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La boîte aux lettres, voilà par quoi tout commence – Charles Bukowski

La boîte aux lettres, voilà par quoi tout commence – Charles Bukowski

la boîte aux lettres, voilà par quoi tout commence et tout finit. nombre de souffrances nous seront épargnées quand on aura découvert le moyen de s’en passer. ce qui serait tout de même mieux que la bombe à hydrogène, laquelle, au risque de paraître défaitiste, ne me semble pas être la réponse appropriée.

donc, la boîte aux lettres : c’était au lendemain d’une nuit sans sommeil, je venais de sortir sur le perron de la baraque que je loue et je reluquais cette grosse chose, d’un gris cacateux, dépourvue de raison, à laquelle s’accrochait une araignée paranoïaque qui était en train de vider un papillon de son ultime espoir de copuler. bref, j’étais là à me dire que j’allais peut-être – eh, eh ! – y trouver la bafouille m’informant qu’on m’avait filé le prix Pulitzer, ou l’annonce d’une attribution de bourse d’études, ou encore le manuscrit refusé de Turf Digest. aussi me décidai-je à l’ouvrir, mais, dedans, il n’y avait qu’une lettre – graphisme familier, expéditrice connue, ton et forme de chaque délié également, écriture penchée d’une schizo crucifiée entre la réalité de son échec et les mirages de son imagination :

aujourd’hui j’ai arrosé les plantes. elles sont en train de crever. comment vas-tu ? bientôt, Noël ! mon amie Lana enseigne la poésie dans un asile d’aliénés. ils publient une revue. pourrais-tu leur donner quelque chose ? excuse-moi d’aller au plus pressé. mais je suis sûre qu’ils seraient ravis de t’avoir à leur sommaire. les enfants vont bientôt rentrer. j’ai lu ton dernier poème dans le numéro d’octobre de VIE EN ROSE SPERMEUX. Attendrissant. tu es le plus grand écrivain vivant au monde. ça y est, les enfants arrivent. fini pour aujourd’hui.

tendrement,

meggy.

des lettres de ce calibre, meggy ne cessait de m’en adresser. je ne l’avais jamais rencontrée, parole, mais elle m’avait envoyé des photos d’elle, tout de la rombière pine au cul mettable. des poèmes, des siens, avaient suivi, le genre passe-partout, même s’ils causaient de l’angoisse, de la mort, de l’éternité et de l’océan, on lisait ça en bâillant comme une huître – à croire que, pour hurler, elle s’était piquée avec une épingle mais sans grand résultat d’ailleurs –, c’était juste une paire de fesses qui admettait mal la ménopause et un mari qui bandait de moins en moins ; juste une femelle qui s’était ELLE-MÊME bousillée en se vendant, d’entrée de jeu, au plus offrant et qui constatait, en fin de partie, l’inutilité de ces journées où l’on passe l’aspirateur, où l’on doit régler les petits soucis de son aîné qui, quoi qu’on fasse, marche allègrement vers le néant.

les femmes modèlent les hommes selon leurs propres désirs – soit parce qu’elles interprètent volontairement mal les projets qu’ils ont ébauchés, soit parce qu’elles ont compris combien cette croix ensanglantée les avait réduits en proie inoffensive. et au bout du compte, elles leur font la peau. qu’importe alors aux victimes – les hommes, rien que des hommes – que ce soit par calcul ou par nécessité !

si meggy avait été ma voisine, mettre fin à son dilemme ne m’aurait pas posé de grandes difficultés, il aurait suffi qu’elle débarque chez moi, haletante sous l’éclat mélodieux et raffiné de mes yeux de poète, tandis que, malgré ce bénard qui porte les traces de mes gadins du petit matin, je me serais avancé vers elle comme un tigre qui se pisse dessus – en somme, le portrait craché de Stephen Spender – et je lui aurais dit, dans un anglais des moins convenus :

« ma poulette, dans la minute qui vient, je m’en vais t’arracher ta petite culotte et te montrer un engin de levage dont tu te souviendras jusqu’au tombeau. j’ai un énorme pénis, recourbé comme une serpe, grâce à quoi plus d’une chagatte désabusée en a eu le souffle coupé avant de recracher la purée sur mon tapis totalement indifférent bien que grouillant de cafards. mais d’abord, laisse-moi finir ce verre. »

 ensuite de quoi, il aurait suffi que je vide mon grand verre de whisky pur, que je le lance avec force contre un mur, tout en grommelant « Villon mangeait du nibard frit au petit déjeuner », en marquant néanmoins une pause, le temps d’allumer une cigarette, pour qu’enfin, me retournant, mon problème soit résolu – envolé par la porte d’entrée. si d’aventure, il choisissait de s’incruster, je n’aurais qu’à lui donner ce qu’il mérite, sans m’oublier, bien sûr.

