Junky / Prologue – William S. Burroughs
Je suis né en 1914 dans une maison de brique de trois étages, bien bâtie et située dans une grande ville du Midwest. Mes parents étaient aisés. Mon père possédait et dirigeait une affaire de bois. La maison avait une pelouse sur le devant, une arrière-cour avec un jardin, une mare à poissons, le tout entouré d’une haute barrière de bois. Je me rappelle le lampiste qui allumait les réverbères à gaz dans la rue et l’énorme Lincoln noire et luisante qui nous emmenait promener le dimanche dans le parc. Tous les accessoires d’un mode de vie sûr et confortable qui a maintenant disparu à jamais. Je pourrais vous servir un de ces bla-blas nostalgiques à propos du vieux docteur allemand qui habitait la maison voisine et des rats qui couraient dans la cour et de la voiture électrique de ma tante et de mon crapaud favori qui vivait près de la mare à poissons.
Le fait est que mes plus anciens souvenirs sont teintés d’une peur des cauchemars. J’avais peur d’être seul, et peur du noir, et peur de m’endormir à cause de rêves où une horreur surnaturelle semblait toujours sur le point de prendre forme. J’avais peur qu’un jour en me réveillant, le rêve ne fût pas parti. Je me souviens avoir entendu une bonne parler d’opium et dire qu’en fumer donne de beaux rêves, et je me dis : je fumerai de l’opium quand je serai grand.
Étant enfant, j’étais sujet aux hallucinations. Une fois en me réveillant tôt le matin, je vis des petits bonshommes jouer dans le fortin que j’avais construit. Je ne ressentis aucune peur, seulement une sensation de calme et d’émerveillement. J’avais souvent une autre hallucination ou cauchemar qui concernait des « animaux dans le mur » et qui apparut dans le délire d’une fièvre étrange et non diagnostiquée que j’eus vers quatre ou cinq ans.
On m’envoya dans une école « moderne » avec les futurs bons citoyens, les avocats, docteurs et hommes d’affaires d’une grande ville du Midwest. J’étais effarouché par les autres enfants et je craignais la violence physique. Une certaine petite lesbienne agressive me tirait les cheveux chaque fois qu’elle me voyait. J’aimerais aujourd’hui encore lui démolir le portrait mais, il y a des années, elle est tombée de cheval et s’est cassé le cou.
Alors que j’avais sept ans environ, mes parents décidèrent de déménager vers la banlieue « pour échapper aux gens ». Ils achetèrent une grande maison avec du terrain et des bois et une mare à poissons avec des écureuils au lieu de rats. Ils vécurent dans cette capsule confortable, avec un jardin magnifique, et coupés de tout contact avec la vie urbaine.
Je suis allé dans un lycée privé. Je n’étais pas remarquablement bon ou mauvais en sport, ni brillant ni en retard dans mes études. Les mathématiques ou tout ce qui était mécanique était vraiment mon point faible. Je n’ai jamais aimé les compétitions par équipes et je les évitais autant que possible. Je devins un tire-au-flanc chronique. En revanche j’aimais pêcher, chasser et faire des balades. Je lisais plus que de coutume pour un petit Américain de cette époque et de ce milieu : Oscar Wilde, Anatole France, Baudelaire, Gide même. J’eus une liaison romantique avec un autre garçon et nous passions nos samedis à explorer les vieilles carrières, montés sur nos bicyclettes et pêchant dans les étangs et les rivières.
À cette époque, je fus énormément impressionné par l’autobiographie d’un cambrioleur intitulée You Can’t Win. L’auteur prétendait avoir passé une bonne partie de sa vie en prison. Cela me parut bien, comparé à la platitude de cette banlieue du Midwest où tout contact avec la vie était coupé. Je vis en mon ami un allié, un partenaire dans le crime. Nous découvrîmes une usine abandonnée et cassâmes tous les carreaux et volâmes un burin. On nous attrapa et nos pères durent rembourser les dégâts. Après ça, mon ami me « jeta », car notre relation mettait en danger sa position dans la société. Je vis qu’il n’y avait pas de compromis possible avec le groupe, avec les autres, et je me suis retrouvé très seul.
Mon entourage était vide, mon rival se cachait et je me laissai aller à des aventures en solo. Mes actes criminels étaient de simples gestes, sans profit et généralement impunis. Je m’introduisais par effraction dans des maisons et les visitais sans rien y prendre. À vrai dire, je n’avais pas besoin d’argent. Parfois je faisais des virées en voiture dans la campagne avec un 22 long rifle et tuais des poulets. Je semais le danger sur les routes en conduisant imprudemment jusqu’à ce qu’un accident, dont je ressortis par miracle indemne, me fasse peur et me ramène à une prudence normale.
