La cité invisible – Clark Ashton Smith
« Va au diable ! », lança Langley dans un soupir rauque qui émergea avec difficulté de ses lèvres gonflées, noircies par la soif. « Tu as englouti dans le désert de Lob-nor au moins le double de ta ration de ce qui nous reste d’eau. » Il agita la gourde que Furnham venait juste de lui rendre et écouta d’un air renfrogné et sauvage l’inquiétant et léger gargouillis de son contenu.
Les deux membres survivants de l’Expédition archéologique Furnham se considérèrent mutuellement avec une désapprobation nouvelle, mais qui grandissait rapidement. Furnham, le chef, rougissait d’une sombre colère sous son manteau de poussière qui s’alourdissait et de coups de soleil. L’accusation était injuste, car il avait à peine humecté sa langue desséchée à la gourde de Langley. Sa propre gourde, qu’il avait partagée en parts égales avec son compagnon, était à présent vide.
Jusqu’à ce moment, les deux hommes avaient été les meilleurs des amis. Leurs mois d’association dans une recherche désespérée pour les ruines de la cité à demi fabuleuse de Kobar leur avaient donné d’abondantes raisons de se respecter l’un l’autre. Leur querelle commença à partir de rien d’autre que de la distorsion mentale et de la morbidité de la pure fatigue, et de la pression d’une situation malencontreuse et désespérée. À certains moments, Langley perdait même un tantinet la tête après leur long calvaire à vagabonder à pied à travers un pays sans puits, sous un soleil dont les flammes se déversaient sur eux comme du plomb fondu.
« Nous devrions bientôt atteindre le fleuve Tarim », dit Furnham avec froideur, ignorant l’accusation et réprimant un désir d’annoncer en termes caustiques son opinion défavorable envers Langley.
« Si nous n’y parvenons pas, je crois que ce sera ta faute », lança l’autre. « Il y a un mauvais sort sur cette expédition depuis le début ; et cela ne m’étonnerait guère si c’était toi, le porte-malheur. De toutes façons, c’était ton idée de partir en quête de Kobar. Je n’ai jamais cru en l’existence d’un tel endroit. »
Furnham jeta un regard furieux à son compagnon, étant lui-même trop près du point de rupture pour mettre le comportement de Langley sur le compte de ses nerfs mis à vif, puis se retourna, refusant de répondre. Les deux continuèrent à marcher lourdement, s’ignorant d’un air maussade plein d’ostentation.
Consistant en cinq Américains à l’emploi d’un musée de New York, l’expédition était partie de Khotan deux mois plus tôt pour explorer les vestiges archéologiques du Turkménistan oriental. La malchance s’était continuellement abattue sur ses membres ; et les ruines de Kobar, leur principal objectif, dont on disait qu’elles avaient été construites par les anciens Uighurs, leur avait échappé comme un mirage. Ils trouvèrent d’autres ruines, quelques pièces grecques et byzantines, et quelques Bouddhas brisés, mais rien de bien nouveau ou d’une grande importance du point de vue d’un musée.
Au début même, peu après avoir laissé l’oasis de Tchertchen, un membre du groupe était mort de la gangrène provoquée par la vicieuse morsure d’un chameau de Bactrian. Plus tard, un second, saisi d’une crampe tout en nageant dans le fleuve peu profond de Tarim, près des marais envahis de roseaux de Lob-nor, cette étrange réminiscence d’une vaste mer intérieure, s’était noyé avant même que ses compagnons puissent lui venir en aide. Un troisième était mort de quelque fièvre mystérieuse. Puis, dans le sud du désert de Tarim, où Furnham et Langley persistaient toujours dans un effort futile à localiser la cité perdue, leurs guides mongols les avaient abandonnés. Ils prirent tous les chameaux et la plupart des provisions, ne laissant aux deux hommes que leurs fusils, leurs gourdes, leurs autres affaires personnelles, les diverses reliques antiques qu’ils avaient amassées, et quelques boîtes de nourriture.
Il était difficile d’expliquer cette désertion, car les Mongols s’étaient jusqu’ici montrés assez fiables. Cependant, ils avaient affiché une hésitation étrange la veille, avaient semblé peu disposés à s’aventurer plus loin parmi les ondulations sans fin du sable tourbillonnant et du sol graveleux.
Furnham, qui connaissant la langue mieux que Langley, avait appris qu’ils avaient peur de quelque chose, qu’ils étaient inquiets en raison de légendes superstitieuses au sujet de cette partie du désert de Lob-nor. Mais ils avaient été étrangement vagues et hésitants quant à l’objet de leur crainte ; et Furnham n’avait appris rien de sa nature réelle.
Laissant tout à la pitié des sables mouvants sauf leur nourriture, leur eau et leurs fusils, les hommes avaient commencé à se diriger au nord vers le Tarim, lequel se trouvait à soixante ou soixante-dix milles de distance. S’ils pouvaient l’atteindre, ils trouveraient abri dans un des campements de pêcheurs clairsemés le long de ses rivages ; et pourraient éventuellement retourner vers la civilisation.
C’était maintenant l’après-midi du deuxième jour de leur errance. Langley souffrait le plus et chancelait pendant qu’ils continuaient sous les cieux éternellement sans nuages, à travers la désolation luisante du morne horizon. Son lourd winchester était devenu un insupportable fardeau, et il l’avait jeté malgré les protestations de Furnham, qui conservait toujours sa propre arme.
Le soleil s’était quelque peu abaissé, mais brûlait avec de cruels rayons, torrides et tyranniques, dans l’enfer brillant de l’air stagnant. Il n’y avait aucun vent, excepté les brefs et furieux souffles qui lançaient le sable léger dans les visages des hommes, et qui mouraient aussi soudainement qu’ils s’étaient levés. La terre reflétait la chaleur et lueur des cieux dans des vagues d’une scintillante et aveuglante réfraction.
Langley et Furnham gravissaient une arête basse et progressive et firent une pause, étouffés d’épuisement, sur sa crête rocheuse. Devant eux s’étendait une vallée large et peu profonde, qu’ils contemplaient dans une sorte d’émerveillement vacillant, étonnés par la dépression parfaite, presque artificielle, parfaitement carrée, et peut-être large d’un tiers de mille, qu’ils regardaient en son centre. La dépression était nue et vide, sans le moindre signe de ruines, mais qui était garnie de nombreux puits qui suggéraient le plan d’une ville disparue.
Les hommes clignèrent des yeux, et tous les deux se frottèrent les yeux pendant qu’ils regardaient à travers des vagues de chaleur scintillantes ; car chacun avait cru apercevoir pendant un moment un éclair lumineux, qui s’était dispersé en d’innombrables flèches et colonnes qui semblèrent remplir le bassin peu profond et s’évanouirent comme un mirage.
Se rappelant encore leur querelle, mais animés par la même pensée, ils regardèrent le long de la déclivité, se dirigeant directement vers la dépression. Si l’endroit était le site de quelque ville antique, ils pourraient probablement espérer trouver un puits ou une source.
