énormes dans l’obscurité, et les feuilles pendantes de plantes gigantesques tombaient vers le fleuve comme des cataractes d’émeraude. Par-dessus tout régnait un silence primordial – un silence chargé du fardeau de choses inexprimables par des mots humains – avec la pulsation furtive d’une vie ésotérique et exotique, la respiration secrète d’une passion inexprimable, d’un péril insoupçonné, l’esprit d’une vaste et irrépressible fécondité.
Nous abordâmes sur une berge herbeuse et installâmes notre campement pour la nuit. Après un repas d’ignames, de noix moulues et de viande en boîte, auquel j’ajoutai un peu de vin de palme, je mis sur le tapis la question de la poursuite de notre voyage le lendemain ; mais pas avant d’avoir promis de tripler les gages des bateliers s’ils promettaient de me conduire à travers le pays d’Azombéii. J’inclinais plus que jamais à ne pas tenir compte de leurs frayeurs, et, en fait, j’avais commencé à suspecter que toute l’affaire n’était en fait qu’une comédie n’ayant d’autre but que l’extorsion d’une augmentation de leur paie. Mais, bien entendu, je ne pus le prouver ; et les bateliers étaient remplis d’une réticence apparente, jurant par Allah et son prophète Mahomet que le danger qu’ils pourraient courir était incomparablement terrible – qu’ils, moi y compris, pourraient fournir de la viande à soupe pour les festivités d’Azombéii ou brûler sur un autel païen, avant le lever du soleil du lendemain. Ils me racontèrent aussi de curieux détails concernant les coutumes et les croyances du peuple d’Azombéii. Ces gens, disaient-ils, étaient dirigés par une femme qui était considérée comme une représentante vivante de la déesse Wanaôs et qui partageait les honneurs divins qui lui étaient accordés. Wanaôs, d’après ce que je fus en mesure de comprendre, semblait être une déesse de l’amour et de la procréation, ressemblant, en quelque sorte, quant à ses attributs, à la fois à la Vénus romaine et à la Tanit carthaginoise. Je fus de plus frappé par une certaine similarité étymologique entre son nom et celui de Vénus – une similarité au sujet de laquelle je ne tarderais pas à en savoir davantage. Elle était vénérée, me dirent-ils, par des rites et des cérémonies d’une facture orgiaque sans pareille – une facture qui choquait même les païens avoisinants, qui s’adonnaient eux-mêmes à certaines viles pratiques qui ne devaient pas être tolérées par tout musulman vertueux. Ils allèrent jusqu’à dire que les Azombéiiens étaient également des adeptes de la sorcellerie et que leurs sorciers étaient redoutés dans tout l’Amadoua.
Ma curiosité fut excitée, bien que je me fus dit que, selon toute probabilité, les rumeurs racontées par les bateliers étaient des fables ou de grossières exagérations. Mais j’avais vu certains rites religieux nègres et fus capable, en tout cas, de porter foi aux légendes d’excès orgiaques. Réfléchissant aux étranges histoires que j’avais entendu, mon imagination se mit à bouillir, et je ne pus m’endormir avant un intervalle inaccoutumé.
Mon sommeil fut profond et rempli de rêves troublés qui semblèrent prolonger de façon intolérable la durée de la nuit. Je m’éveillai un peu avant l’aube, alors que la corne rouge d’une lune décroissante avait commencé à se coucher à l’ouest, derrière les cimes séparées de palmiers. Regardant autour de moi dans la demi-obscurité, avec des yeux encore embrumés de sommeil, je constatai que j’étais entièrement seul. Les bateliers et leurs barges étaient partis, bien que la totalité de mes effets personnels et quelques provisions m’eussent été laissés avec une honnêteté plutôt scrupuleuse en considération des circonstances. Selon toute évidence, les craintes exprimées par les Foulah avaient été véritables, et la prudence avait été plus forte que leur appât du gain.
En quelque sorte consterné par la perspective de devoir continuer mon voyage seul – à supposer que je le poursuive – et sans moyens de navigation ou de transport, je demeurai perplexe sur le bord du fleuve, alors que l’aube commençait à poindre. Je n’appréciai pas l’idée de faire demi-tour ; et, comme je ne pensais pas courir aucun danger aux mains des indigènes dans une région sous contrôle allemand, je me décidai finalement à continuer et à tenter d’engager des porteurs ou des bateliers dans la région d’Azombéii. Pour le moment, il me serait nécessaire de laisser la plupart de mes effets au bord du fleuve, pour revenir les chercher plus tard, confiant de les retrouver intacts.
Je venais à peine de prendre cette décision que j’entendis un léger bruissement parmi les hautes herbes derrière moi. Me retournant, je sentis que je n’étais plus seul, bien que mes compagnons ne fussent pas les Foulah, comme je l’avais espéré un bref instant. Deux femmes nègres, vêtues essentiellement de l’air ambré du matin, se tenaient tout près de moi. Chacune était plutôt grande et bien proportionnée, mais ce fut la première des deux qui attira mon attention avec un véritable choc de surprise qui n’était pas seulement dû à la soudaineté de leur approche.
Son apparence m’aurait surpris n’importe où, en n’importe quel moment. Sa peau était un velours noir lustré parcouru de subtils éclats de bronze liquide ; mais tous ses traits et ses proportions, par quelque stupéfiante anomalie, étaient ceux d’une Vénus antique. À vrai dire, j’avais rarement chez les femmes caucasiennes une plus parfaite régularité de profil et de contours faciaux. Telle qu’elle se tenait devant moi, immobile, elle aurait pu être une femme de Rome ou de Pompéi, taillée dans du marbre noir par un sculpteur de la décadence latine. Elle avait une allure à la fois pudique et sensuelle, une expression remplie d’une assurance énigmatique combinée à une grande douceur. Sa chevelure était rassemblée en une épaisse tresse qui reposait sur la nuque d’un cou charmant. Entre ses seins, sur une chaîne d’argent martelé, étaient suspendus plusieurs grenats rougeâtres, sculptés d’intailles rudimentaires dont je ne pus alors déterminer la nature exacte. Ses yeux rencontrèrent les miens avec une parfaite franchise, et elle me sourit avec un air de plaisir et d’espièglerie naïfs devant mon abrutissement beaucoup trop évident. Ce sourire fit désormais de moi son prisonnier volontaire.
