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La nouvelle la plus dégueulasse de ce recueil – Frédéric Beigbeder

La nouvelle la plus dégueulasse de ce recueil – Frédéric Beigbeder

Avertissement : certains passages de ce texte
sont susceptibles de heurter la sensibilité
de nos lecteurs les plus romantiques.

 

Je sens que je vais encore pleurer en repen-sant à cette histoire. Mais il me faut bien la raconter : il y a des gens à qui mon exemple pourra peut-être rendre service. Ainsi au moins aurai-je l’illusion d’avoir détruit la plus belle histoire d’amour de ma vie pour quelque chose. Tout a commencé par une blague. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je lui ai demandé ce qu’elle serait prête à faire pour me prouver son amour. Elle m’a répondu qu’elle ferait n’importe quoi. Alors j’ai souri et elle aussi.

Les inconscients.

Evidemment, c’est là que ça a basculé. Avant, on faisait l’amour sans arrêt, sans penser à autre chose. Comme preuve d’amour, ça nous suffisait. C’était comme de boire un verre d’eau — sauf que ça avait plus de goût et qu’on avait tout le temps soif. Il suffisait qu’elle me regarde et je sentais mon sexe vivre. Elle entrouvrait ses lèvres ; j’ y posais les miennes ; sa langue léchait mes gencives ; elle avait un goût de fraise Tagada ; j’écartais mes doigts dans ses cheveux parfumés ; elle passait sa main sous ma chemise pour caresser ma peau ; nous respirions plus vite ; je dégrafais son soutien-gorge de dentelle noire pour dégager ses tétons ; ils avaient un goût de bonbon Kréma ; son corps était une confiserie ; un self-service ; un fast-food où j’aimais prendre mon temps, flâner, hésiter entre sa culotte trempée et des seins en nombre pair ; quand on roule une pelle, ça finit toujours par déraper ; il y a des allées et venues ; en éjaculant, je criais son prénom ; et elle, le mien.

Le point-virgule est une chose très érotique.

On était juste un couple amoureux. Là où ça a dérapé, c’est quand on a décidé que l’amour avait besoin de preuves. Comme si le faire ne suffisait plus.

Au début, ce n’était pas grand-chose. Elle me demandait de me retenir de respirer pendant une minute. Si j’ y parvenais, ça voulait dire que je l’aimais. C’était facile. Après, elle me laissait tranquille pendant quelques jours. Mais c’était moi qui revenais à la charge.

« Si tu m’aimes, laisse ton doigt sur la flamme de la bougie jusqu’à ce que je te dise de l’enlever. »

Elle m’aimait, c’était sûr. On a bien rigolé en soignant la cloque sur son index. Ce qu’on ne savait pas, c’est qu’on avait aussi mis le doigt dans un engrenage infernal.

C’est devenu chacun son tour. L’escalade n’a pas tardé. Pour lui prouver mon amour, j’ai dû successivement :

  • lécher la cuvette des chiottes ;
  • boire son pipi ;
  • lire en entier le roman de Claire Chazal ;
  • montrer mes couilles dans un déjeuner d’affaires ;
  • lui donner cent mille francs sans avoir le droit de la baiser ;
  • recevoir deux gifles d’elle devant tout le café Marly sans protester ;
  • rester enfermé debout dans le placard à balais pendant dix heures ;
  • porter des pinces-crocodile sur les seins ;
  • m’habiller en fille le soir où elle recevait ses amies à dîner, et servir à

De mon côté, pour vérifier qu’elle m’aimait, je l’ai forcée à :

  • manger une crotte de chien dans la rue ;
  • porter un godemiché dans le cul pendant trois jours sans pouvoir faire caca ;
  • voir jusqu’au bout le dernier film de Lelouch ;
  • se faire percer le clitoris sans anesthésie ;
  • aller à une soirée avec moi et me regarder draguer toutes ses copines sans réagir ;
  • se faire prendre par le chien dont elle avait mangé la crotte ;
  • rester attachée à un feu rouge pendant une journée entière, uniquement vêtue de lingerie ;
  • se déguiser en chienne le soir de son anniversaire et accueillir les invités en aboyant ;
  • sortir tenue en laisse chez Régine.

C’est sûr : la guerre était un peu déclarée. Mais ce n’étaient que les hors-d’œuvre. Car ensuite, il fut décidé d’un commun accord que nous devions faire participer d’autres personnes à nos preuves d’amour.

Un soir, je l’ai emmenée chez des amis sadiques. Elle avait les yeux bandés et les mains attachées par des menottes. Avant de sonner à la porte, je lui ai rappelé les règles du jeu :

« Si tu demandes qu’on arrête, cela voudra dire que tu ne m’aimes plus. »

Mais elle savait ça par cœur.