Ils s’approchèrent du bord du bassin et devinrent de plus en plus perplexes en raison de sa régularité. Ce n’était certainement pas là le travail de la nature ; et cela pouvait fort bien avoir été creusé la veille, car il n’y avait apparemment aucun ravage du vent et du temps dans ses fines parois ; et le sol était remarquablement lisse, excepté la multitude de puits carrés qui s’élançaient en lignes droites qui se croisaient, comme les caves de maisons détruites ou non encore construites. Une impression croissante d’étrangeté et de mystère troublait les deux hommes ; et ils étaient aveuglés à intervalles réguliers par le flash de la lumière évanescente qui semblait faire déborder le bassin de tours et de piliers fantomatiques.
Ils firent une pause à quelques pieds du bord, incrédules et déconcertés. Chacun commença à se demander si son cerveau avait été affecté par le soleil. Leurs sensations étaient semblables à celles qui pourraient indiquer l’imminence du délire. Au sein des souffles de chaleur digne d’un four, une sorte de fraîcheur glaciale semblait venir sur eux à partir du large bassin.
Moite mais rafraîchissante, comme la fraîcheur qui pourrait émaner des murs de pierre jamais éclairés par le soleil, cela revigora leurs sens affaiblis et réactiva leur conscience d’un mystère inexpliqué.
La fraîcheur devint bien plus apparente quand ils atteignirent le bord même du précipice. Là, jetant un regard, ils constatèrent que les côtés plongeaient en tous points sans la moindre interruption sur une profondeur de vingt pieds ou davantage. Sur le sol lisse, les puits semblables à des caves béaient, sombres et insondables. Le sol des puits était exempt de sable, de cailloux ou de détritus.
« Ciel, que penses-tu de cela ? », murmura Furnham à lui-même plutôt qu’à Langley. Il se pencha sur le rebord, regardant vers le bas émettant des spéculations fébriles et peu concluantes. L’énigme dépassait son expérience – il n’avait jamais rien rencontré de semblable lors de ses recherches. Son étonnement, cependant, était en partie submergé dans le problème plus urgent de la façon dont lui et Langley allaient descendre les murs lisses. La soif – et l’espoir de trouver de l’eau dans l’un des puits – étaient plus importants à ce moment que l’origine et la nature du bassin carré.
Soudain, alors qu’il était toujours penché, une sorte d’étourdissement s’empara de lui, et la terre sembla tanguer de manière délirante sous ses pieds. Il chancela, il perdit l’équilibre, et tomba en direction du vide.
S’évanouissant à moitié, il ferma les yeux pour se prévenir de la douloureuse chute et du choc quelque vingt pieds plus bas. Immédiatement, sembla-t-il, il toucha le fond. Stupéfait et ne comprenant rien, il constata qu’il gisait sur toute sa longueur, reposant sur son ventre en plein dans les airs, supporté par une substance invisible, dure et plate. Ses paumes ouvertes rencontrèrent un obstacle, froid comme la glace et lisse comme du marbre ; et la fraîcheur de cette substance s’infiltra à travers ses vêtements, alors qu’il était étendu, fixant le fond du gouffre. Libéré de son emprise en raison de sa chute, son fusil gisait à ses côtés.
Il entendit le cri stupéfait de Langley et se rendit ensuite compte que ce dernier l’avait saisi par les chevilles et le tirait de nouveau vers la paroi. Il sentit la surface invisible glisser sous lui, régulière comme un revêtement bétonné, lisse comme du verre. Alors, Langley l’aida à reprendre pied. Tous deux, pour le moment, avaient oublié leur malentendu.
« Dis, suis-je fou ? », hurla Langley. « Je croyais que tu étais parti pour de bon lorsque tu as chuté. Et de toutes façons, sur quoi sommes-nous tombés ? »
« Tombés, c’est le mot », dit Furnham en réfléchissant tandis qu’il tentait de rassembler ses pensées. « Le fond de ce bassin est recouvert de quelque chose de solide, mais d’aussi transparent que l’air – quelque chose d’inconnu des géologues ou des chimistes. Dieu sait de quoi il s’agit ou d’où cela provient ou qui l’a installé là. Nous avons découvert un mystère qui éclipse Kobar. Je crois que nous devrions l’explorer. »
Il s’avança, très prudemment, encore à moitié effrayé de la possibilité de tomber, et se tint immobile au-dessus du bassin.
« Si tu peux le faire, je crois que je le puis », dit Langley, alors qu’il le suivait. Avec Furnham qui menait, les deux commencèrent à traverser le bassin, se déplaçant lentement et délicatement sur le pavement invisible. La sensation qu’ils éprouvaient en regardant vers le bas comme s’ils se trouvaient en plein dans les airs était étrange au-delà de toute description.
Ils avaient commencé à mi-chemin entre deux rangées de puits sombres, qui s’étendaient à cinquante pieds de distance. D’une façon ou d’une autre, c’était comme suivre une rue. Après qu’ils se fussent éloignés d’une certaine distance du bord, Furnham dévia vers la gauche dans le but de regarder directement vers le fond de l’un de ces puits mystérieux. Avant qu’il ne pusse atteindre un point d’observation vertical avantageux, il fut arrêté par un mur lisse et solide, comme celui d’un bâtiment.
« Je crois que nous avons découvert une cité », annonça-t-il. Cherchant son chemin à tâtons le long du mur transparent comme l’air, lequel semblait exempt d’angles ou de rugosités, il parvint à une porte ouverte. Elle mesurait environ cinq pieds de large et était d’une hauteur indéterminable. Tâtonnant le mur comme un aveugle, il constata qu’elle était d’une épaisseur de presque six pouces. Lui et Langley franchirent la porte, marchant toujours sur un plancher régulier, et avancèrent sans rencontrer le moindre obstacle, comme s’ils avaient été dans une grande salle vide.
Pendant un instant, comme ils avançaient, une lumière sembla scintiller brièvement au-dessus d’eux en de grandes voûtes et arcades, touchées de couleurs évanescentes comme celles que l’on retrouve dans les jets d’une fontaine. Puis elle disparut, et le soleil brilla tout comme avant vers le vide et dans le ciel du désert. La fraîcheur émanant de la substance inconnue était plus prononcée que jamais ; et les hommes tremblaient presque. Mais ils s’étaient grandement ragaillardis, et la torture de leur soif s’était en quelque sorte atténuée.
À présent, ils pouvaient regarder perpendiculairement au-dessous d’eux dans le puits carré qui s’enfonçait dans le sol de pierre de l’excavation. Ils ne pouvaient pas en voir le fond, car il plongeait dans les ombres au-delà des rayons du soleil qui descendait vers l’ouest. Mais tous deux pouvaient voir l’objet bizarre et inexplicable qui semblait flotter immobile dans les airs juste au-dessous de la gueule du puits. Ils sentirent un froid rampant qui était plus insidieux, plus pénétrant que la froideur des murs invisibles.
« Voilà que je vois des choses », dit Langley.