La seconde femme était d’un type plus négroïde, quoique suffisamment plaisante à sa manière. Par son port et son attitude, elle me donna l’impression d’être en quelque sorte subordonnée à la première, et je présumai qu’elle était une esclave ou une servante. L’unique semblant de vêtement qu’elles portaient toutes deux était un petit carré de tissu attaché sur le devant par une ceinture faite de fibre de palmier, mais l’étoffe du carré porté par la première était plus fin que celui de l’autre et différait de ce dernier en étant orné d’une bordure de glands soyeux.
La meneuse se retourna vers sa compagne et lui dit quelques mots sur des tons liquides mélodieux, et la servante répondit d’une voix presque aussi douce et musicale. Le mot « Aroumani » fut répété à plusieurs reprises, accompagné de regards en ma direction, et je présumai aussitôt que j’étais le sujet de leur conversation. Je ne pouvais pas comprendre leur langage, lequel ne portait aucune ressemblance à la langue foulah, et, à vrai dire, qui était différent de ceux de toutes les tribus païennes que j’avais rencontrées jusqu’à présent dans l’Amadoua. Mais certains des vocables évoquèrent en moi une vague impression de familiarité, bien que je ne pus alors définir cette familiarité ou la mettre en parallèle avec quelque chose.
Je m’adressai aux deux femmes dans le peu de foulah que je connaissais, leur demandant si elles étaient de la tribu Azombéii. Elles sourirent et hochèrent leur tête, reconnaissant le mot, et me firent signe de les suivre.
Le soleil avait à présent bondi au-dessus de l’horizon, et la forêt était remplie d’un grand éclat doré pendant que les femmes m’éloignaient de la rive du fleuve le long d’un sentier qui serpentait parmi de gigantesques baobabs. Ils marchaient devant moi avec une grâce sérieuse et aisée, et la meneuse se retournait à tout moment, regardant derrière son épaule bien faite, souriant avec une courbe complaisante dans ses lèvres charnues et une délicieuse langueur dans ses paupières sculptées qui portaient en elles une trace de coquetterie simple. Je les suivais, à moitié submergé par des émotions qui m’étaient nouvelles – par les premières pulsations d’une fièvre croissante des sens et de l’esprit, l’agitation de curiosités inconnues, le plaisir subtil, ou alors engourdi par l’opium, d’un enchantement digne de Circé. Je me sentis comme si l’attraction immémoriale de l’Afrique avait subitement pris pour moi forme humaine.
La forêt commença à s’éclaircir, et nous arrivâmes à des champs cultivés, puis à un grand village de huttes d’argile. Mes guides d’ébène m’indiquèrent le village, disant un seul mot : « Azombéii », lequel, comme je l’appris par la suite, était le nom de la ville principale aussi bien que de la région en général.
L’endroit était grouillant de nègres, plusieurs desquels, mâles et femelles, présentaient des traits d’une nette finesse similaires à ceux des deux femmes et qui me rappelaient inexplicablement le type classique. Leurs peaux variaient de l’ébène le plus noir à un cuivre chaud et terni. Plusieurs d’entre eux se rassemblèrent immédiatement autour de nous, me regardant avec une sorte de curiosité amicale et manifestant des signes d’obéissance et de révérence à l’égard de ma compagne semblable à Vénus. Il était clair qu’elle occupait une place de grande importance parmi eux, et je me demandai, non pour la première fois, si elle n’était pas la femme dont les Foulah avaient parlé – la dirigeante des Azombéiiens et la représentante sur Terre de la déesse Wanaôs.
Je tentai de converser avec les indigènes, mais ne pus me faire comprendre jusqu’à ce qu’un vieil homme à la tête chauve et une bande éparse de barbe grise s’avança et me héla dans un anglais rudimentaire. Il avait, semblait-il, voyagé aussi loin qu’au Nigeria durant sa jeunesse, ce qui expliquait ses connaissances linguistiques. Aucun des autres membres de la tribu ne s’était rendu plus loin que quelques kilomètres au-delà des confins de leur propre territoire ; et apparemment, la tribu entretenait peu de relations avec les étrangers, aussi bien nègres que caucasiens.
Le vieil homme se montra très aimable et loquace, se délectant avec évidence de l’opportunité qu’il avait de faire entendre sa maîtrise d’une langue étrangère. Il fut à peine nécessaire de l’interroger, car il se mit aussitôt à me communiquer toutes les informations que je désirais. Ses compatriotes, m’annonça-t-il, étaient très heureux de me voir, car ils étaient amicaux envers les blancs, bien qu’ils n’eussent aucune sympathie pour les nègres musulmans de l’Amadoua. En outre, poursuivit-il, il était manifeste que j’avais gagné les faveurs et la protection de la déesse Wanaôs, puisque je leur étais apparu sous la conduite de Mybaloë, leur dirigeante bien-aimée, en laquelle résidait l’esprit de la déesse. Sur ces paroles, il fit un humble signe d’obéissance envers ma charmante guide, laquelle sourit et lui adressa quelques phrases, qu’il me traduisit aussitôt, me disant que Mybaloë m’avait proposé une invitation à demeurer en Azombéii en tant que son hôte.
J’avais eu l’intention d’aborder sur-le-champ la question de louer des porteurs ou d’engager des bateleurs afin de poursuivre mon voyage sur le Benuwe ; mais devant cette invitation et le regard doux, mélancolique, presque suppliant, que Mybaloë lança dans ma direction alors que ses mots m’étaient traduits, j’oubliai tous mes plans et demandai à l’interprète de remercier Mybaloë et de lui dire que j’acceptais l’invitation. Quelques heures auparavant, je n’aurais jamais rêvé à la possibilité de ressentir un quelconque intérêt spécifique envers une femme noire, étant donné que cet aspect du charme de l’Afrique en était un qui ne m’avait jamais vraiment touché jusqu’alors. Mais à présent, je sentais en moi les premiers entrelacs d’une magie imprévue : mes sens étaient devenus surnaturellement actifs, et mes processus normaux de pensée étaient engourdis comme sous l’effet de quelque insidieuse opiacée. J’avais été pressé d’atteindre le Lac Tchad, et l’idée m’attarder en chemin ne m’était jamais venue à l’esprit : à présent, cela me semblait être la chose la plus naturelle du monde que de demeurer en Azombéii, et le Lac Tchad devint un mirage lointain qui reculait de plus en plus vers les frontières de l’oubli.
