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La présence – Jean Cocteau

La présence – Jean Cocteau

Vogue, septembre 1935

En regardant, de loin, car je n’habite plus la ville mais le petit port de Villefranche-sur-Mer, la démarche, l’allure, le style d’une femme très belle et très élégante (par exemple Mrs. Fellowes), je me disais qu’il serait utile d’inventer pour elle un poste inconnu et que le Président de la République devrait la nommer « dame de l’Exposition de 1937 ». Certes, ce qui manque dans ces grandes machines, c’est une âme, une âme d’élite, une main de fée, une présence.

Pourquoi ne choisirait-on pas, au lieu de quelque statue stylisée de la Parisienne, dominant la porte d’honneur, une Parisienne en chair et en os, une de ces femmes étonnantes qui savent recevoir, qui remplissent avec génie le métier d’hôtesse, que les circonstances ne prennent jamais à court, soit qu’il s’agisse des places à table, ou de faire surgir en quelques minutes un dîner de cinq cents couverts, de donner à un souverain le sentiment qu’il retrouve ses habitudes, à la foule l’impression de ne pas rôder en désordre et d’être conduite par une main mystérieuse.

La présence est quelque chose qui s’analyse mal et d’un poids extraordinaire. Un des succès du Ballet russe venait de la présence de Serge de Diaghilev. Les loges du ballet avaient beau être coûteuses et cher le moindre fauteuil, il n’en restait pas moins que le spectateur, même celui des petites places, se sentait reçu par l’organisateur de ces réjouissances magnifiques. Et Diaghilev lui-même savait cela et ne se contentait pas de hanter la salle et, dans une loge du milieu, d’offrir le spectacle rassurant de sa haute figure légendaire.

Les danseuses le surnommaient « chinchilla » à cause d’une mèche blanche qu’il réservait dans les cheveux d’encre de cette tête si grosse que, chez Lock, le tour de tête de chefs illustres par leur dimension ne pouvait lui convenir et que le chapeau de Gladstone lui-même devenait sur lui un simple chapeau de clown.

Mâchant nerveusement ses petites moustaches et sa langue de toute sa dentition de jeune crocodile, une lorgnette de nacre à la main, Diaghilev, en frac, dirigeait l’entreprise du fond de sa loge, attentif à la mise en place du décor et sévère pour la plus petite faute d’un interprète.

Ce qu’il blâmait surtout et ce qui accélérait le mâchonnement nerveux et les tics du monocle, c’était le cabotinage : lorsqu’un danseur ou une danseuse, grisés par une salve d’applaudissements, sortaient de leur ligne et enjolivaient de quelque fioriture improvisée le travail géométrique du chorégraphe.

Donc, ce rôle occulte, cette certitude communiquée à tous que l’œil du maître exerçait sa surveillance, Diaghilev ne se contentait pas de le jouer et d’en jouer seul. Il lui fallait une dame du Ballet russe, un point central de prestige et, en quelque sorte, la personne à qui le matador lance la cape, offre l’oreille, dédie le toro.

Madame J.-M. Sert (alors Misia Edwards) présidait l’entreprise à Paris, et à Londres ce privilège revenait à la Marquise de Ripon (ex-Lady de Grey). C’est, derrière les tulles, les turbans à aigrettes, le visage de chatte blanche métamorphosée de l’une, à l’abri du collier de chien, du diadème, du buste raide, de cheveux mauves, de l’autre, que Serge de Diaghilev « mâchait sa bouche » et maniait sa petite lorgnette.

Autour de ces « dames du Ballet russe » se groupait un véritable état-major d’artistes considérables, de beautés à la mode et de ces éphémères qui, par leur charme, leur titre, leur intelligence, tiennent, une saison, la vedette sur le théâtre de Londres ou de Paris.

Diaguilev savait, entre autres secrets qui assurent la réussite, que le public aime à se sentir « reçu », que l’absence d’une personnalité, d’une poigne, lui donne du malaise et que, même l’adresse d’un maître d’hôtel (Olivier du Ritz) fait d’un établissement ouvert à tous quelque chose de spécial, de réservé, d’unique, où, si étrange que cela paraisse, chacun se sent fier d’être admis.

Ah ! comme Diaguilev savait recevoir !

Épuisé par le monde, j’avais trouvé cette excuse de ne pas posséder d’habit noir. Trouvant que le costume sombre singeait piteusement l’habit, je portais, le soir, au théâtre, un costume clair. Diaghilev me toisait, soupirait, mais il me voulait dans sa loge. « Vite, vite, disait-il, cache-toi dans ma loge. »

Lorsque nous décidâmes Strawinsky et moi de donner Œdipus Rex pour son jubilé, un bas bleu dit à Diaghilev : « Méfiez-vous, on chante en latin. C’est votre messe des morts. Ils vous font une mauvaise farce. »

— « Chère amie, répondit-il, si c’est une farce, je m’y prête de bonne grâce, car une farce de Strawinsky et de Cocteau ne peut être qu’une farce excellente. »

Une autre dame lui demandant, à Londres, pourquoi il n’inscrivait pas plus souvent Parade à ses programmes : « Parade, répondit-il, est ma vieille bouteille. Je la ménage. Je n’aime pas beaucoup la remuer. »

Cet homme, capable de malices enfantines et de chausse-trapes naïves, avait l’âme haute. Il était de cette race d’amphitryons symbolisée par la scène où Madame d’Orgel met sur sa tête le chapeau ridicule du Prince russe. Et ce phénomène de la présence, de la réception, du personnage sur lequel les regards se concentrent, de cette mouche de la cible ne s’exerce pas seulement dans la zone frivole. Je peux citer les livres dont les auteurs morts font les honneurs. La présence de Baudelaire, de Rimbaud domine les leurs. Un Stendhal, un Balzac, ne quittent jamais la marge de leurs labyrinthes et Victor Hugo en personne nous reçoit à la porte monumentale de son œuvre.

Une mode parisienne consiste à me rendre responsable des ouvrages que je loue. Je passe ainsi pour l’auteur d’un certain nombre de chefs-d’œuvre, ce qui me flatte, mais est, hélas, inexact.

Je me souviens (et de ce livre il me serait difficile d’être responsable puisque je ne connaissais pas l’auteur avant de l’avoir lu) à la lecture de Sainte-Unefois de Louise de Vilmorin, d’une sensation très précise, d’être reçu dans cet ouvrage, la sensation d’une présence féminine, toute puissante, qui se tenait debout à la première page du livre et m’en faisait légèrement mais inflexiblement les honneurs.

C’est à cette sensation, que je dus, par la suite, de ressentir pour Louise de Vilmorin, dès notre premier contact, une amitié qui précédait de beaucoup notre rencontre.

J’ai été bien frappé par cette circonstance et elle m’ouvrait les yeux sur ce phénomène de présence qui continue outre-tombe et dont je vous parle.

Cherchez vous-même des exemples. Vous en trouverez un grand nombre et vous verrez qu’il n’est pas fou de souhaiter une dame de l’Exposition de 1937, puisqu’il existe une reine des Six Jours et qu’il existait des reines du Ballet-Russe.

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