La peau de Bouki – Birago Diop
« Quand la Poule suit ceux qui vont ramasser du bois mort, c’est qu’elle n’a pas vu celles qui pilent le grain. »
Si Bouki-l’Hyène ignorait, ce qui est fort possible, cette sentence de ceux qui avaient toujours su parler, Thile-le-Chacal, lui, la connaissait ayant appris beaucoup de choses en ses jeunes années et continuant d’apprendre encore en son âge mûr. Thile-le-Chacal connaissait si bien la sentence qu’il la rectifiait à l’occasion en déclarant que « Ganar-la-Poule voyait bien les pileuses de grain, mais les pilons faisaient trop de bruit dans les mortiers ».
Thile-le-Chacal suivait donc les traces de Bour-Gayndé-le-Lion, le Vieux Roi, maintenant solitaire depuis son veuvage et le départ de tous ses enfants, garçons et filles.
Il savait que malgré leur humeur souvent chagrine il était beaucoup plus facile de s’entendre avec les vieilles gens qu’avec la jeunesse toujours jalouse de sa liberté et de ses droits fraîchement acquis.
Les gestes des jeunes Lions, qui avaient quitté la demeure paternelle pour aller se tailler des fiefs dans la Savane, étaient vifs et souvent incontrôlés, et leurs coups de pattes parfois trop maladroits.
Bouki-l’Hyène aussi suivait les traces de Bour-Gayndé-le-Lion, car elle avait fini par se rendre compte qu’avec le Vieux Roi, les courses étaient moins longues, moins harassantes. Avec le grand âge, le Roi Solitaire avait perdu de sa force, de son ardeur, de son endurance à la poursuite de ses proies, à la chasse pour la nourriture de ceux-là qui vivaient de ses prises et lui demeuraient encore fidèles.
Puis Bouki-l’Hyène avait vu que les victimes de Bour-Gayndé se faisaient de moins en moins abondantes et de moins en moins tendres car le royal chasseur ne pouvait plus attraper à la course que le très vieux gibier invalide et impotent.
Par contre les reliefs des repas laissés à ses suivants par Gayndé-le-Lion étaient de plus en plus copieux car le Roi avait de moins en moins de dents.
Et Thile-le-Chacal, et Bouki-l’Hyène et d’autres de la gent parasite formaient une cour assidue et encore plus nombreuse au Vieux Roi qui en était réduit souvent à attendre sa proie à l’affût d’un buisson, à l’abri d’un fourré, derrière l’écran des roseaux bordant un cours d’eau.
Et c’est ainsi que Bour-Gayndé-le-Lion, après avoir guetté toute une journée durant près d’un marigot aux berges touffues, ombragées et hantées par Yo-le-Moustique et sa famille, par Youl-le-Taon et ses enfants et par Vègne-la-Mouche et les siens, attrapa le soir venu une mauvaise fièvre et rentra dans sa demeure frissonnant, grelottant et transpirant.
En décoctions, en infusions, les racines, les écorces, les feuilles, les fleurs, de toutes les plantes, arbres, arbustes, herbes et lianes de la Savane et de la Forêt auxquelles s’était de tous temps attachée quelque vertu curative, cassias et acacias épineux, Nép-nép, Seing, Gonakié. Sourour, Sandoudour, cadde, Layedour, Ratt, N’Diandam et M’Bentamaré étaient administrées par des guérisseurs, en bains, en tisanes, en pincées de poudres, en bols de farines mélangées de beurre ou de miel, à Bour-Gayndé-le-Lion, suant et frissonnant sur son lit sous un amas de pagnes et de couvertures, près d’un feu incapable de réchauffer ses vieux membres refroidis.
Les rides profondes que les soucis du pouvoir avaient labourées depuis toujours sur l’immense front de Bour-le-Lion disparaissaient sous un monceau de feuilles au contact rafraîchissant, feuilles effilées d’euphorbe-salane, larges feuilles de paftane qui n’arrivaient pas à éteindre le feu qui brûlait nuit et jour dans sa tête.
Et Bour-Gayndé, soufflant et geignant, voyait, à travers le voile de fièvre qui rougissait encore davantage ses yeux rouges autour de son lit de douleurs, des marabouts apportant amulettes, eau de zem-zem et rinçure de tablettes sur lesquelles avaient été inscrits des prières et des versets du Coran. Les marabouts cédaient la place pour un temps à des féticheurs apportant gris-gris, cornes et queues habillées de rouge ou de jaune et serties de coquillages.