Le visage de Mybaloë s’éclaira comme un matin d’été lorsque mon acceptation fut traduite. Elle parla à quelques-unes des personnes à ses côtés, leur donnant selon toute évidence des instructions. Puis, elle quitta la foule, et le vieil interprète, en compagnie de plusieurs autres, me conduisit à une hutte qu’ils mirent à ma disposition. La hutte était plutôt propre et les planchers étaient recouverts de bandes de feuilles de palmier, lesquelles exhalaient une agréable odeur. De la nourriture et du vin me furent apportés, et le vieil homme et deux jeunes filles restèrent en ma compagnie, m’expliquant qu’ils avaient été désignés pour me servir. J’avais à peine terminé mon repas, quand d’autres indigènes entrèrent, portant toutes les affaires que j’avais laissées au bord du fleuve.
À ce moment, en réponse à mes questions, l’interprète, qui se nommait Nygaza, m’apprit tout ce que lui permit son anglais rudimentaire en ce qui concernait l’histoire, les habitudes et la religion du peuple d’Azombéii. Selon leurs traditions, le culte de Wanaôs parmi eux était presque aussi vieux que le monde lui-même, et avait été introduit il y avait des siècles et des siècles par certains étrangers blancs du nord, qui se nommaient eux-mêmes Aroumani. Ces étrangers s’étaient installés parmi eux et avaient épousé des autochtones, et leur sang se dissémina graduellement à travers la tribu tout entière, laquelle était toujours demeurée à l’écart des autres païens de l’Amadoua. Tous les individus blancs étaient appelés Aroumani par eux et étaient considérés avec un respect particulier, en accord avec ces traditions. Wanaôs, comme l’avaient dit les Foulah, était une déesse de l’amour et de la fécondité, la mère de toute vie, la maîtresse du monde, et son effigie avait été gravée avec précision dans le bois par les pâles étrangers, de manière à ce que les Azombéiiens aient un modèle pour leur idole. Depuis toujours, la coutume voulait que l’on associe une femme vivante à cette vénération, une sorte d’avatar ou d’incarnation de la déesse, et la plus belle adolescente de la région était choisie par les prêtres et les prêtresses pour tenir ce rôle, et elle occupait aussi la position de reine, et jouissait du privilège de se choisir elle-même un compagnon. Mybaloë, une fille âgée de dix-huit ans, avait récemment été élue ; et le festival annuel de Wanaôs, lequel consistait à boire et à festoyer sans retenue, conjointement à des cérémonies nocturnes de vénération, était actuellement en cours.
Tandis que j’écoutais le vieil homme, je me livrai à certaines spéculations d’une surprenante nature. J’estimai qu’il ne devait pas être impossible que les pâles étrangers dont il parlait eussent été un groupe d’explorateurs romains qui avaient traversé le Sahara depuis Carthage et qui avaient pénétré au Soudan. Cela eût expliqué les traits classiques de Mybaloë et d’autres Azombéiiens, ainsi que le nom et les caractéristiques de la déesse locale. En outre, la vague familiarité de certains des mots prononcés par Mybaloë s’expliquait à présent, étant donné que j’avais constaté que ces mots portaient une ressemblance partielle avec des vocables latins. Fort stupéfait de ce que j’avais appris et par tout ce que j’étais parvenu à rassembler, je m’abandonnai à de bizarres rêveries, pendant que Nygaza continuait son bavardage.
Le jour s’écoula et je ne vis pas Mybaloë, contrairement à ce dont je m’étais attendu, et ne reçus aucun mot de sa part. Je commençai à me poser des questions. Nygaza me dit que son absence était seulement attribuable à des devoirs urgents ; il me jeta un discret regard malicieux et m’assura que j’allais bientôt la revoir.
J’entrepris de faire le tour du village, accompagné par l’interprète et les filles, qui refusaient de me laisser ne fût-ce qu’un instant. La localité, comme je l’ai déjà dit, était grande pour un village africain et devait abriter de deux à trois mille personnes. Tout était net et ordonné, et le degré général de propreté était plutôt remarquable. Les Azombéiiens, comme je pouvais le constater, étaient économes et industrieux, et montraient des signes évidents de plusieurs qualités civilisées.
Vers l’heure du coucher du soleil, un messager vint vers moi, porteur d’une invitation de Mybaloë que Nygaza traduisit. Elle me proposait de dîner avec elle dans son palais pour ensuite assister aux rites du soir dans le temple local.
Le palais se trouvait à l’extrême périphérie de la localité, au sein de palmiers et de pandanus, et n’était rien de plus qu’une hutte de plus grandes dimensions, comme c’est le cas pour la plupart des palais africains. Mais l’intérieur se révéla être plutôt confortable, luxueux même, et un certain goût barbare avait été exprimé dans son ameublement. De bas divans longeaient les murs, recouvertes de draperies tissées par les indigènes, ou par des peaux d’ayu, une sorte de phoque d’eau douce que l’on retrouvait dans le Benuwe. Au centre se trouvait une longue table mesurant à peine quinze centimètres de hauteur, autour de laquelle les invités étaient accroupis. Dans un coin, comme dans une niche, je remarquai une petite statuette de bois dépeignant une figure féminine, que je pris à juste titre pour une représentation de Wanaôs. La figurine portait une étrange ressemblance avec la Vénus romaine ; mais il est inutile que je la décrive davantage, puisque tu l’as vue bien souvent sur la table de ma bibliothèque.