mais meggy vivait dans un État tout au nord du mien, et donc on ne pouvait y songer, n’empêche que je répondis, des années durant, à ses lettres en espérant qu’elle se pointerait pour pouvoir la baiser ou lui filer la trouille de sa vie.

l’un dans l’autre, l’impossible se produisit, ma queue baissa pavillon. certes, meggy continua à m’écrire, mais plus jamais je ne lui répondis. des lettres identiques aux précédentes, formidablement assommantes et éloquemment déprimantes, bien que, pour avoir choisi d’y être indifférent, je fusse de moins en moins SENSIBLE à leur venin. c’était la meilleure des tactiques, une tactique qu’un esprit aussi primitif que le mien avait mis un temps fou à échafauder : à savoir que pour préserver sa liberté, il ne faut surtout pas répondre aux lettres.

la source s’étant quelque peu tarie, j’en déduisis que c’était fini ; n’avais-je pas utilisé la meilleure des parades : cruauté contre cruauté, bêtise contre bêtise ? tant sont-ils acharnés, avec une énergie de tous les instants, à vous détruire que les méchants et les idiots ont en commun de négliger vos attaques. eh bien, moi, je venais de résoudre un problème multiséculaire : l’élimination de l’indésirable. car, pour étouffer, puis pour démolir un individu nul besoin de convoquer une cohorte d’hommes et de femmes, un seul être y suffit. comme tout le prouve, y compris lorsque des armées en combattent d’autres, lorsque des fourmis en pourchassent d’autres, et, mieux, quel que soit le cas de figure que vous envisagiez.

dès lors, je recommençai à voir les choses de mes propres YEUX. remarquant, par exemple, qu’un plaisantin avait, au-dessus d’une teinturerie-cordonnerie, bombé « LE TEMPS MUTILE LES TALONS ». alors que je n’y avais pas jusqu’à présent prêté attention. somme toute, je redécouvrais la liberté. presque plus rien désormais ne m’échappait, ni les bizarreries, ni les incongruités dont j’avais toujours été si friand, ces choses sans queue ni tête, tout ce qui ressort du romantisme, les situations détonnantes qui permettent au malchanceux de reprendre l’avantage, et qui font surgir le merveilleux là où il n’y a que du vide.

UN INVENTEUR SE TUE

Monterey, 18 nov. (UPI)

Un habitant de la vallée de Carmel a été tué par l’appareil qu’il avait inventé pour déflétrir les pruneaux.

la dépêche n’en disait pas davantage. c’était parfait. de nouveau, j’étais reparti. et un matin, je rouvris la boîte aux lettres. y en avait une. coincée entre les quittances de gaz et les lettres de rappel de mon dentiste. une de cette femme qui m’était pratiquement sortie de la tête. plus une pub pour une lecture que donnaient des poètes sans talent.

mon cher bongo,

c’est la DERNIERE fois que je t’écris. que dieu te damne. tu n’es pas le SEUL homme à m’avoir abandonnée. mais toi et tes pareils, VOUS CRÈVEREZ TOUS AVANT MOI.

Meggy.

ma grand-mère s’exprimait pareillement et voilà pourquoi je ne l’ai jamais sautée. deux jours plus tard, toujours en proie à la joyeuse ivresse que m’avait procurée cet adieu au courrier, je me repointai devant la boîte. trois lettres. je les ouvris. Première :

cher mr. b.,

votre demande de bourse auprès de la Fondation nationale des Arts a fait l’objet de toute notre attention. mais, nous rangeant à l’avis d’un comité de critiques littéraires, nous avons le regret de vous informer…

deuxième lettre :

salut, bongo,

suis écroulé dans un recoin de cette chambre d’hôtel pestilentielle, où la seule chose qui en brise le silence est le cliquetis du goulot des bouteilles de vin sur les dents… je suis nase, les jambes en sang ; j’ai épuisé tous mes jokers, et tu tiens le dernier entre tes mains… où que ce soit, tu peux me croire, j’ai assuré. résultat, ça a viré partout au cauchemar… lourdé d’une citronneraie pour absence injustifiée (quatre jours à un mariage hippie) et pour faible rendement. de retour à frisco, raté de vingt-quatre heures un boulot en or à la poste pour les fêtes de Noël… prostré dans cette chambre, sans lumière, attendant que l’église baptiste de la paix et de la joie branche son néon rouge pour pouvoir enfin pleurer… dans la rue, un chien vient de se faire écraser par un bus qui n’avait plus de freins… j’aurais aimé être ce chien, car moi-même je ne sais pas m’y prendre… une décision que je n’arrive pas à prendre… où sont passées mes cigarettes ?… suis sorti ce matin de Mission Street. en pouvais plus de cette graille innommable qui m’esquinte la paillasse. maté sur Market Street toutes ces jeunes pouliches, les cheveux aussi brillants qu’un ciel d’hiver sous le soleil de San Francisco. bordel ! quelle tasse !

