La terre et la mort – Cesare Pavese
Terre rouge terre noire,
tu viens de la mer,
des campagnes brûlées
où sont les mots anciens
et des peines de sang
et des géraniums
entre les rochers –
tu ne sais pas ton poids
de mer de mots de peines,
ô toi riche comme un souvenir,
comme l’aride campagne,
ô toi dure et très douce
parole, ancienne par le sang
amassé dans tes yeux ;
jeune, comme un fruit
qui est souvenir et saison –
ton haleine repose
sous le ciel de l’été,
tes regards en olive
adoucissent la mer,
et tu vis, tu revis
sans t’étonner, certaine
comme la terre, sombre
comme la terre, pressoir
de saisons et de songes
que la lune révèle
d’un âge très ancien,
comme les mains de ta mère,
comme l’âtre du foyer.
27 octobre 1945
Tu es comme une terre
que personne jamais n’a nommée.
Tu n’attends rien
si ce n’est la parole
qui jaillira du fond
comme un fruit dans les branches.
Un vent vient jusqu’à toi.
Arides et fanées, des choses
t’encombrent et vont au gré du vent.
Membres et mots anciens.
Tu trembles dans l’été.
29 octobre 1945
Toi aussi tu es colline
et sentier de rochers,
brise dans les roseaux,
et tu connais la vigne
qui se tait à la nuit.
Tu es sans paroles.
Il y a une terre taciturne
et ce n’est pas la terre.
Un silence qui dure
sur arbres et collines.
Des eaux et des campagnes.
Tu es silence muré,
inflexible, tu es lèvres,
sombres yeux. Tu es la vigne.
C’est une terre qui attend
et qui est sans paroles.
Des journées ont passé
sous les cieux enflammés.
Tu as joué aux nuages.
C’est une terre mauvaise –
ton front le sait bien.
Ca aussi, c’est la vigne.
Tu retrouveras
nuages et roseaux, et les voix
comme une ombre de lune.
Tu retrouveras des paroles
par-delà la vie brève
et nocturne des jeux,
et l’enfance fervente.
Le silence sera doux.
Tu es la terre et la vigne.
Un silence fervent
brûlera la campagne
comme les feux au soir.
30-31 octobre 1945
Ton visage est de pierre sculptée,
ton sang de terre dure,
tu es venue de la mer.
Tu accueilles, tu scrutes
et repousses loin de toi
ou comme la mer. Ton cœur
n’est que silence, que paroles
englouties. Tu es sombre.
Pour toi l’aube est silence.
Et tu es comme les voix
de la terre – le choc
du seau contre le puits,
ou la chanson du feu,
ou la pomme qui tombe ;
les paroles résignées et amères
sur le pas des maisons,
les cris d’enfants – les choses
qui ne passent jamais.
Tu es sombre. Immuable.
Tu es la cave fermée
au sol de terre battue,
où l‘enfant est entré
une fois, les pieds nus,
et sans cesse il y pense.
Tu es la chambre sombre
qu’on évoque sans cesse,
comme l’ancienne cour
où l’aube se levait.
5 novembre 1945
Tu ne sais les collines
où le sang a coulé.
Nous avons tous fui,
nous avons tous jeté
nos armes et notre honneur. Une femme
nous regardait fuir.
Un seul parmi nous
s’arrêta, poing fermé,
regarda le ciel vide,
pencha la tête et mourut
sous le mur, en silence.
Maintenant, c’est un haillon sanglant
et un nom. Une femme
nous attend sur les collines.
9 novembre 1945
De saumure et de terre
est ton regard. Un jour
tu as ruisselé de mer
Il y a eu des plantes
qui, chaudes, t’entouraient,
elles gardent ton empreinte.
L’agave et l’oléandre.
Tout s’inscrit dans tes yeux.
De saumure et de terre
sont tes veines, ton souffle.
Bave de vent chaud,
ombres de canicule –
en toi tout est inscrit.
Tu es la voix rauque
de la campagne, le cri
de la caille tapie,
la chaleur de la pierre.
La campagne est labeur,
la campagne est douleur.
Avec la nuit le geste
du paysan se tait.
Tu es la lourde peine,
la nuit qui rassasie.
Comme l’herbe et le roc,
comme la terre, tu es secrète ;
tu te brises comme la mer.
Il n’est pas de parole
qui puisse te posséder
ou t’arrêter. Tu accueilles
tes heurts comme la terre
et par toi ils deviennent
vie, haleine caressante, silence.
Tu es brûlée comme la mer,
comme le fruit de l’écueil,
et tu es sans paroles
et personne ne te parle.
15 novembre 1945
Toujours tu surgis de la mer
et tu en as la voix rauque,
toujours, tu as des yeux secrets
d’eau vive entre les ronces
un front bas comme un ciel
où les nuages sont bas.
Chaque fois tu revis
comme une chose ancienne,
sauvage, que le cœur
connaissait et il se serre.
Chaque fois, c’est un déchirement,
chaque fois c’est la mort.
Un combat de toujours.
Qui accepte le heurt
a goûté à la mort
et la porte en son sang.
Tels de bons ennemis
qui ont cessé de haïr
nous avons une même
voix, une même peine,
nous vivons affrontés
sous un ciel misérable.
Pas d’embûches entre nous,
pas de choses inutiles –
nous combattrons toujours.
Nous combattrons encore,
nous combattrons toujours,
recherchant le sommeil
de la mort côte à côte,
nous avons la voix rauque,
le front bas et sauvage
et un ciel identique.
Nous fûmes faits pour ça.
Qu’un de nous cède au heurt,
une longue nuit suit
qui n’est ni paix ni trêve
ni la mort véritable.
Tu n’es plus. C’est en vain
que les bras se débattent.
Tant que notre cœur tremble.
On a dit un de tes noms,
et la mort recommence.
Inconnue et sauvage
tu es renée de la mer.
19-20 novembre 1945
Et nous lâches alors
qui aimions le murmure
du soir, et les maisons,
les sentiers sur le fleuve,
les lumières rouges et sales
de ces lieux, la douleur
apaisée, silencieuse –
nous arrachâmes nos mains
de la vivante chaîne
et nous nous tûmes, mais au cœur
notre sang tressaillit,
il n’y eut plus de douceur,
il n’y eut plus d’abandon
au sentier sur le fleuve –
sans plus être esclaves, nous sûmes
que nous étions seuls et vivants.
23 novembre 1945
Tu es la terre et la mort.
Ta saison est ténèbres
et silence. Rien ne vit
qui soit plus étranger
à l’aube que tu n’es.
Quand tu sembles t’éveiller
tu n’es rien que douleur,
elle est dans ton regard, dans ton sang
mais tu es insensible. Tu vis
comme vit une pierre,
comme la terre dure.
Et des songes te vêtent
des mouvements des spasmes
que tu ignores. La douleur
comme l’eau d’un lac
frémit et t’entoure.
Ce sont des ronds sur l’eau.
Tu les laisses s’évanouir.
Tu es la terre et la mort.
3 décembre 1945