Mybaloë m’accueillit avec de nombreux compliments, lesquels furent dûment traduits par Nygaza, et moi, pour ne pas être en reste, je répondis par des paroles d’une ferveur fleurie qui n’était feinte d’aucune façon. Mon hôtesse me fit m’asseoir à sa droite et le festin commença. Les invités, appris-je, étaient pour la plupart des prêtres et des prêtresses de Wanaôs. Tous me regardaient avec des sourires amicaux, à l’exception d’un seul homme, qui fronçait les sourcils d’un air meurtrier.
Nygaza m’expliqua dans un murmure à peine audible que cet homme était le grand prêtre Mergawe, un sorcier et un guérisseur puissant, davantage craint que respecté, qui était amoureux de Mybaloë depuis longtemps et qui avait espéré être choisi par elle comme époux.
Aussi discrètement que je le pus, j’examinai Mergawe avec une grande attention. C’était une grande brute toute en muscles, qui mesurait près de deux mètres et qui était large sans être corpulent. Son visage avait des traits réguliers et aurait été élégant si ce n’eût été de la distorsion due à une expression des plus malignes. De plus, chaque fois que Mybaloë me souriait ou qu’elle m’adressait quelque remarque à propos de moi-même par l’entremise de Nygaza, son regard se chargeait d’un éclat démoniaque. Je compris immédiatement que le premier jour de ma visite en Azombéii m’avait valu un puissant ennemi, de même qu’une possible petite amie.
La table était chargée de délices équatoriaux, comprenant de la viande de jeune rhinocéros, plusieurs sortes de gibier sauvage, des bananes, des papayes et un vin de palme doux et hautement capiteux. La plupart des invités furent prompts à manger gloutonnement, conformément aux habitudes africaines, mais la manière de manger de Mybaloë était aussi délicate que celle d’une européenne, et cette retenue me la rendit encore plus chère à mes yeux. Mergawe mangeait peu, lui aussi, mais buvait sans retenue, tentant apparemment de s’enivrer aussi vite que possible. Nous mangeâmes et nous bûmes pendant des heures, mais j’y portai de moins en moins attention, de même qu’aux autres convives, toujours plus enchanté par la présence de Mybaloë. La grâce jeune et sinueuse de son visage, ses yeux et ses lèvres adorables et tendres, étaient beaucoup plus forts que le vin, et j’oubliai rapidement de remarquer jusqu’au regard menaçant de Mergawe. De son côté, Mybaloë démontra envers moi une franche préférence, rapidement conçue et avouée, et qu’elle ne songea même pas à déguiser. Elle et moi commencèrent à parler un langage qui n’avait pas besoin de la traduction du vieux Nygaza. Mis à part Mergawe, personne ne sembla considérer notre engouement mutuel avec autre chose que de l’approbation.
L’heure des rites vespéraux arriva enfin, et Mybaloë s’excusa, me disant qu’elle me rencontrerait plus tard dans le temple. L’assemblée fut levée, et Nygaza me conduisit dans la nuit à travers le village, où des groupes de gens festoyaient et s’amusaient en plein air autour de leurs feux. Nous pénétrâmes dans la jungle, laquelle était remplie de voix et d’ombres furtives qui se dirigeaient toutes vers le temple de Wanaôs. Je n’avais aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler le temple, bien que je ne m’attendisse pas à l’habituelle hutte à fétiches africaine. À ma grande surprise, il s’agissait d’une énorme grotte située dans une colline à l’arrière du village. Elle était illuminée par plusieurs torches et était déjà remplie d’adorateurs. À l’extrême bout de la gigantesque cavité, dont la haute voûte se perdait dans des ombres impénétrables, s’élevait sur une sorte d’estrade naturelle une effigie de Wanaôs, sculptée, comme le voulait l’usage, dans le bois noir d’un arbre indigène à l’Azombéii. La statue était légèrement plus grande que nature. À ses côtés, sur un trône de bois qui aurait pu accueillir une seconde personne, était assise Mybaloë, aussi sculpturale et immobile que la déesse elle-même. Des feuilles et des herbes odorantes brûlaient sur un autel bas, et des tam-tams battaient avec une insistance délirante, aussi réguliers que le battement d’un pouls démesuré, dans l’obscurité derrière la déesse et sa représentante sur terrestre. Les prêtres, les prêtresses et les dévots étaient tous nus, à l’exception de petits carrés de tissu similaires à celui que portait Mybaloë, et leurs corps luisaient comme du métal poli dans la lumière follement tressautante des torches. Tous psalmodiaient une solennelle litanie monotone et se balançaient lentement au rythme d’une danse hiératique, levant leurs bras vers Wanaôs, comme pour implorer ses faveurs.
Indéniablement, ce spectacle était fort impressionnant ; et comme par contagion, une excitation bizarre commença à m’envahir, et quelque chose de la ferveur sacrée ressentie par les dévots se fraya un chemin jusque dans mon sang. Les yeux fixés sur Mybaloë, qui semblait être plongée dans une véritable transe, inconsciente ou ne portant aucune attention à ce qui se passait autour d’elle, je sentis resurgir en moi des impulsions ataviques, des passions et des superstitions barbares, latentes dans les profondeurs souterraines de l’être. Une hystérie sauvage se mit à palpiter en moi, un désir à la fois animal et religieux.
Le vieil interprète, qui avait disparu dans la foule, reparut soudainement à mes côtés, m’annonçant que Mybaloë me priait de m’avancer vers son trône. Je ne puis m’imaginer de quelle manière la requête avait été communiquée, car je ne l’avais jamais perdu de vue dans ma contemplation active et passionnée, et jamais ses lèvres ne s’étaient ouvertes ou n’avaient remué. Les adorateurs s’écartèrent pour me laisser passer, et je me tins devant elle, frissonnant presque avec une sorte de crainte mêlée de respect, aussi bien qu’un désir frénétique, lorsque je rencontrai ses yeux remplis par la possession solennelle de la divinité amoureuse. Elle me fit signe de m’asseoir à ses côtés. Par cet acte, comme je l’appris plus tard, elle m’avait choisi devant le monde entier comme époux, et moi, en acceptant l’invitation, j’étais devenu son amant officiel.
