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La fable du monde – Jules Supervielle

La fable du monde – Jules Supervielle

(Extrait)

Et l’on rencontre parfois, avenue du Bois,
De grandes familles de morts habillées de chair et d’étoffe
comme vous et moi,
Et quand ils avancent sur le trottoir cela fait un bruit de
semelles sur l’asphalte,
Et leurs enfants vont devant, et si l’un d’eux tombe sur le genou
Toute la famille s’empresse autour de lui,
Bien qu’il ne sorte pas de sang,
Cependant que la mère, bouche tordue d’émotion,
Développe pour le pansement
Un mouchoir tout blanc, qui fait peur parce qu’il est bien
plus grand que nature.
Elle va donnant à son fils des conseils pour ne pas tomber
une autre fois,
Et quand ils croisent les vivants
C’est avec un petit sourire de franche supériorité,
Car ils les prennent pour des morts,
Et ils poursuivent paisiblement leur chemin tout en parlant à bâtons rompus,
Eux qui s’estiment en parfaite santé et complètement
normaux dans leur banalité ambulante.
Mais en cas d’encombrement sur le trottoir
Toute la famille est prise d’angoisse et de beaucoup de tremblement,
Au milieu de ces passants qui ne sont pas du tout comme elle
dans leurs fondements.
Et dès qu’ils le peuvent ils se hâtent de reprendre leur
formation familiale.
En serrant les rangs un peu plus,
Avec les enfants en tête, puis les parents, et un peu en retrait,
comme il convient,
Les grand’pères et les grand’mères.

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