« Alors, je les vois moi aussi », ajouta Furnham.
L’objet était un corps effilé, glabre et d’un gris clair qui reposait horizontalement, comme s’il s’était trouvé dans un quelconque sarcophage ou tombeau invisible. Se tenant droit debout, il aurait mesuré au moins sept pieds de hauteur. Ses contours étaient vaguement humains, et il possédait deux jambes et deux bras ; mais la tête était tout à fait inhumaine. La chose semblait dotée d’un double ensemble de hautes oreilles concaves garnies de perforations ; et à la place du nez, de la bouche et du menton se trouvait une longue trompe effilée qui gisait enroulée comme un serpent sur la poitrine de la monstruosité. Les yeux – ou ce qui semblait remplir cet office – étaient recouverts par des paupières sans cils, dont la texture rappelait le cuir, et qui étaient froissées d’une affreuse manière.
La chose était rigide ; et son aspect entier était celui d’un cadavre ou d’une momie bien préservés. À moitié dans la lumière et à moitié dans l’ombre, elle était suspendue dans le puits funèbre et insondable ; et sous elle, à une petite distance, alors que leurs yeux s’habituaient aux ténèbres, les hommes crurent percevoir un autre corps semblable.
Ni l’un ni l’autre ne put exprimer les étranges et folles pensées qui s’emparèrent d’eux. Le mystère était trop macabre, accablant et impossible. Enfin, ce fut Langley qui parla.
« Dis, crois-tu qu’ils sont tous morts ? »
Avant que Furnham put répondre, lui et Langley entendirent un bruit faible, aigu, exigu, comme le sifflement de quelque flûte d’un autre monde dont les notes se situaient presque au-delà de l’audition humaine. Ils ne pouvaient pas déterminer sa provenance ; car elle semblait provenir d’un côté, puis d’un autre, alors qu’il continuait. Son degré de proximité ou de distance apparente était également variable. Il continua sans cesse et de façon monotone, les faisant frémir avec une étrangeté digne de mondes encore à découvrir, une terreur digne de dimensions inconnues. Elle semblait se perdre au loin dans des gouffres lointains d’une distance interplanétaire ; puis, plus fort et plus clair qu’avant, le sifflement provint de l’air situé tout près d’eux.
Stupéfaits d’une manière inexprimable, les deux hommes regardèrent d’un côté comme de l’autre dans un effort pour identifier la source du bruit. Ils ne purent rien trouver. Autour d’eux, l’air était clair et stable ; et leur vue des pentes rocheuses qui bordaient le bassin étaient seulement brouillée par la brume dansante de la chaleur.
Le sifflement cessa et fut suivi par un étonnant silence de mort. Mais Furnham et Langley éprouvaient le sentiment que quelqu’un ou quelque chose se trouvait près d’eux – une présence évasive qui rôdait, se préparait à bondir et se rapprochait au point où ils furent près de hurler en raison de cet épouvantable suspense. Ils semblaient attendre parmi les irréalités du délire et du mirage, hantés par quelque insaisissable et secrète horreur.
Tendus, ils scrutèrent les alentours et écoutèrent, mais il n’y avait ni son ni indice visuel. Alors, Langley hurla et tomba pesamment sur le sol invisible, tiré vers l’arrière par la mise en mouvement d’une chose froide et tangible, immobile comme s’il avait été saisi par les anneaux d’un anaconda. Il gisait impuissant, incapable de se déplacer sous le poids mort et fluide de l’incube inconnu, lequel écrasait ses membres et son corps et l’engourdissait presque d’une fraîcheur glacée comme celle de l’espace éthéré. Puis, quelque chose toucha sa gorge, très légèrement d’abord, et ensuite avec une pression qui s’accrut de façon intolérable pour devenir une poignante douleur, comme s’il avait été transpercé par un glaçon.
Un voile noir s’abattit sur lui, et la douleur sembla s’évanouir, comme si les nerfs qui l’apportaient au cerveau étaient des fils qui s’étendaient au-dessus des gouffres de l’anesthésie.
Furnham, momentanément paralysé, entendit la plainte de son compagnon et vit Langley chuter et se débattre doucement, puis gésir immobile, les yeux fermés et le visage pâlissant. Mécaniquement, sans se rendre compte pendant quelques instants de ce qui venait de se passer, il constata que les vêtements de Langley étaient étrangement pressés et aplatis sous une masse invisible. Puis, sortant de l’ouverture pratiquée dans le cou de Langley, il vit le gargouillis d’un mince filet de sang, lequel s’éleva droit dans les airs sur plusieurs pouces avant de disparaître dans une sorte de brume rouge.
Des pensées bizarres et incohérentes surgirent dans l’esprit de Furnham. Tout cela était trop incroyable, trop irréel. Son cerveau devait délirer, il devait s’être complètement abandonné. . . mais quelque chose attaquait Langley – un vampire invisible de cette cité invisible.
Il avait conservé son fusil. Alors, il s’avança et se tint aux côtés de l’homme tombé. Sa main libre, palpant l’air, rencontra une surface écailleuse et froide, arrondi comme le dos d’un corps bossu. Ses doigts furent immédiatement engourdis lorsqu’il la toucha. Puis, quelque chose sembla se déployer comme un bras et le rejeta violemment en arrière.
Titubant et chancelant, il tenta de regagner son équilibre et revint avec plus de prudence. Le sang continuait de s’élever de la gorge de Langley dans un filet évanescent. Évaluant la position de l’invisible assaillant, Furnham éleva son fusil et visa précautionneusement, le canon situé à moins d’un mètre de sa cible cachée.
L’arme fit feu avec une assourdissante résonance, et le son s’évanouit en de longs échos, comme s’il avait été répété par un labyrinthe de murs. Le sang cessa de s’élever de la gorge de Langley et se mit à ruisseler normalement. Il n’y avait pas le moindre son, pas la moindre manifestation d’aucune sorte de la chose qui l’avait attaqué. Furnham se tint debout, perplexe quant à savoir si son coup de feu avait atteint sa cible. Peut-être que la chose avait été effrayée, peut-être se trouvait-elle toujours à portée de la main, et pouvait bondir à n’importe quel moment ou encore revenir vers sa proie.
Furnham examina Langley, lequel gisait toujours, immobile et blanc. Le sang avait cessé de s’écouler de la minuscule ouverture. Il s’avança vers lui, avec l’intention de le ranimer, mais fut arrêté par un étrange événement. Il vit que le visage et le torse de Langley étaient embrouillés par une brume grise qui semblait s’épaissir et assumer des contours palpables. Celle-ci s’assombrit à un rythme régulier, acquérant de la solidité et du volume ; et Furnham vit la chose monstrueuse qui gisait à plat ventre entre lui et son compagnon, une partie de sa masse effondrée pesant toujours sur Langley. Par son immobilité et la blessure sur son flanc causée par une déflagration d’arme à feu et de laquelle s’écoulait un fluide pourpre visqueux, Furnham éprouva la certitude que la chose était morte.