Marabouts, féticheurs, guérisseurs envahissaient la case et la demeure de Bour-Gayndé-le-Lion, refoulant les habituels suivants du Roi malade et alité dans les coins de la cour et même parfois hors de la maison. Et certains sujets, notables et conseillers de Bour-Gayndé préférèrent s’éloigner pour un temps, peut-être pour toujours. Ainsi firent Thile-le-Chacal et Golo-le-Singe et d’autres qui n’étant nullement souffrants se souciaient fort peu des guérisseurs, de leurs poudres, de leurs infusions et de leurs décoctions ; autres aussi qui sans être des mécréants ne tenaient pas particulièrement à la compagnie assidue des marabouts, n’ayant nullement besoin pour l’heure de leurs amulettes, de leur eau de zem-zem ni de l’eau lustrale de leurs tablettes, et préféreraient également voir les féticheurs, leurs gris-gris, leurs cornes et leurs queues dans leurs bois sacrés.
D’autres que la vue d’un malade alité, d’un vieillard grabataire, d’un moribond même ne semblait pas trop répugner, mais au contraire paraissait remplir d’une compassion plus ou moins sincère plus ou moins tintée d’espoir en une fin plus ou moins proche et en un festin assuré, restaient comme Bouki-l’Hyène, matin et soir, nuit et jour au chevet de Bour-Gayndé.
Cependant, tandis qu’autour du lit du Roi, les uns récitaient des prières et disaient des incantations ; que d’autres se lamentaient à chaque soupir du malade et geignaient avec lui au rythme douloureux de son souffle court et heurté pour mieux le soulager, Bouki-l’Hyène, elle, s’inquiétait de ceux qui manquaient, déplorait et signalait à tous propos l’absence de Thile-le-Chacal et de Golo-le-Singe.
Bouki-l’Hyène parlait d’ingratitude innée en ce qui concernait Thile-le-Chacal, d’irrespect héréditaire et même atavique quant à Golo-le-Singe, et de manque de cœur chez l’un comme chez l’autre. S’absentait-elle un court moment de la case ou de la demeure de Bour-Gayndé-le-Lion, ses premières paroles à son retour auprès du lit du malade étaient pour s’informer :
— Comment, Thile n’est pas de retour ? Où donc peut bien se trouver Golo ? Tout le monde dans le pays sait bien que Bour-Gayndé est souffrant. Chacun est venu prendre de ses nouvelles qui. Dieu merci ! ne sont plus alarmantes. Tout le monde s’est inquiété. Que peuvent donc faire en brousse, Thile et Golo ? Ont-ils été avertir les enfants de Gayndé-le-Roi, de l’état du maître ?
À cette question qu’elle posait et qui faisait froncer les sourcils et plisser le front de Bour-Gayndé sous les feuilles d’euphorbe ou de paftane, Bouki-l’Hyène se gardait bien de donner une réponse. Elle en voyait l’effet dans les yeux du malade qui rougissaient encore davantage, plus de colère que de fièvre, à la pensée de ses enfants, partis depuis longtemps se tailler des fiefs qui ne valaient pas son royaume, revenant assister à son agonie ou finissant de l’achever pour hériter plus vite.
— Que peuvent bien faire Thile et Golo ? demanda un soir Bour-Gayndé après les insinuations et les insidieuses questions de Bouki-l’Hyène. De sa voix faible fortement enrouée perçait une irritation manifeste.
— Personne ne le sait, Bour ! nasilla Bouki-l’Hyène.
— Qu’on aille me les chercher ! rugit entre deux souffles Bour-Gayndé. Qu’ils soient ici demain ! ordonnait-il.
On n’alla pas bien loin le lendemain pour les trouver. Car Thile-le-Chacal et Golo-le-Singe étaient déjà sur le chemin du retour ayant appris de ceux qu’ils avaient rencontrés en brousse depuis un certain temps toute l’inquiétude que Bouki-l’Hyène nourrissait du fait de leur absence de la demeure de Gayndé-le-Lion. Même Djar-le-Rat Palmiste, infatigable et indifférent aux rumeurs et soucis du Pays, avait interrompu un court instant ses interminables va-et-vient, ses courses selon toute apparence sans but, pour leur faire savoir que d’après les cancans de Thioye-le-Perroquet, le messager de la Brousse, chez Gayndé-le-Roi, les soupirs et geignements du malade, les gémissements compatissants de son entourage, les prières et litanies des marabouts, les incantations des féticheurs n’étaient souvent que faibles murmures et rumeurs sourdes dominés par les lamentations de Bouki-l’Hyène sur leur absence de la demeure de Bour-Gayndé depuis la maladie du Roi.
Et pour une des rares fois qu’il consentait à s’arrêter en ses voltes, cabrioles et départs heurtés, Djar-le-Rat Palmiste usa du langage de son terroir et affirma à Thile-le-Chacal et à Golo-le-Singe que Bouki-l’Hyène « avait complètement abîmé leur peau ». Entendez par là que Bouki-l’Hyène avait terni leur réputation.