Soudain, comme si mon intronisation avec Mybaloë avait été un signal, les cérémonies furent agitées d’une excitation nouvelle, avec une tendance orgiaque que je ne puis que deviner. Des choses furent faites devant lesquelles Tibère eût rougi : et L’Éléphantine elle-même aurait pu apprendre plus d’un secret de ces sauvages. La caverne devint une scène de festivités sans discernement, et la déesse et sa représentante furent toutes deux oubliées dans la pratique de rites qui étaient sans le moindre doute suffisamment appropriés, considérant la nature de Wanaôs, bien qu’ils fussent hautement déplacés selon un point de vue civilisé. Au cœur de tout cela, Mybaloë conservait une parfaite immobilité, les yeux ouverts, les paupières aussi fixes que celles d’une statue. Elle se leva enfin et contempla dans la caverne ses dévots inconscients de leur entourage avec un regard qui était tout à fait insondable. Puis, elle se tourna vers moi et me fit signe de la suivre, avec un sourire retenu et un léger mouvement de la main. Sans que personne ne nous remarque, nous quittâmes les orgies et nous nous en allâmes dans la vaste jungle, où de tièdes bouffées de parfum erraient au hasard sous les étoiles tropicales.
À partir de cette nuit commença pour moi une nouvelle vie – une vie que je ne tenterai pas de défendre, mais seulement de décrire, d’aussi loin qu’une quelconque description soit possible. Jamais auparavant je n’avais jamais imaginé quoi que ce fût de semblable ; je ne me serais jamais cru capable de la ferveur sensuelle que je ressentais pour Mybaloë, ni des inénarrables expériences auxquelles son amour m’initia. La sombre vitalité électrique de la terre que je foulais, la chaleur humide de l’atmosphère, la vie des plantes luxuriantes qui grandissaient rapidement, toutes devinrent une partie intime de ma propre entité, furent mêlées au flux et au reflux de mon sang, et je m’approchai plus que jamais du secret du charme qui m’avait attiré à travers le monde jusqu’à ce continent ésotérique. Une fièvre virulente exaltait tous mes sens, une profonde indolence engourdissait mon cerveau. Je vivais, comme jamais auparavant et jamais plus dans le futur, dans la pleine capacité de mon être corporel. Je connus, comme le connaît un aborigène, l’impact mystique du parfum et de la couleur et de la saveur et de la sensation tactile. À travers la chair de Mybaloë, je touchais la réalité primordiale du monde physique. Je n’avais plus la moindre pensée, ni même de rêves, au sens abstrait de ces termes, mais j’existais pleinement en relation avec mon environnement, selon le flux diurne de la lumière et de la noirceur, du sommeil et de la passion, et de toutes les impressions sensorielles.
Mybaloë, j’en suis certain, méritait d’être aimée, et son charme, bien que hautement voluptueux, ne tenait pas uniquement à son corps. Elle était dotée d’une nature fraîche et naïve, un rire amoureux et gentil, avec moins de cette cruauté présente ou latente qui est commune aux africains. Et toujours je trouvais en elle, même en dehors de ses formes et de ses traits, une délicieuse suggestion du monde païen ancestral, un indice de la femme classique et de la déesse des mythes anciens. Sa sorcellerie n’était peut-être pas réellement complexe ; mais son pouvoir était complet et excluait aussi bien l’analyse que la dénégation. Je devins l’esclave extatique d’une reine aimante et indulgente.
Les fleurs d’un printemps équatorial étaient à présent en pleine floraison, et nos nuits se faisaient opiacées ou aphrodisiaques de leurs fragrances. Les cieux nocturnes étaient remplis d’étoiles ardentes, les lunes étaient parfumées et favorables, et le peuple d’Azombéii considéraient notre amour avec sympathie, puisque la volonté de Mybaloë était pour eux la volonté de la déesse.
Un seul nuage – un nuage auquel nous ne prêtâmes d’abord aucune attention – assombrissait notre firmament. Ce nuage était la jalousie et la mauvaise volonté de Mergawe, le grand prêtre de Wanaôs. Chaque fois que je croisais son chemin, il me lançait des regards furieux remplis d’une malignité mortelle, aussi menaçant qu’un Satan nègre ; mais sa mauvaise volonté ne se démontrait pas d’aucune autre façon, autant par paroles que par actes ; et Nygaza et Mybaloë m’assurèrent tous deux qu’une hostilité ouverte de sa part serait hautement improbable en tout temps, puisqu’en raison de l’office divin rempli par Mybaloë et ma position en tant que son amant, toute initiative en ce sens serait littéralement considérée comme blasphématoire.
Pour ma part, j’éprouvais une méfiance instinctive envers le sorcier, bien que je fusse bien trop heureux pour réfléchir longuement au problème de sa méchanceté potentielle. Par contre, l’homme était un type intéressant, et sa réputation était littéralement celle d’un être tout-puissant. Les gens croyaient qu’il connaissait le langage des animaux et qu’il pouvait même converser avec les arbres et les pierres, lesquels lui fournissaient toutes les informations dont il pouvait avoir besoin. Il était réputé pour être passé maître de ce qui est connu sous le « mauvais œil » – c’est-à-dire qu’il pouvait jeter un mauvais sort sur l’individu ou les possessions de quiconque avait encouru son inimitié. Il pratiquait l’envoûtement, et l’on prétendait aussi qu’il connaissait le secret d’un terrible poison lent, lequel causait chez les victimes un rétrécissement et une flétrissure de leur taille jusqu’à atteindre celle d’un nouveau-né, avec des agonies infernales et prolongées – un poison qui ne commençait à agir que des semaines, voire même des mois, après son absorption.