Le monstre était totalement étranger à toute biologie terrestre – un gigantesque corps invertébré, épousant la forme d’une étoile de mer effilée dont les pointes se terminaient en des membres tentaculaires enflés. Il avait une tête informe et ronde munie du bec courbe et pointu de quelque insecte gargantuesque. Il devait provenir d’autres planètes ou d’autres dimensions que les nôtres. Il était entièrement différent de la créature momifiée qui flottait dans le puits en contrebas, et Furnham sentit qu’il représentait une sorte d’animal inférieur. Selon toute évidence, la chose était formée d’un type inconnu de matière organique qui devenait visible aux yeux humains seulement après la mort.
Son cerveau fut embrouillé par la folle énigme que représentait tout cela ; qu’était donc cet endroit sur lequel lui et Langley étaient tombés ? Était-ce un avant-poste de mondes au-delà de la connaissance ou de l’observation humaine ? Qu’était ce matériau dont ces édifices avaient été conçus ? Qui avaient été leurs constructeurs ? D’où pouvaient-ils venir et quelles avaient été leurs intentions ? La cité était-elle de facture récente ou était-ce plutôt une ruine, dont les constructeurs reposaient à jamais dans ses caveaux – une ruine hantée seulement par le monstre vampirique qui avait assailli Langley ?
Frissonnant de répulsion envers le monstre mort, il entreprit de dégager l’homme toujours inconscient de l’abominable masse. Il évita de toucher le corps sombre et semi-transparent, lequel glissa vers l’avant, tremblotant comme une gelée rigide lorsqu’il en extirpa son compagnon.
Comme quelque chose de peu d’importance et de très lointain, il se rappela de l’absurde querelle dans laquelle lui et Langley s’étaient lancés et se souvint de son propre ressentiment comme d’un élément d’un rêve douteux, désormais perdu dans le mystère surhumain de ce qui les entourait. Avec anxiété, il se pencha sur son camarade et vit que son visage reprenait une teinte naturelle et que ses paupières commençaient à papilloter. Le sang avait formé une croûte autour de la minuscule blessure. Prenant la gourde de Langley, il versa tout ce qu’il restait de son contenu entre les dents de son possesseur.
En quelques instants, Langley fut capable de s’asseoir. Furnham l’aida à se relever, et les deux entreprirent de se frayer un passage à travers le labyrinthe de cristal.
Ils trouvèrent l’entrée ; et Furnham, supportant toujours son compagnon, décida de refaire le trajet qu’ils avaient emprunté le long de la bizarre rue par laquelle il avaient commencé à traverser le bassin. Ils venaient à peine de faire quelque pas lorsqu’ils entendirent un léger froissement presque inaudible dans l’air devant eux, accompagné d’un mystérieux grincement. Le froissement sembla s’étendre et se multiplier en tous sens, comme si une foule invisible se rassemblait ; mais le grincement cessa rapidement.
Ils poursuivirent leur chemin, lentement et prudemment, avec une impression de péril imminent et sinistre. Langley avait à présent regagné suffisamment de forces pour marcher sans assistance ; et Furnham arma son fusil et le brandit, prêt à servir. Le froissement indéfini diminua quelque peu, mais les encerclait toujours.
À mi-chemin entre les rangées de puits en contrebas, ils s’avancèrent vers le précipice désert, marchant l’un à côté de l’autre. Une douzaine de pas plus tard sur le sol froid et solide et ils chutèrent dans le vide de l’air pour tomber plusieurs pieds plus bas, dans un bruit terrible, sur une autre surface solide.
Cela devait être la première marche d’un gigantesque escalier ; car, perdant l’équilibre, tous deux vacillèrent et tombèrent et dévalèrent le long d’une série de surfaces similaires et finirent par aboutir en bas, immobiles et étourdis.
En raison de la chute, Langley avait sombré dans l’inconscience ; mais Furnham demeurait vaguement conscient de plusieurs phénomènes étranges et oniriques. Il entendit un froissement faible, fantomatique et sifflant, il perçut un contact léger et écailleux sur son visage et sentit une odeur d’une suffocante douceur, dans laquelle il sembla s’enfoncer comme dans un océan aux profondeurs insondables. Le froissement s’évanouit dans un vaste silence ; l’oubli s’assombrit au-dessus de lui ; et il sombra rapidement dans le néant.
C’était la nuit lorsque Furnham s’éveilla. Sa première sensation fut le blanc éclat d’une pleine lune brillant dans ses yeux. Puis il se rendit compte que le cercle du grand orbe était bizarrement distendu et angulaire, comme une lune de quelque tableau cubiste. Tout autour et au-dessus de lui, ce n’était qu’angles brillants et cristallins, se croisant et s’entremêlant – les contours d’une architecture transparente, dôme sur dôme et mur sur mur. Tandis qu’il remuait la tête, une pluie de teintes irisées – le jaune, le vert et le pourpre lunaires – tomba dans ses yeux à partir de l’orbe brisé et disparut.
Il vit qu’il reposait sur un plancher qui semblait fait de verre, lequel capturait la lumière en de mouvantes étincelles. Langley, toujours inconscient, était à ses côtés. Sans aucun doute, ils étaient encore dans la mystérieuse oubliette située au bas de l’escalier duquel ils étaient tombés. Au loin, d’un côté, à travers une rangée de cloisons transparentes, il pouvait voir les rochers aux contours vagues du Gobi, tordus et réfractés de la même manière que la lune.
Pourquoi, se demanda-t-il, la cité était à présente visible ? Sa substance était-elle devenue perceptible, d’une façon partielle, par quelque radiation inconnue qui existait dans la lueur lunaire, mais pas dans les rayons directs du soleil ? Une telle explication lui parut immédiatement manquer de rigueur scientifique ; mais il ne pouvait en imaginer une autre en ce moment.
S’appuyant sur ses coudes, il vit les contours vitreux de l’escalier géant du haut duquel lui et Langley étaient tombés. Une forme pâle et diaphane, telle le fantôme de la créature momifiée qu’ils avaient aperçue dans le puits, descendait l’escalier. Elle s’avançait en de rapides enjambées, plus longues que celles d’un homme, et s’inclina vers Furnham, sa trompe spectrale ondulant de manière inquisitoire, suspendue à un pouce ou deux de son visage. Deux yeux ronds et phosphorescents, émettant des rayons de lumière tels une lanterne, luisaient solennellement sur sa tête à la base de l’appendice.
Les yeux semblaient transpercer Furnham de leur regard surnaturel. Il sentit que la lumière qu’ils émettaient coulait en un flot ininterrompu dans ses propres yeux – dans son propre cerveau. La lumière semblait se former elle-même en images, d’abord informes et incompréhensibles, mais devenant de plus en plus claires et cohérentes au fil des secondes. Puis, d’une manière indescriptible, les images s’associèrent à des mots articulés, comme si une voix s’exprimait : des mots qu’il comprenait comme quelqu’un pourrait comprendre le langage des rêves.