Pour sa part Golo-le-Singe savait depuis longtemps que même « non abîmée » par les réflexions malveillantes et les insinuations perfides de Bouki-l’Hyène, sa peau n’avait jamais valu grand-chose, d’abord parce qu’elle avait été de tous temps largement entamée par-derrière et ensuite parce qu’elle ne pouvait servir ni à Woundé-le-Cordonnier pour son travail, ni à Serigne-le-Marabout pour ses prières.
Il n’entendait pas cependant laisser à Thile-le-Chacal seul le soin de chercher et de trouver comment faire payer à Bouki-l’Hyène la disgrâce qui les attendait certainement, ou peut-être même pire, à leur retour dans la demeure de Bour-Gayndé.
Comme leurs aïeux qui avaient su à l’occasion s’entendre pour donner soucis et tracas à Medjembe le premier cultivateur de pastèques, le grand ennemi de ceux de leurs clans, Golo-le-Singe et Thile-le-Chacal, qui à l’accoutumée ne s’épargnaient ni sarcasmes ni coups de dents, avaient oublié leurs plus récentes querelles depuis leur rencontre avec Djar-le-Rat Palmiste et fait taire rancœurs réciproques et griefs mutuels.
Ils avaient regagné ensemble la demeure de Bour-Gayndé-le-Lion.
— Voilà Thile-le-Chacal !
— Tiens, voici Golo-le-Singe !
— Comment, vous arrivez ensemble ? s’informait Bouki-l’Hyène accourue à leur rencontre dès les premières exclamations annonçant le retour des deux compagnons.
— Pas du tout ! rétorqua Thile-le-Chacal.
— J’arrive de l’Est et du Sud. Et Thile descendait du Nord, il me semble, renseignait Golo-le-Singe.
— Nous nous sommes retrouvés juste sur le seuil de la maison ! assurèrent-ils tous deux.
— Bour-Gayndé n’a pas cessé de vous réclamer aux rares moments de répit de ses douleurs, leur apprit Bouki-l’Hyène. Je crois même, ajouta-t-elle que votre longue et inexplicable absence a été pour beaucoup dans l’aggravation de son mal, dans l’augmentation de ses souffrances.
Et trottant, fesses basses, devant les arrivants, Bouki-l’Hyène annonçait :
— Bour, voici enfin Thile et Golo qui daignent réapparaître dans cette demeure.
Bour-Gayndé-le-Lion fit approcher de sa couche Thile-le-Chacal et Golo-le-Singe et leur demanda d’une voix où la colère étouffait la douleur, la raison de leur longue absence et du désintérêt, si ce n’était pire, qu’ils avaient manifesté l’un et l’autre à l’endroit de son état de santé et de ses vieux jours.
Thile-le-Chacal demanda au Roi malade de renvoyer tous ceux qui étaient dans la case, autour de son lit, pour qu’il pût lui dire ce qu’il avait fait durant le temps qu’il avait quitté la demeure et le pays.
— Doivent-ils sortir tous ? demanda d’une voix faible le Roi malade. Même Golo qui vient d’arriver avec toi ?
— Tous, N’Diaye, dit Thile-le-Chacal en appelant Bour-Gayndé-le-Lion par le nom de son clan. Tous, même et surtout Golo que je viens juste de retrouver au seuil de ta demeure et qui m’a dit revenir du Sud et de l’Est, des pays des forêts où le Soleil lui-même a parfois peur de pénétrer et où les miens n’ont jamais eu rien à faire.
Quand tous ceux qui assistaient le Roi malade furent sortis, Thile-le-Chacal s’approcha du chevet de Bour-Gayndé, enleva la touffe de feuilles d’euphorbe qui pesait sur son front brûlant. Et lui touchant la tête de la patte droite :
— Bour N’Diaye, fit-il, tu as demandé où j’avais passé le temps de cette longue absence. Sache que je descends des pays du Nord où les miens ont parcouru depuis toujours les sables et ont conservé beaucoup de savoir. J’ai été apprendre là-bas ce qui n’était pas en Toi et qui y est venu, et ce qui y venant fera sortir ce qui y était venu. Cela qui n’est que chaleur comme en toutes choses, chaleur du dedans et chaleur du dehors, ce qui te fut le plus proche le donnera et l’ôtera.
— Explique-toi plus clairement, Thile, ordonna Bour-Gayndé.