Les jours passèrent, et je perdis toute notion de leur passage, calculant le temps seulement par les heures passées en compagnie de Mybaloë. Le monde et sa plénitude nous appartenaient – à nous étaient les cieux d’un bleu profond et la forêt fleurissante et les prés herbeux le long du fleuve. Comme ce dont les amants sont prompts à accomplir, nous nous trouvâmes plus d’une retraite favorite, dans lesquelles nous aimions nous réfugier à intervalles récurrents. Une de ces retraites était une grotte derrière la caverne-temple de Wanaôs, au centre de laquelle se trouvait un grand bassin alimenté par le fleuve Benuwe par l’entremise de canaux souterrains. En des temps reculés, le toit de la grotte s’était effondré, laissant au sommet de la colline une ouverture bordée d’une frange de palmiers, par laquelle la lueur du soleil ou de la lune tombait en rayons précipités vers les sombres eaux. Tout autour de la grotte, il y avait de nombreuses saillies très larges et de fantastiques alcôves de colonnes de pierre. C’était un endroit d’une étrange beauté, et Mybaloë et moi passâmes plus d’une heure nocturne sur les lits que nous offraient les pentes douces qui surplombaient le bassin. Celui-ci était habité par plusieurs crocodiles, mais nous n’y prenions pas garde, absorbés que nous étions dans notre contemplation mutuelle, dans le charme bizarre de la grotte, qui changeait continuellement au gré de la luminosité.
Un jour, Mybaloë avait été appelée en dehors du village pour quelque affaire dont je ne puis à présent me rappeler la nature. Sans le moindre doute, cela concernait quelque problème de justice ou de politique au sein de la tribu. Toujours est-il qu’elle ne devait rentrer que le lendemain midi. C’est pourquoi je fus plutôt surpris lorsqu’un messager vint me trouver au soir pour m’annoncer que Mybaloë reviendrait plus tôt que prévu et qu’elle me donnait rendez-vous à la grotte derrière la caverne de Wanaôs à l’heure où les rayons de la lune, laquelle était à présent légèrement gibbeuse, commenceraient à passer par l’ouverture qui la surplombait. L’indigène qui m’apporta le message était un homme que je n’avais jamais vu auparavant, mais je n’y portai guère attention, étant donné qu’il était censé venir du village isolé où Mybaloë s’était rendue.
Je me rendis à la caverne à l’heure convenue et m’arrêtai sur le rebord de l’une des pentes, cherchant Mybaloë dans la pénombre incertaine. La lune avait commencé à déverser une lueur féerique par le rebord abrupt du puits dans le dôme de la caverne. Je vis un mouvement furtif dans les eaux en contrebas, où un crocodile glissa à travers l’ébène aux reflets d’argent de la surface ; mais de Mybaloë, je ne trouvai nulle part de signe visible. Je me demandai si, dans un moment d’espièglerie, elle n’avait pas décidé de se cacher, et résolus de fouiller toutes les alcôves et les corniches sur la pointe des pieds, afin de la surprendre.
J’allais quitter la corniche sur laquelle je me tenais lorsque je reçus dans le dos une violente poussée qui me précipita tête première dans le bassin noir deux ou trois mètres en contrebas. Les eaux étaient profondes, et je sombrai presque jusqu’au fond avant de reprendre mes esprits ou même de comprendre ce qui s’était passé. Puis, je retournai vers la surface et me hâtai de regagner le bord à l’aveuglette, me souvenant avec effroi du crocodile que j’avais vu un moment à peine avant ma chute.
J’atteignis le rivage, dont la pente descendait par gradations accessibles, mais les eaux étaient encore profondes et mes doigts glissèrent sur la pierre trop lisse. Derrière moi, j’entendis un frôlement furtif dont je ne connaissais que trop bien la nature. Tournant la tête, je vis deux des grands sauriens, dont les yeux brûlaient d’une phosphorescence impie dans la lueur de la lune, alors qu’ils glissaient vers moi.
Je crois qu’à ce moment-là, j’ai hurlé de toutes mes forces ; car, comme pour me répondre, j’entendis une voix féminine crier de la corniche qui me surplombait, puis les eaux ondulantes furent fendues par une forme tombante qui brilla pendant un instant avec un éclat de marbre noir. Un temps interminable s’écoula, mon souffle suspendu, alors que les eaux moussaient, puis une tête bien connue émergea à mes côtés ainsi qu’un bras qui brandissait un couteau scintillant. C’était Mybaloë elle-même. Avec une adresse miraculeuse, elle plongea son couteau jusqu’à la garde dans les flancs du crocodile le plus proche, alors que le monstre ouvrait ses formidables mâchoires pour me happer. Son coup avait atteint le cœur, et le crocodile glissa sous la surface, s’agitant convulsivement dans une brève agonie. Mais son compagnon s’approcha sans attendre et reçut le même coup infaillible du couteau de Mybaloë. Il y eut des agitations dans le bassin, et les corps sombres de plusieurs autres commencèrent à apparaître. Avec une agilité surhumaine, en ce qui sembla n’être qu’un seul mouvement, Mybaloë s’extirpa des eaux et se hissa sur les rochers du rebord, et prit mes mains dans les siennes. Un instant plus tard, je me tenais à ses côtés, sachant à peine comment j’étais parvenu là, tant mon ascension avait été aisée et rapide. Les crocodiles reniflaient la berge en contrebas lorsque je me retournai pour regarder.
Hors d’haleine et dégouttants, nous nous assîmes sur une corniche de la caverne éclairée par la lune et commençâmes à nous interroger mutuellement, avec de tendres interludes de silence et de caresses. En quelques semaines, j’avais appris suffisamment de la langue azombéiienne pour que nous puissions nous passer d’interprète à tout moment.
À mon grand étonnement, Mybaloë m’affirma qu’elle ne m’avait jamais envoyé de messager ce soir-là. Elle était revenue en raison d’une écrasante prémonition de quelque mal imminent qui me menaçait, et s’était sentie irrésistiblement attirée vers la grotte, arrivant juste à temps pour me trouver en train de me débattre dans le bassin. En traversant la caverne de Wanaôs, elle avait croisé un homme dans les ténèbres et crut qu’il pouvait s’agir de Mergawe. Il était passé sans un mot, apparemment aussi pressé qu’elle. Je l’informai de la poussée que j’avais reçue dans le dos alors que je me tenais sur la corniche. Il n’était que trop évident que j’avais été attiré dans la caverne par quelqu’un qui désirait se débarrasser de moi ; et à notre connaissance, Mergawe était la seule personne en Azombéii capable de concevoir ou d’exécuter de tels projets. Mybaloë se rembrunit, et nous ne parlâmes pratiquement plus de l’incident.