« Nous ne vous voulons aucun mal », sembla dire la voix. « Mais vous êtes tombés sur notre cité ; et nous ne pouvons vous laisser repartir. Nous ne voulons pas que notre présence soit connue des humains.
« Nous avons vécu ici depuis d’innombrables époques. Lorsque nous avons établi notre cité, le désert de Lob-nor était alors un royaume fertile. Nous sommes venus sur votre monde en tant que fugitifs d’une grande planète ayant autrefois fait partie du système solaire – une planète entièrement composée de substances ultraviolettes et qui fut détruite lors d’un terrible cataclysme. Connaissant l’imminence de la catastrophe, certains d’entre nous furent capables de construire un énorme vaisseau de l’espace dans lequel nous somme venus sur Terre. À partir des matériaux du navire et d’autres matériaux que nous avons emporté dans ce but précis, nous avons construit notre cité, dont le nom, dans la mesure où il est possible de le convertir en phonétique humaine, est Ciis.
Les choses de votre monde ont toujours été pleinement visibles pour nous ; et, en fait, en raison de notre immense champ de perception, nous voyons probablement beaucoup de choses qui ne vous sont pas manifestes. De plus, nous ne requérons en aucun moment de lumière artificielle. Nous avons toutefois découvert en peu de temps que nous-mêmes et nos édifices étaient invisibles aux yeux des humains. Étrangement, nos corps subissent dans la mort une dégénérescence de substance qui les transporte en deçà du spectre ultraviolet ; et donc à l’intérieur de votre champ de perception visuelle. »
La voix sembla s’arrêter, et Furnham se rendit compte qu’elle avait seulement parlé dans sa tête par le biais d’une sorte de télépathie. Dans son propre esprit, il tenta de formuler une question : « Qu’avez-vous l’intention de faire de nous ? »
À nouveau, il entendit la voix rigide et sans timbre : « Nous projetons de vous garder en permanence avec nous. Après que vous soyez tombés dans la trappe que nous avons ouverte, nous vous avons vaincus à l’aide d’un anesthésiant ; et durant votre période d’inconscience, laquelle a duré plusieurs heures, nous avons injecté dans vos corps une drogue qui a déjà affecté votre vision, rendant visibles, à un certain degré, les substances ultraviolettes qui vous entourent. Des injections répétées, lesquelles devront être données avec lenteur, vous rendront ces substances non moins pleines et solides que les matières de votre propre monde. De plus, il y a également d’autres processus auxquels nous voulons vous soumettre. . . des processus dont l’utilité sera de vous ajuster et de vous acclimater en tous points à votre nouvel environnement. »
Derrière l’étrange interlocuteur de Furnham, plusieurs autres figures fantasmatiques avaient descendu les marches à moitié visibles. L’un d’eux était penché au-dessus de Langley, lequel avait commencé à remuer et allait reprendre pleinement conscience d’un moment à l’autre. Furnham entreprit de formuler d’autres questions et reçut une réponse immédiate.
« La créature qui a attaqué votre compagnon était un animal domestique. Nous étions affairés dans nos laboratoires à ce moment-là et nous n’avions pas été avertis de votre présence jusqu’à ce que nous entendions les coups de feu. Les éclairs lumineux que vous avez aperçus le long de nos murs invisibles lors de votre arrivée sont dus à quelque étrange phénomène de réfraction. À certains angles, la lumière du soleil se trouve brisée ou intensifiée par l’arrangement moléculaire de la substance invisible. »
C’est à ce moment que Langley se leva, jetant autour de lui un regard perplexe.
« Bon dieu, mais qu’est-ce que tout cela, et où sommes-nous ? », s’enquit-il, tandis que son regard passait de Furnham au peuple de la cité.
Furnham entreprit de tout lui expliquer, répétant les informations télépathiques qu’il venait tout juste de recevoir. Lorsqu’il cessa de parler, Langley lui-même parut devenir le récepteur de quelque réassurance de la part de la créature fantomatique qui avait été l’interlocuteur de Furnham ; car Langley fixait cet être avec un mélange d’illumination et de stupeur dans son expression.
À nouveau revint la voix rigide et désincarnée, chargée cette fois d’une impérieuse autorité.
« Venez avec nous. Votre initiation à notre vie commence immédiatement. Mon nom est Aispha – si vous souhaitez avoir un nom à me donner dans vos pensées. Comme nous communiquons nous-mêmes les uns avec les autres sans langage, nous n’avons pas réellement besoin de noms ; et leur usage est une rare formalité parmi nous. Notre nom générique, en tant que peuple, est les Tiisins. »
Funrham et Langley se levèrent avec un empressement incontestable, pour lequel par la suite ils purent difficilement être imputables, et suivirent Aispha. C’était comme si une contrainte hypnotique avait été jetée sur eux. Furnham remarqua, d’une manière automatique, alors qu’ils quittaient l’oubliette, que son fusil avait disparu. Sans aucun doute avait-il été soigneusement enlevé durant sa période d’insensibilité.
Lui et Langley gravirent les hautes marches avec quelque difficulté. Étrangement, considérant leur récente chute, ils étaient plutôt exempts d’ecchymoses et d’égratignures ; mais en même temps, ils n’éprouvèrent aucune surprise – seulement un acquiescement sous l’influence de la drogue devant tout le merveilleux et la complexité de leur situation.
Ils se trouvèrent sur la chaussée extérieure, parmi les stupéfiants contours des édifices lumineux qui s’élevaient au-dessus d’eux dans un entrecroisement de courbes et d’angles cristallins et multiformes. Aispha continua sans ralentir, les conduisant vers la fantastique voûte serpentine d’une porte ouverte dans l’un des plus grands de ces édifices, dont les dômes et les pinacles pâles s’entassaient dans une splendeur immatérielle à l’opposé de la lune qui allait bientôt atteindre son zénith.
Quatre des êtres ultraviolets – les compagnons d’Aispha – fermaient la marche. Aispha était apparemment désarmé ; mais les autres portaient des armes semblables à de pesantes faucilles de verre ou de cristal à la pointe émoussée. Plusieurs autres représentants de cette incroyable race, occupés à leurs propres affaires, allaient et venaient dans la rue et à travers les portails des bâtiments surnaturels. La cité était un endroit d’activité silencieuse et fantasmatique.
Au bout de la rue qu’ils suivaient, avant qu’ils ne franchissent l’entrée voûtée, Furnham et Langley virent la pente rocheuse du Lob-nor, lequel semblait avoir pris une évanescence et une immatérialité bizarres sous la clarté lunaire. Il apparu à Furnham, dans une sorte de choc étrange, que sa perception visuelle des objets terrestres, tout comme celle de la cité ultraviolette, était affectée par les injections dont Aispha lui avait parlé.
L’édifice dans lequel ils pénétrèrent était rempli d’appareils prenant la forme de sphères déformées et de disques et de cubes irréguliers, dont certains semblaient modifier leurs contours instant après instant et d’une manière déroutante. Certain d’entre eux semblaient concentrer la lumière de la lune, telles d’hyper-puissantes lentilles, la changeant en une brillance flamboyante et aveuglante. Ni Furnham ni Langley ne purent imaginer l’usage auquel étaient destinées ces machines ; et ni Aispha ou l’un de ses compagnons ne condescendit à une explication télépathique.