— Voici, N’Diaye : la chaleur d’une cervelle sur ce front bouillant appellera au-dehors le feu qui brûle dans ta tête. Et la chaleur d’une peau toute vive écorchée réchauffera tes membres et tes flancs refroidis. Cervelle et peau de celui-là qui t’a le plus souvent approché, depuis que tu es couché, de celui-là qui t’a le plus parlé depuis que tu es malade.
— C’est Bouki-l’Hyène qui m’a le plus approché, qui m’a le plus parlé, le plus souvent, je crois bien, dit Bour-Gayndé.
— Je l’ignore, N’Diaye, j’étais longtemps absent.
— Appelle-moi Golo, ordonna Bour-Gayndé en congédiant d’une patte faible et lasse Thile-le-Chacal qui sortit et fit savoir à Golo-le-Singe que le Roi malade le mandait.
Et Golo-le-Singe vint au chevet du Roi qui s’enquit :
— Thile dit que tu arrives des pays des forêts ?
— Je le lui ai appris en le retrouvant, après ma bien longue absence, juste sur le seuil de ta demeure.
— Et qu’avais-tu à faire dans le Sud ?
— Dans le Sud et vers l’Est, N’Diaye ! J’ai été mendier au pied et au sommet des hauts arbres de la forêt et dans l’étendue de l’immense Savane, un peu du savoir gardé jalousement là-bas par les gardiens de la sagesse de notre clan.
— Et qu’as-tu appris sous les arbres et sur les arbres ? qu’as-tu su dans l’immense Savane ?
— J’y ai appris avec les derniers anciens du clan que le chaud était en toutes choses, que le chaud non seulement chasse le froid, mais aussi que le chaud le plus proche devait chasser le chaud intérieur.
— Sois moins obscur, Golo ! intima Bour-Gayndé. Tu parles comme a parlé Thile-le-Chacal.
— Et qu’a dit Thile ?
— Tu n’as pas à le savoir pour l’instant. Explique-toi d’abord.
Golo-le-Singe lui posa une de ses quatre mains sur la poitrine qui se soulevait et se dégonflait comme les outres-soufflets de Teugg-le-Forgeron.
— Voici, N’Diaye, le sang bu tout chaud au cou le celui-là qui te fut le plus proche depuis que tu es allongé sur cette couche, chassera le feu qui brûle dans cette poitrine. Et sa peau écorchée vive rendra leur chaleur à tes membres refroidis, ajouta Golo-le-Singe en prenant une patte de Bour-Gayndé dans une deuxième main.
— Pour une fois ceux du Nord ont parlé comme ceux du Sud et leurs enfants ont dit la même chose, murmura dans un souffle Bour-Gayndé-le-Lion.
— Qu’y a-t-il, N’Diaye ? fit Golo-le-Singe dont l’oreille fine avait bien saisi ce que soufflait dans un murmure le Roi malade.
— Et qui a été le plus souvent le plus près de ma couche ? interrogea Bour-Gayndé qui ne daignait pas répondre à Golo-le-Singe.
— Je l’ignore, N’Diaye. J’ai été si longtemps absent, s’excusa Golo-le-Singe qui retira une main de la poitrine du malade dont il lâcha la jambe aussi.
— Appelle-moi tout le monde.
Et Golo-le-Singe fit rentrer tout le monde dans la case du Roi qui demanda d’une voix assez ferme pour être ouï de tous, suivants, guérisseurs, marabouts, féticheurs :
— Oui d’entre vous tous a donc été le plus souvent le plus proche de ma couche ?
— C’est moi, N’Diaye ! affirma Bouki-l’Hyène.
— Qui d’entre vous tous m’a le plus parlé dans mes moments de grande souffrance, en mes instants de plus forte fièvre ?
— C’est toujours moi, N’Diaye ! nasilla Bouki-l’Hyène.
Bour-Gayndé appela alors :
— Thile ! O !
— N’Diaye !
— O ! Golo !
— N’Diaye !
— Dites à M’Barick-Tiflé le boucher maure et à ses aides pourognes de faire à Bouki tout ce qu’il faut pour que la chaleur chasse la chaleur et que le chaud chasse le froid.
Et M’Barick-Tiflé perça le cou de Bouki-l’Hyène dont le vieux Roi malade téta le sang tout chaud comme un nourrisson vigoureux le sein de sa mère.
Les aides pourognes du boucher maure fendirent le crâne de Bouki-l’Hyène et mirent sa cervelle sur le front de Bour-Gayndé à la place de la touffe de feuilles d’euphorbe.
Et M’Barick-Tiflé et ses aides pourognes dépouillèrent le cadavre encore palpitant de Bouki-l’Hyène, et la peau encore toute chaude remplaça sur le corps du vieux Roi malade l’amas de pagnes et de couvertures.