À notre retour au village, Mybaloë envoya plusieurs hommes à la recherche de Mergawe avec pour mission de le lui amener. Mais le sorcier avait disparu, et personne ne savait où il se trouvait à présent, mais plus d’un individu l’avait vu précédemment dans la soirée. Il ne revint pas à sa demeure au matin et, bien qu’une recherche approfondie et acharnée fut entreprise à travers l’Azombéii tout entier, on ne réussit pas à retrouver sa trace durant les jours qui suivirent. Sa disparition fut, bien entendu, interprétée comme une confession implicite de culpabilité. Une indignation suprême se fit sentir au sein de la population lorsque l’épisode de la grotte fut connu du public ; et en dépit de la peur qu’inspirait sa réputation, Mergawe aurait passé un très mauvais quart d’heure entre leurs mains, et la sentence de mort prononcée contre lui par Mybaloë aurait été inutile s’il avait osé se montrer au sein de ses compatriotes.
Le péril inattendu que j’avais encouru et le sauvetage merveilleux effectué par Mybaloë ne firent que nous rapprocher davantage l’un de l’autre, et notre passion y gagna une profondeur et une gravité nouvelles. Mais alors que le temps passait sans que l’on ne sût rien de Mergawe, qui semblait avoir été avalé par le vaste silence étouffant des espaces équatoriaux, l’épisode commença à se dissiper puis disparut graduellement de notre vue dans une perspective grandissante de jours sereins. Nous cessâmes d’appréhender une nouvelle tentative malveillante de la part du sorcier et nous nous laissâmes aller à une indolente sensation de sécurité dans laquelle notre bonheur prit les teintes de l’été qui mûrissait.
Une nuit, les prêtres de Wanaôs donnèrent un dîner en mon honneur. Quarante ou cinquante personnes étaient déjà rassemblées dans une salle de banquet non loin du temple, mais Mybaloë n’était pas encore arrivée. Alors que nous étions assis en l’attendant, un homme entra, portant une grande calebasse remplie de vin de palme. L’homme m’était étranger, bien que, selon toute évidence, il fut connu par certaines des personnes présentes, qui le hélaient par son nom en l’appelant Marvasi.
S’adressant à moi, Marvasi m’expliqua qu’il avait été envoyé par le peuple d’une communauté étrangère qui me faisait présent de ce vin de palmier, espérant que moi, en tant qu’époux de Mybaloë, je daignerais l’accepter. Je le remerciai et le priai de transmettre aux donateurs de ce vin l’expression de ma gratitude.
« Ne voulez-vous pas goûter le vin maintenant ? », dit-il, « Je dois m’en retourner immédiatement ; mais avant de m’en aller, j’aimerais savoir si le cadeau vous agrée, afin de pouvoir le dire à mon peuple. »
Je versai un peu de vin dans une coupe et le bus très lentement, comme on le fait pour tester la saveur et la qualité d’un breuvage. Il était plutôt sucré et lourd, avec un curieux arrière-goût d’une amertume acide que je ne trouvai guère agréable. Néanmoins, pour ne pas heurter les sentiments de Marvasi, je fis grand éloge du vin. Il sourit d’un plaisir apparent en entendant mes paroles et allait s’en aller lorsque Mybaloë parut, haletante. Son expression était à la fois violente et sérieuse, et ses yeux brûlaient d’un feu surnaturel. Se précipitant vers moi, elle m’arracha des doigts la coupe de vin vide.
« Tu en as bu ? », s’écria-t-elle sur le ton de la constatation plutôt que de l’interrogation.
« Oui », répondis-je, stupéfait et perplexe.
Le regard qu’elle m’adressa fut indescriptible et rempli d’éléments conflictuels. L’horreur, l’agonie, l’amour et la fureur s’y entremêlaient, mais je sentis instinctivement que cette fureur ne m’était pas destinée. Pendant un intense moment, ses yeux s’emparèrent des miens ; puis, tournant son visage, elle pointa Marvasi et ordonna aux prêtres de Wanaôs de s’en emparer et de le ligoter. L’ordre fut instantanément obéi. Mais avant de me donner la moindre explication et sans proférer la moindre parole, Mybaloë se versa une coupe du vin de palmier et l’avala d’un seul trait. Commençant à soupçonner la vérité, je voulus l’en empêcher, mais elle fut trop rapide pour moi.
« À présent, nous allons mourir tous les deux », dit-elle lorsqu’elle eût vidé la coupe. Pendant un moment, son visage afficha un sourire tranquille, puis prit l’expression d’une déesse vengeresse alors qu’elle portait son attention sur le misérable Marvasi. Tous ceux qui étaient là avaient à présent deviné la vérité, et des murmures de rage et d’horreur retentissaient de tous côtés. Marvasi aurait été déchiré membre après membre, articulation après articulation, muscle après muscle par les mains nues des prêtres si ce n’avait été de Mybaloë, qui intervint et leur ordonna d’attendre. Frappé d’une abjecte terreur, l’homme trembla au sein de ceux qui l’avaient capturé, ne connaissant que trop bien le sort qui lui serait réservé en dépit de n’importe quel sursis momentané.
Mybaloë commença à l’interroger en de brèves et fermes phrases, et Marvasi, en qui la crainte respectueuse envers elle était plus manifeste que sa peur des prêtres, répondit avec plusieurs bégaiements alors qu’il se recroquevillait et courbait l’échine. Il avoua que le vin était empoisonné ; aussi qu’il avait été engagé par le sorcier et grand prêtre Mergawe pour me l’apporter et s’assurer que j’en boive devant lui, si possible. Mergawe, dit-il, s’était caché pendant des semaines dans la forêt aux confins de l’Azombéii, vivant dans une caverne secrète connue de lui-même et de quelques adeptes, qui lui avaient apporté de la nourriture ainsi que les nouvelles qu’il désirait connaître. Marvasi, qui avait certaines obligations intimes envers Mergawe et avait été utilisé par ce dernier en tant qu’instrument en d’autres occasions, était l’un de ces fidèles.