Mes trois copains commencèrent par découper ses vêtements avec des ciseaux. L’un lui tenait les bras dans le dos, et les deux autres déchiraient sa robe, son soutien-gorge et ses bas. Elle frémissait d’inquiétude en sentant le contact du métal froid sur son épidémie. Quand elle fut nue, ils la caressèrent partout : seins, ventre, fesses, sexe, cuisses, puis la pénétrèrent tous les trois, avec les doigts puis le sexe, séparément d’abord, puis ensemble (un dans la bouche, un dans le vagin et un dans l’anus : tout ceci était très bien organisé). Lorsqu’ils eurent joui avec un bel ensemble, on passa aux choses sérieuses.

Ses bras furent attachés au-dessus de sa tête à un anneau fiché dans le mur. On lui retira le bandeau pour qu’elle puisse voir le fouet, la cravache et les martinets, puis ses pieds furent fixés au mur par des cordes et ses yeux bandés à nouveau. Nous la flagellâmes tous les quatre pendant vingt minutes. À la fin de l’exercice, il était difficile de départager qui était le plus fatigué, de la victime époumonée en supplications et cris de douleur, ou des bourreaux épuisés à force de la battre à tour de bras. Mais elle avait tenu, donc elle m’aimait.

Pour fêter ça, nous la marquâmes au fer rouge sur la fesse droite.

Et puis mon tour est arrivé. Puisque je l’aimais, il fallait que j’accepte de tout subir sans broncher. Donnant, donnant. Elle m’emmena dîner chez un « ex » à elle — c’est-à-dire un type que je détestais. À la fin du repas, elle lui adressa la parole :

« Mon amour, je ne t’ai pas oublié. »

En me désignant de la tête, elle poursuivit :

« Ce ringard ne pourra jamais remplacer ce que nous avons vécu. D’ailleurs, il est tellement nul qu’il va nous regarder faire l’amour sans bouger. »

Je restai assis à ma place pendant qu’elle s’installait à califourchon sur mon prédécesseur et pire ennemi. Elle l’embrassa à pleine bouche en caressant son sexe. Il me regardait, interloqué. Mais comme je ne réagissais pas, il finit par se laisser faire, et bientôt elle s’empala sur sa bite. Jamais je n’avais autant souffert de toute mon existence. J’avais envie de mourir sur place. Mais je ne cessais de me dire que cette souffrance était ma preuve d’amour. Quand ils eurent un orgasme simultané, elle se tourna vers moi, crevée, transpirante, et me demanda de m’en aller car ils avaient envie de recommencer seuls. Là, j’éclatai en sanglots de rage et de désespoir. Je la suppliai :

« Pitié, demande-moi plutôt de me couper un doigt, mais pas ça ! »

Elle me prit au mot. Ce fut mon rival qui amputa la première phalange de mon auriculaire gauche. C’était atroce, mais moins terrible que de les laisser seuls. Et puis : ne plus pouvoir se gratter l’oreille avec la main gauche est un moindre sacrifice que d’être cocufié par un connard.

A partir de là, notre amour exigea de plus en plus de preuves.

Je l’ai obligée à faire l’amour avec un ami séropositif sans préservatif (lors d’une nuit fauve).

Elle m’a prié de sucer son père.

Je l’ai prostituée avenue Foch : embarquée par les flics, elle s’est fait violer collectivement par la maréchaussée et quelques SDF sans que je lève le petit doigt, puisqu’elle me l’avait coupé. Elle m’a enfoncé un crucifix dans l’anus pendant la messe d’enterrement de ma sœur, dont j’avais dû sauter le cadavre auparavant.

J’ai baisé toutes ses meilleures amies devant elle.

Elle m’a forcé à être témoin à son mariage avec le fils d’un riche agent de change.

Je l’ai enfermée nue dans une cave infestée de rats et de mygales.

Sans oublier le pire de tout : elle poussa même le vice jusqu’à me contraindre à dîner en tête à tête avec Romane Bohringer.

Pendant un an, nous avons tout fait, TOUT. Au point que nous étions presque à court d’idées.

Et puis, un jour, quand est venu mon tour de la tester, j’ai enfin fini par trouver LA preuve d’amour ultime. Celle qui voudrait dire qu’elle m’aimerait à jamais.

Non, je ne l’ai pas tuée. C’eût été trop facile. Je voulais qu’elle souffre toute son existence, pour me certifier son amour absolu à chaque seconde et jusqu’à ce que mort s’ensuive.

C’est pourquoi je l’ai quittée.

Et c’est pourquoi elle ne m’a jamais revu. Chaque jour qui passe, nous souffrons davantage l’un pour l’autre. Cela fait de longues années que nous pleurons. Mais elle sait comme moi qu’il ne peut pas en être autrement.

Notre plus belle preuve d’amour, c’est de ne plus jamais nous revoir.

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