Lorsque les hommes pénétrèrent dans l’édifice, ils éprouvèrent l’étrange sensation de quelque vibration importune et subtile dans l’air qui les affecta de manière fort déplaisante. Ils ne purent localiser son origine ni ne purent s’assurer que leur propre perception de la chose était purement mentale ou si elle parvenait plutôt par l’entremise d’un ou de plusieurs sens physiques. D’une manière quelconque, elle était à la fois troublante et narcotique ; et ils tentèrent instinctivement de résister à son influence.
L’étage inférieur de l’édifice était selon toute vraisemblance composé d’une unique et vaste salle. Autour d’eux, les étranges appareils devenaient sans cesse plus grands, s’élevant tels des gradins concentriques, alors qu’ils avançaient. Sur le gigantesque dôme situé au-dessus d’eux, des rayons d’une mystérieuse lumière vivante traversaient les airs dans tous les angles possibles, tissant une toile brillante et sans cesse changeante qui éblouissait le regard.
Ils émergèrent dans un espace circulaire et vide au centre de l’édifice. Là, dix ou douze membres du peuple ultraviolet se tenaient sur une mince colonne qui mesurait environ cinq pieds de haut et qui se terminait par une formation semblable à un bassin peu profond. Dans le bassin, il y avait un objet luisant de forme ovoïde, aussi gros que l’œuf de quelque oiseau disparu. De cet objet, de nombreux faisceaux de lumière s’élançaient horizontalement dans toutes les directions, semblant transpercer la tête et le corps de ceux qui se tenaient en cercle sur la colonne. Furnham et Langley commencèrent à percevoir un bourdonnement faible et aigu qui provenait de l’œuf luisant et qui était inséparable des faisceaux de lumière, comme si le rayonnement était devenu audible.
Aispha s’arrêta, faisant face aux hommes ; et une voix s’exprima dans leur esprit.
« L’objet luisant est appelé le Doir. Une explication concernant sa nature et son origine seraient au-delà de vos actuelles capacités de compréhension. Il est toutefois relié à cet ordre de substances que vous appelez les minéraux ; et il constitue l’un des nombreux autres objets similaires qui existaient sur notre ancien monde. Il génère une puissante force qui est intimement connecté à notre essence vitale ; et les rayons qui en émanent font office pour nous de nourriture. Si le Doir était perdu ou détruit, les conséquences seraient graves ; et notre espérance de vie, laquelle est normalement de plusieurs milliers d’années, serait réduite en raison du manque de ces rayons nourrissants et revigorants.
Fascinés, Furnham et Langley fixèrent l’orbe ovoïdal. Le bourdonnement sembla gagner en intensité ; et les faisceaux de lumière se multiplièrent. Les hommes l’identifièrent alors comme la source de la vibration qui les avait troublés et oppressés.
L’effet était insidieux, lourd, hypnotique, comme s’il y avait eu dans l’objet un cerveau vivant qui tentait de supplanter leur volonté et de corrompre leurs sens et leur esprit dans quelque surnaturel esclavage.
Ils entendirent la commande mentale d’Aispha : « Avancez et allez rejoindre ceux qui partagent les lumineuses émanations du Doir. Nous croyons qu’en le faisant, vous serez, au fil du temps, purgés de votre grossièreté terrestre ; que la substance de votre corps pourrait éventuellement se métamorphoser en quelque chose de pas tellement éloigné du nôtre ; et que vos sens atteindront une puissance de perception semblable à celle que nous possédons. »
À moitié à contrecœur, avec une inquiétante conscience de coercition, les hommes s’avancèrent.
« Je n’aime pas cela », murmura Furnham à Langley. « Je commence déjà à me sentir fort bizarre. » Invoquant toute la force de sa volonté, il s’arrêta tout près des rayons et leva la main pour stopper Langley.
Avec des yeux stupéfaits, ils contemplèrent le Doir. Un infatigable feu froid, animé d’une vie maléfique sans nom qui n’était en rien apparentée au mal terrestre, vibrait dans son cœur ; et les longs faisceaux effilés, légèrement tremblotants, passaient comme des javelots à travers les corps semi-cristallins des êtres qui se tenaient immobiles sur le pourtour de la colonne.
« Dépêchons ! » avertit la voix désincarnée d’Aispha. « Dans quelques instants, la force contenue dans le Doir, laquelle possède un rythme régulier de flux et reflux, va commencer à se replier sur elle-même. Les rayons vont se retirer ; et vous devrez attendre plusieurs minutes avant le retour de l’émanation. »
Une audacieuse pensée traversa rapidement l’esprit de Furnham. Contemplant le Doir de près, il fut impressionné par son apparente fragilité. La chose n’était évidemment pas attachée au bassin dans lequel elle reposait ; et selon toute vraisemblance, elle se briserait comme du verre si elle était lancée ou même échappée sur le sol. Il tenta de supprimer cette pensée de crainte que celle-ci ne soit perçue par Aispha ou par d’autres membres du peuple ultraviolet. Au même moment, il tenta de formuler, aussi innocemment que possible, une question mentale : « Que se passerait-il si le Doir se brisait ? »
Instantanément, il reçut une impression de colère, d’agitation et de consternation de l’esprit d’Aispha. Sa question, toutefois, demeurait sans réponse ; et il sembla que Aispha ne voulait pas y répondre – qu’il dissimulait quelque chose de trop dangereux et effrayant pour être révélé. Furnham sentit, lui aussi, que Aispha était suspicieux, et reçut un indice quant à sa propre pensée refoulée.
Il lui apparut qu’il devait agir rapidement ou jamais. Rassemblant ses nerfs, il bondit en direction du cercle de corps près du Doir. Les rayons avaient déjà commencé à diminuer légèrement ; mais il avait l’impression de quelqu’un qui se lance délibérément contre une rangée de fers de lance. Il ressentit une étrange et indescriptible sensation, comme s’il avait été transpercé par quelque chose d’à la fois chaud et froid ; mais ni la chaleur ni la froideur n’eurent raison de son endurance. Un instant plus tard et il se trouvait auprès de la colonne, levant l’œuf luisant dans ses mains et le tenant avec défi, tandis qu’il se tournait pour faire face au peuple ultraviolet.
La chose était phénoménalement légère ; et elle semblait lui brûler les doigts tout en les gelant en même temps. Il éprouva un étrange vertige, une indescriptible confusion ; mais il parvint à les maîtriser. Pour ce qu’il savait, le contact du Doir pouvait fort bien être plus nocif pour les tissus humains que celui du radium. Il devait courir le risque. À tout le moins, cela ne le tuerait pas immédiatement ; et s’il jouait ses cartes avec suffisamment d’audace et d’habileté, il pourrait au moins permettre l’évasion de Langley, à défaut de la sienne.