« Où se trouve Mergawe à présent ? », demanda Mybaloë. Marvasi faillit hésiter, mais les yeux de la reine, brûlant de colère et d’un magnétisme surhumain, arrachèrent la vérité d’entre ses lèvres réticentes. Il dit que Mergawe rôdait à présent dans la jungle, aux abords de la ville d’Azombéii, attendant l’assurance que le poison avait été avalé par la victime auquel il était destiné.
Aussitôt, un certain nombre de prêtres furent envoyés pour trouver Mergawe. Pendant leur absence, Mybaloë me raconta comment le plan pour m’empoisonner lui avait été révélé par un autre des amis de Mergawe, qui s’était désisté à la dernière minute en raison de l’atrocité et de l’audace d’un tel dessein.
Les prêtres revinrent peu de temps après, apportant le sorcier captif. Ils étaient parvenus à le prendre par surprise, et bien qu’il se fut débattu avec une force et une fureur démoniaques, ils avaient réussi à le maîtriser et à l’attacher avec des lanières de cuir de rhinocéros. Ils l’introduisirent dans la salle du banquet au sein d’un silence glacé d’horreur.
En dépit de sa situation désespérée, le sorcier se dressait devant nous, son visage rempli d’une expression de triomphe maléfique. Fier et superbement cambré, il ne montra aucun signe de peur, mais sa figure montrait clairement la possession satanique d’une exultation maléfique. Avant que Mybaloë ne put le questionner ou s’adresser à lui, il se mit à proférer un torrent de babillages terribles, entremêlés de malédictions et de vitupérations. Il nous raconta comment il avait préparé le poison, il en énuméra les effrayants ingrédients, les runes fatales psalmodiées avec lenteur, la puissance multiple et irrépressible des lugubres fétiches qui étaient entrés dans sa composition ou qui avaient aidé à son élaboration. Puis, il décrivit les effets du poison, les mois préliminaires durant lesquels Mybaloë et moi allions endurer d’innombrables douleurs lancinantes, mourrions mille morts dans l’anticipation des agonies à venir ; et ensuite les interminables tortures elles-mêmes, la lente et hideuse contraction de toutes nos fibres, de tous nos organes, le dessèchement progressif des sources mêmes de la vie en nous et le rétrécissement à la stature et aux dimensions d’un enfant, voire même d’un bébé, avant la délivrance de la mort. Ne songeant à rien d’autre qu’à sa haine démente, à sa jalousie insensée, il s’attarda sur ces détails, il les répéta encore et encore avec un triomphe si vil, une délectation si horrible et intense, qu’une sorte de sort paralysant semblait s’être abattu sur l’assemblée, et personne n’osa s’avancer pour le réduire au silence avec un couteau ou une lance.
Finalement, tandis que l’autre continuait à vociférer, Mybaloë remplit une autre coupe du vin empoisonné ; et pendant que les prêtres immobilisaient Mergawe et lui ouvraient les mâchoires de force avec leurs fers de lance, elle fit couler le vin dans sa gorge. Oubliant ou dédaignant son sort, il ne montra pas le moindre petit tressaillement ou signe de peur, mais, tel un démon noir qui se réjouit sur le dos des damnés, même s’il partage le même destin, il conserva envers et contre tout cette mine d’exécrable exultation. Marvasi fut lui aussi contraint à boire le vin, et il se recroquevilla et pleura de terreur, écumant de la bouche lorsque la liqueur fatale entra en contact avec sa langue. Puis les deux hommes furent emmenés selon les ordres de Mybaloë pour être emprisonnés et furent mis sous bonne garde en attendant les effets du poison. Mais plus tard dans la nuit, lorsque leur forfait fut connu de la population, une foule d’hommes et de femmes, devenus fous au-delà de toute mesure ou contrôle, firent irruption dans la prison, maîtrisèrent les gardiens et emportèrent Marvasi et Mergawe à la grotte derrière le temple de Wanaôs, où ils furent jetés comme des ordures aux crocodiles dans le bassin noir.
Désormais, pour Mybaloë et moi, ce fut le commencement d’une indescriptible horreur. Morts étaient notre joie et notre bonheur d’antan, car la noirceur de la fatalité à venir s’étendait sur nous comme l’ombre sinistre produite par le rassemblement d’une myriade de vautours. L’amour, cela est vrai, était toujours en nous, mais un amour qui semblait déjà être entré dans l’obscurité hideuse et le néant de la tombe. . . Mais de ces choses je suis incapable de parler, bien que je t’en aie déjà tellement dit. . . Elles furent trop sacrées et trop terribles. . .
Après l’intervalle oppressant de jours funèbres, sous des cieux desquels pour nous l’azur lui-même s’était envolé, il fut entendu entre Mybaloë et moi que je devais quitter l’Azombéii et retourner dans mon pays natal. Aucun de nous deux ne pouvait supporter la pensée de devoir être témoin, jour après jour, des éventuels tourments et de la désintégration physique progressive de l’autre lorsque le poison de Mergawe commencerait à agir. De nos adieux je peux seulement te dire qu’ils furent infiniment tristes et que je me souviendrai à jamais de l’amour et du chagrin dans les yeux de Mybaloë au sein des douleurs culminantes et des illusions désordonnées de mon dernier délire. Avant que je ne la quitte, elle me donna en souvenir la petite effigie de Wanaôs au sujet de laquelle tu m’as si souvent interrogé.
Il est inutile que je te raconte en détail mon retour en Amérique. À présent, après des mois de sursis qui ne m’ont accordé ni adoucissement, ni allègement, je ressens les premiers effets du poison ; j’en ai reconnu tous les symptômes préliminaires, et les attentes maladives de jours hantés et de nuits insomniaques ont été concrétisées. Et sentant la maladie qui doit encore venir et voyant avec la netteté d’une vision imaginative qui me déchire l’âme les agonies qu’endure en même temps Mybaloë, je me suis mis à envier la mort de Marvasi et de Mergawe dans le bassin aux crocodiles. »