M.

et la troisième :

bongo chéri,

faut me pardonner. je suis comme ça. essaie de m’aimer un peu. j’ai acheté un nouvel arrosoir. l’autre était rouillé. tu trouveras ci-joint un poème tiré de Poetry Chicago. en le lisant… j’ai pensé… à moi. j’arrête. les gosses rappliquent.

aime-moi,

meggy.

le poème avait été parfaitement dactylographié. pas une faute de frappe. sur le papier, les mots avaient été gravés, en double interligne, de ce doigt avec lequel elle mesurait… son amour. c’était un poème effrayant. il y était question du vent et d’une sorte de tragédie domestique qui ne pissait pas loin. ça datait du XVIIIsiècle. triste XVIIIe siècle !

et pourtant je fis le mort. ne me souciant que de mon boulot d’éboueur. où l’on savait ce que je valais. et où l’on me dominait. mais j’aimais ça. eux qui ne pouvaient distinguer T.S. Eliot de Lawrence d’Arabie, ils me laissaient aller à mon rythme. même quand je ne débourrais pas de deux, trois jours, personne ne songeait à me foutre à la porte.

en ce temps-là, si l’on voulait que je décroche au téléphone, fallait user d’un code. pas tant pour faire mon snob que parce que je me foutais (et me fous encore) de ce que les gens avaient à me raconter, et de ce qu’ils voulaient faire – en particulier en me volant mon temps. un soir, comme je venais de me lever pour partir ramasser les poubelles, le téléphone se mit à sonner à l’improviste. et puisque j’étais sur le point d’ouvrir la porte, je me dis que ça n’allait pas durer une éternité, et voilà pourquoi, bien qu’on n’eût pas utilisé le code, je décrochai :

— bongo ?

— quoi ? vouais !

— c’est… meggy.

— oh, salut, meggy.

— écoute, c’est pas que je veuille m’imposer, mais, voilà, je suis en train de déjanter.

— ah bon ! rassure-toi, tu n’es pas la seule.

— suffirait que tu ne DÉTESTES pas mes lettres.

— comment dire, meggy, c’est la vie. d’ailleurs, je ne les déteste pas vraiment. elles sont même sécurisantes, mais…

— mon dieu, comme je suis HEUREUSE de te l’entendre dire !

elle ne m’avait pas laissé terminer ma phrase. je voulais ajouter que ce qui m’avait épouvanté, c’était justement leur côté sécurisant, avec tous ces aspirateurs qui ne faisaient que bâiller. mais elle m’avait interrompu.

— comme je suis heureuse.

— parfait.

— mais pourquoi as-tu oublié d’envoyer tes poèmes à l’asile ?

— c’est qu’il me faut en trouver un qui fasse l’affaire.

— je suis convaincue que n’importe lequel nous irait.

— le bourreau excelle parfois dans le sous-entendu.

— tu veux dire quoi par là ?

— laisse tomber.

— bongo, t’écris plus en ce moment ? je me souviens de l’époque où dans chaque numéro de ROSE SPERMEUX t’avais quelque chose. Lilly m’a dit que tu ne lui avais plus rien soumis depuis longtemps. oublierais-tu les « petits » ?

— je ne suis pas près d’oublier ces fiottes.

— t’es drôle ! en fait, je voulais savoir si tu CHERCHAIS encore à te faire PUBLIER.

— ben oui, dans Evergreen.

— quoi ! ils ont ACCEPTÉ ?

— une ou deux fois. mais, prends en considération qu’Evergreen n’est pas une revue confidentielle. fais-le savoir à Lilly. dis-lui que j’ai déserté les barricades.

— allons, bongo, dès que je t’ai lu, j’ai su vers quoi tu marchais. et jamais je ne me suis séparée de ton premier recueil, Le Christ l’a fait à reculons. ah, bongo, bongo !

pour m’en débarrasser, je dus lui dire que les ordures m’attendaient. mais après avoir raccroché, une question me passa par la tête : quel genre d’homme avait bien pu VOULOIR déflétrir des pruneaux ? déjà que le goût n’est pas fameux : quasiment celui d’une petite crotte desséchée. leur seul attrait, ce sont ces FLÉTRISSURES, ces rides aussi glacées que leur noyau insaisissable qui s’échappe, comme s’il était vivant, de votre bouche jusque dans l’assiette.