Le cercle d’êtres ultraviolets se tint immobile, comme s’ils avaient été stupéfaits par son audace. Les faisceaux de lumière en train de se réfracter rentraient tranquillement dans l’œuf ; mais Furnham lui-même était toujours empalé par ceux-ci. Ses doigts semblèrent devenir transparents là où ils avaient été en contact avec l’étrange globe.
Il rencontra le regard phosphorique d’Aispha et entendit les pensées frénétiques qui se précipitaient dans son esprit, non seulement de la part d’Aispha, mais aussi de tous les autres communiants des rayons lumineux du Doir. D’effrayantes et inhumaines menaces, des requêtes désespérées pour remettre le Doir sur son piédestal, fusaient de toutes parts sur lui. Rassemblant toute sa volonté, il les défia.
« Laissez-nous repartir en toute liberté », dit-il, s’adressant mentalement à Aispha. « Rendez-moi mon arme et permettez-nous, à moi et à mon compagnon, de quitter votre cité. Nous ne vous voulons pas le moindre mal ; mais nous ne pouvons vous permettre de nous détenir. Laissez-nous partir, sinon je briserai le Doir – je le fracasserai comme un œuf sur le sol. »
Aussitôt sa pensée destructrice formulée, un frisson passa parmi les êtres semi-spectraux ; et il sentit la peur affreuse que sa menace avait provoquée en eux. Il ne s’était pas trompé : le Doir était fragile ; et une horrible catastrophe dont il ne parvenait pas à déterminer la nature s’ensuivrait immédiatement après sa destruction.
Pas après pas, jetant fréquemment des coups d’œil autour de lui afin de s’assurer que personne ne l’approchait furtivement, Furnham regagna les côtés de Langley. Les Tiisins reculèrent devant lui dans une terreur évidente. Pendant tout ce temps, il continua à faire savoir ses conditions : « Amenez-moi le fusil, et vite. . . l’arme que vous m’avez enlevée . . . et mettez-la dans les mains de mon compagnon. Laissez-nous repartir sans embûches ni brutalité – ou alors je laisserai tomber le Doir. Lorsque nous serons à l’extérieur de la cité, l’un d’entre vous – un seul – aura la permission de nous approcher, et je lui remettrai le Doir. »
L’un des Tiisins quitta le groupe pour revenir en moins d’une minute avec la winchester de Furnham. Il la tendit à Langley, qui inspecta soigneusement l’arme et constata qu’elle n’avait pas été endommagée et que son chargeur ainsi que son mécanisme n’avaient pas été trafiqués d’aucune façon. Alors, les créatures ultraviolettes les suivant, manifestement perturbés, Furnham et Langley se faufilèrent hors de l’édifice et commencèrent à marcher dans la rue dans la direction plus ou moins précise (selon les estimations faites par Langley à partir de la boussole qu’il transportait) du fleuve Tarim.
Ils s’avancèrent parmi la fantastique et imposante masse des édifices cristallins ; et le peuple de la cité, alerté par quelque appel muet, se déversait des portes dans une foule sans cesse grandissante et se rassemblait derrière eux. Il n’y avait pas la moindre démonstration active d’aucune intention manifeste ; mais les hommes étaient tous deux conscients de la rage et de la consternation croissantes nées de l’audacieux vol du Doir perpétré par Furnham – un vol qui semblait être considéré comme un véritable blasphème.
La haine des Tiisins, comme une radiation matérielle – sombre, menaçante, stupéfiante, abrutissante, pesait sur eux à chaque pas. Elle semblait harceler leur cerveau et leurs pieds comme quelque visqueuse substance de cauchemar ; et leur progression vers les pentes du Gobi devint douloureusement lente et pénible.
Devant eux, de l’un des édifices, un monstre tentaculaire en forme d’étoile de mer, identique à la chose qui avait attaqué Langley, émergea et s’accroupit sur la rue, comme pour leur disputer le passage. Levant son bec maléfique, il lança un regard plein de défiance de ses yeux vitreux, mais s’écarta à leur approche, comme sous l’ordre de ses maîtres.
Furnham et Langley, passa à ses côtés avec d’involontaires frissons de répulsion, poursuivirent leur chemin. L’air était lourd d’une imprononçable et singulière menace. Ils sentirent un assoupissement anormal s’emparer d’eux. Il y avait une musique narcotique inaudible qui tentait de vaincre leur vigilance, de les faire sombrer dans le sommeil.
Les doigts de Furnham s’étaient engourdis en raison des radiations inconnues du Doir, bien que les vifs faisceaux de lumière, par degrés croissants, s’étaient retirés en son centre, ne laissant qu’une informe lueur brumeuse qui remplissait l’étrange orbe. La chose semblait renfermer une vie et une puissance terribles. Les os de ses mains transparentes se démarquaient nettement, comme ceux d’un squelette.
Regardant vers l’arrière, il vit que Aispha les suivait de près, marchant un peu en avant des autres Tiisins. Il ne pouvait plus lire les pensées d’Aispha comme il l’avait pu auparavant. C’était comme si un mur nu et sombre s’était construit. D’une manière quelconque, il ressentit une prémonition d’un maléfice – d’un danger et d’une traîtrise dont il ne parvenait pas à comprendre ni à imaginer la forme.
Lui et Langley parvinrent à l’extrémité de la rue, où les chaussées ultraviolettes venaient se rejoindre au pied de la pente désertique. Comme il commençaient leur ascension, les deux hommes se rendirent compte que leurs pouvoirs visuels avaient effectivement été affectés par le traitement par injection des Tiisins ; car le sol, légèrement transparent, semblait luire sous eux ; et les rochers ressemblaient à des masses semi-cristallines, dont ils pouvaient apercevoir faiblement la structure interne.
Aispha les suivit sur la pente, mais les autres habitants de Ciis, comme cela avait été stipulé par Furnham, s’arrêtèrent au point de rencontre entre leurs rues et leurs édifice et les substance infraviolettes de la Terre.
Après qu’ils eurent parcouru environ cinquante mètres sur la pente douce, Furnham s’arrêta et attendit Aispha, tendant le Doir au bout de ses bras. D’une quelconque manière, il avait l’impression que ce n’était pas sage de redonner l’œuf mystique ; mais il tiendrait sa promesse, étant donné que le peuple de Ciis avait tenu parole jusqu’à présent concernant leur partie du marché.
Aispha prit le Doir des mains de Furnham ; mais ses pensées, peu importe ce qu’elles étaient, demeuraient soigneusement voilées. Une impression de quelque chose de menaçant et de sinistre l’enveloppa, alors qu’il tournait le dos et redescendait la pente avec l’œuf flamboyant qui brillait à travers son corps comme un immense œil vigilant. Les faisceaux de lumière commencèrent à nouveau à émaner de son centre. Les deux hommes, jetant un dernier coup d’œil derrière eux, reprirent leur ascension. Dans la vacuité du clair de lune, Ciis scintillait comme la cité d’un mirage. Ils virent le peuple ultraviolet se rassembler à l’extrémité de leurs rues pour attendre Aispha.