ensuite de quoi, je m’ouvris une bière, ayant décidé que je n’irais pas travailler. que ce serait mieux de ne pas bouger de mon fauteuil, de s’arroser la dalle et de laisser pisser. et ainsi je me souvins de celle qui criait sur les toits qu’elle avait couché avec Pound à St. Liz. je l’avais finalement envoyée bouler après tout un tas de bafouilles dans lesquelles je m’étais assez sottement entêté à lui répéter que moi aussi je savais écrire et que les Cantos, c’était chiatique.

tout autour de moi, il n’y avait que des lettres de meggy. par terre, juste en dessous de ma machine à écrire, j’en aperçus une, assez ancienne. je me levai et allai la ramasser :

bongo, très cher,

on vient de me retourner tous mes poèmes. fichtre, s’ils ne savent pas reconnaître ce qui est bon, c’est qu’ils sont devenus aveugles. je relis sans arrêt LE CHRIST L’A FAIT À RECULONS. et tous tes recueils, d’ailleurs. et tant que ça durera, je résisterai à LEUR bêtise à front de taureau. j’entends les enfants.

aime-moi,

meggy.

p.s. : mon mari ne fait que me charrier : « dis donc, ça fait longtemps que bongo n’a plus rien publié. il a un problème ? »

la bouteille de bière y passa, avant de terminer sa carrière dans la poubelle.

je pouvais d’ici imaginer la scène : son mari la chevauchant trois fois par semaine. avec ses cheveux en éventail sur l’oreiller. ainsi qu’aiment à l’écrire les écrivains pornos. elle, se racontant qu’elle couche avec bongo, et lui, se prenant pour moi.

— vas-y, bongo ! mon bongo !

— t’inquiète, mémère !

je décapsulai une autre bière et m’approchai de la fenêtre. journée typiquement L.A., sombre, vaine, et aberrante. qu’importe, j’étais encore vivant. beaucoup d’eau était passée sous les ponts depuis mon premier recueil de poèmes ; autant que depuis les émeutes de Watts. et eux comme moi, on avait fait tout ça pour rien. John Bryan se cherchait un sujet de chronique. tiens, pourquoi ne pas lui refiler meggy ? sauf que son histoire n’était pas encore finie. dans la boîte aux lettres, il y aurait probablement demain matin une autre lettre. si nous avions été des héros de film, j’aurais vite trouvé le joint :

— ouvre grandes tes oreilles, mon petit john, c’est rapport à cette grognasse, tu piges ? elle me pourrit la vie, o.k. ? tu sais ce qu’il te reste à faire. foire pas ton coup. mais fourre-lui une bite de 20 dans le fion, et débarrasse-m’en, vu ? pour la trouver, c’est fastoche. elle est tout le temps en train de passer l’aspirateur dans sa piaule, compris ? chez elle, c’est rempli de revues de poésie, et elle broie constamment du noir. elle pense que la vie l’a baisée, sauf qu’elle ignore, parole, ce qu’est la vie. apprends-lui donc à vivre : donne-lui-en vingt bons centimètres.

— d’ac’.

— et encore une chose, mon petit john…

— dis toujours.

— vas-y à fond.

— c’est vu !

je me laissai retomber dans mon fauteuil, à siroter ma bière. j’aurais dû me biturer, sauter dans un avion, me pointer chez elle en haillons, schlass, cogner comme une bourrique sur sa porte, avec sur ma chemise de loqueteux des tas de badges : « JOHNSON, DÉMISSION », « LA PAIX TOUT DE SUITE », « DÉTERREZ TOM MIX ». etc.

mais rien de tel ne se passa. prostré dans mon fauteuil, je laissai filer les minutes. le temps où l’on faisait ses humanités était révolu. je n’écrirais plus pour Evergreen. comme ça, dans les jours qui suivraient, il n’y aurait plus, dans cette boîte aux lettres, qu’une seule chose :

bongo chéri,

blablabla bla ! blablabla bla ! blablabla blah ! j’ai arrosé les plantes. les enfants ne vont pas tarder à rentrer. blablabla blah

aime-moi,

meggy.

Balzac, Shakespeare ou Cervantès ont-ils connu de telles choses ? j’espère que non. la pire invention de l’homme a trois têtes : boîte aux lettres, postier et épistolier. sur une étagère, j’ai une boîte à café bleue bourrée de lettres auxquelles je n’ai pas répondu. de même, dans un placard, j’en ai un carton plein. mais quand ces gens-là trouvent-ils le temps de se soûler, de baiser, de gagner de l’argent, de dormir, de se laver, de chier, de bouffer et de se couper les ongles des pieds, hein, quand ? et longtemps meggy mena le bal : aime-moi, aime-moi, aime-moi.

n’y aurait eu qu’une bite de vingt centimètres de long pour me tirer de là, ou m’y enfoncer, car le pire est toujours possible. or j’ai été assez gâté comme ça, inutile que j’en rajoute.

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