Soudain, alors que Aispha approchait de ses compatriotes, deux rayons d’un feu froid et remuant jaillirent de la base d’une tour qui scintillait comme du verre aux frontières de la cité. S’accrochant au sol, les rayons escaladèrent la pente dans un mouvement ondulatoire rappelant celui des pythons, suivant Langley et Furnham à une vitesse qui les rattraperait bientôt.
« Ils nous trahissent ! », avertit Furnham. Il s’empara de la winchester de Langley, s’agenouilla et visa soigneusement l’orbe lumineux du Doir à travers la forme spectrale d’Aispha, lequel avait à présent rejoint la cité et s’apprêtait à pénétrer au sein de la foule qui l’attendait.
« Cours ! », lança-t-il à Langley. « Je vais leur faire payer leur trahison ; et peut-être pourras-tu t’enfuir pendant ce temps. »
Il appuya sur la gachette, manquant Aispha, mais abattant au moins deux des Tiisins qui se tenaient à proximité du Doir. À nouveau, rapidement, il évalua la trajectoire, tandis que les rayons de la tour ondulaient vers lui, pâles, froids et mortels, jusqu’à ce qu’ils fussent presque à ses pieds. Au moment où il visa, Aispha se réfugia dans les premiers rangs de la foule, à travers le corps transparent desquels le Doir luisait toujours.
Cette fois, la balle puissante atteignit sa cible, bien qu’elle eut fort probablement passé à travers plus d’un des êtres ultraviolets avant d’atteindre Aispha et l’orbe mystique.
Funrham ne savait pas quel serait le résultat, mais il éprouvait la certitude qu’une quelconque catastrophe suivrait la destruction du Doir. Ce qui se produisit réellement fut imprévisible et pratiquement au-delà de toute description. Avant que le Doir ne put tomber des mains de son porteur foudroyé, il sembla se gonfler en une roue déferlante d’une intense lumière, tournoyant tout en prenant de l’expansion, et éclipsant la forme du peuple ultraviolet qui se tenait devant elle. Avec une impressionnante vélocité, la roue frappa les édifices les plus proches, lesquels semblèrent s’élever et disparaître telles les tours d’un mirage évanescent. Il n’y eut aucune explosion audible – aucun son d’aucune sorte – uniquement cette roue de lumière silencieuse, toujours tournoyante, toujours grandissante, qui menaçait d’envahir par degrés rapides la totalité de Ciis.
Contemplant la scène, envoûté, Furnham avait presque oublié les rayons serpentins. Trop tard il vit que l’un d’eux était sur lui.
Il bondit vers l’arrière, mais la chose l’attrapa, entourant ses membres et son corps comme un anaconda. Il éprouva une sensation de froid glacial, d’horrible constriction ; alors, impuissant, il se rendit compte que l’étrange faisceau de force le ramenait sur la pente en direction de Ciis, tandis que son compagnon se lançait à la poursuite de Langley, qui continuait de fuir.
Pendant ce temps, le disque de feu sans cesse croissant atteignit la tour à partir de laquelle émanait le rayon. Soudainement, Furnham fut libre – les rayons serpentins avaient tous deux disparu. Il se tint immobile, muet de réfugia dans les premiers rangs de la foule, à travers le corps transparent desquels le Doir luisait toujours.
Cette fois, la balle puissante atteignit sa cible, bien qu’elle eut fort probablement passé à travers plus d’un des êtres ultraviolets avant d’atteindre Aispha et l’orbe mystique.
Funrham ne savait pas quel serait le résultat, mais il éprouvait la certitude qu’une quelconque catastrophe suivrait la destruction du Doir. Ce qui se produisit réellement fut imprévisible et pratiquement au-delà de toute description. Avant que le Doir ne put tomber des mains de son porteur foudroyé, il sembla se gonfler en une roue déferlante d’une intense lumière, tournoyant tout en prenant de l’expansion, et éclipsant la forme du peuple ultraviolet qui se tenait devant elle. Avec une impressionnante vélocité, la roue frappa les édifices les plus proches, lesquels semblèrent s’élever et disparaître telles les tours d’un mirage évanescent. Il n’y eut aucune explosion audible – aucun son d’aucune sorte – uniquement cette roue de lumière silencieuse, toujours tournoyante, toujours grandissante, qui menaçait d’envahir par degrés rapides la totalité de Ciis.
Contemplant la scène, envoûté, Furnham avait presque oublié les rayons serpentins. Trop tard il vit que l’un d’eux était sur lui. Il bondit vers l’arrière, mais la chose l’attrapa, entourant ses membres et son corps comme un anaconda. Il éprouva une sensation de froid glacial, d’horrible constriction ; alors, impuissant, il se rendit compte que l’étrange faisceau de force le ramenait sur la pente en direction de Ciis, tandis que son compagnon se lançait à la poursuite de Langley, qui continuait de fuir.
Pendant ce temps, le disque de feu sans cesse croissant atteignit la tour à partir de laquelle émanait le rayon. Soudainement, Furnham fut libre – les rayons serpentins avaient tous deux disparu. Il se tint immobile, muet de Furnham se leva sur ses pieds, éprouvant une légèreté et un manque de stabilité bizarres. Il fit un pas en avant, en guise de tentative – et atterrit quatre ou cinq pieds plus loin. C’était comme s’il avait perdu la moitié de son poids normal. Avançant avec une grande prudence, il se rendit vers Langley, qui avait commencé à s’asseoir. Il fut rassuré de constater que sa vue redevenait à nouveau normale ; car il ne percevait à peine qu’une faible luminosité dans les objets qui l’entouraient. Le sable et les rochers étaient confortablement solides ; et ses propres mains n’étaient plus translucides.
« Hé bien ! », dit-il à Langley, « c’était toute une explosion. La force qui a été libérée par l’éclatement du Doir doit avoir affecté la gravité de tous les objets environnants. Je crois que la cité de Ciis et sa population doivent être retournées dans l’espace ; et même les substances ultraviolettes autour de la cité ont dû être perdre leur gravité. Mais je crois que les effets s’amenuisent, en ce qui nous concerne – autrement, nous serions en train de faire du surplace. »
Langley se leva et essaya de marcher, avec les mêmes résultats déconcertants qui avaient caractérisé la tentative de Furnham. Il parvint à regagner son équilibre et le contrôle de ses membres après quelques essais.
« Je me sens toujours comme un dirigeable », commenta-t-il. « Dis donc, je crois que nous devrions laisser cela en-dehors de notre rapport au musée. Une cité et un peuple complètement invisibles, au cœur du Lob-nor – ce serait trop pour la crédibilité scientifique. »
« Je suis d’accord avec toi », répondit Furnham. « Le résultat serait trop fantastique, mis à part dans une histoire de science-fiction. »
« En fait », ajouta Langley avec un brin de malice, « c’est encore plus incroyable que l’existence des ruines de Kobar. »