Je suis allé à l’une des trois grandes universités, où j’ai passé une licence de littérature anglaise par manque d’intérêt pour tout autre sujet. Je détestais l’université et je détestais la ville où elle était située. Tout dans cet endroit était mort. L’université était un faux décor anglais entre les mains de diplômés de faux collèges anglais. J’étais seul. Je ne connaissais personne et les inconnus étaient considérés avec aversion par la corporation fermée des bons partis.
Par hasard je rencontrai quelques riches homosexuels appartenant à la société homosexuelle internationale qui parcourt le monde, se retrouvant dans les boîtes homo de New York au Caire. Je vis en eux un mode de vie, un vocabulaire, des références, tout un système symbolique, comme disent les sociologues. Mais ces gens étaient pour la plupart des tartes et, après une période initiale de fascination, j’ai lâché toute la bande.
Lorsque j’obtins mon diplôme sans mention, j’avais cent cinquante dollars par mois d’allocation. C’était lors de la Dépression et il n’y avait pas de travail et je ne voyais de toute façon aucun métier que j’aurais aimé exercer. Je traînai en Europe pendant un an environ. Des restes de la déchéance d’après-guerre y subsistaient encore. Les dollars américains pouvaient acheter un bon pourcentage des habitants de l’Autriche, mâles ou femelles. C’était en 1936, et les nazis resserraient rapidement leur étau.
Je revins aux États-Unis. Grâce à mon allocation, je pouvais vivre sans travailler ou faire la retape. J’étais encore coupé de la vie comme je l’avais été dans la banlieue du Midwest. Je pris quelques cours supérieurs de psychologie et des leçons de jiu-jitsu. Je décidai de faire une psychanalyse qui dura trois ans. Elle fit disparaître inhibitions et angoisse, si bien que je pus vivre de la manière que je voulais. Une grande partie de mes progrès en cours d’analyse s’accomplit en dépit de mon analyste qui n’aimait pas mon « orientation », comme il disait. Il finit par abandonner l’objectivité analytique et jugea que j’étais un « parfait escroc ». Je fus plus content des résultats que lui.
Après avoir été rejeté pour des raisons physiques de cinq corps de formation d’officiers, je fus incorporé dans l’armée et déclaré bon pour le service illimité. Je décidai que je n’allais pas aimer l’armée et m’en tirai en jouant sur mon dossier de dingue – je m’étais un jour fait le coup Van Gogh en me coupant l’articulation d’un doigt pour impressionner quelqu’un qui m’intéressait à l’époque. Les psychiatres n’avaient jamais entendu parler de Van Gogh. Ils me diagnostiquèrent comme schizophrène et, en plus, de type paranoïaque pour expliquer le fait troublant que je savais où j’étais et qui était le président des États-Unis. Lorsque les militaires virent ce diagnostic, ils me réformèrent avec cette observation : « Cet homme ne doit plus jamais être rappelé ou figurer dans nos dossiers. »
Après avoir pris congé de l’armée, je tâtai de divers boulots. On pouvait trouver presque n’importe quel travail, à cette époque. Je travaillai comme détective privé, exterminateur de parasites, barman. Je travaillai dans des usines et des bureaux. Je jouais sur les marges du crime. Mais j’avais toujours mes cent cinquante dollars par mois. Je n’étais pas obligé de gagner de l’argent. Ça semblait une extravagance romantique de mettre en danger ma liberté avec des actes criminels symboliques. C’est à cette époque et dans ces circonstances que j’entrai en contact avec la came, devins drogué et, de cette manière, acquis la motivation, le besoin réel d’argent que je n’avais jamais connu auparavant.
On pose fréquemment la question : pourquoi devient-on drogué ?
La réponse est qu’habituellement on n’a pas l’intention de le devenir. On ne se réveille pas un matin en décidant d’être drogué. Il faut se piquer deux fois par jour pendant au moins trois mois pour acquérir la moindre accoutumance. Et on ne sait pas vraiment ce qu’est le manque tant qu’on n’a pas été accoutumé plusieurs fois. Ça m’a pris presque six mois pour contracter ma première accoutumance, après quoi les symptômes de sevrage furent modérés. Je ne pense pas qu’il soit exagéré de dire que ça prend un an environ et plusieurs centaines d’injections pour devenir drogué.
On pourrait évidemment poser les questions suivantes : pourquoi avez-vous jamais essayé les narcotiques ? Pourquoi avez-vous continué à en utiliser suffisamment longtemps pour devenir drogué ? On devient drogué parce qu’on n’a pas de fortes motivations dans une autre direction. La came l’emporte par défaut. J’ai essayé par curiosité. Je me piquais comme ça, quand je touchais. Je me suis retrouvé accroché. La plupart des drogués à qui j’ai parlé m’ont fait part d’une expérience semblable. Ils ne s’étaient pas mis à employer des drogues pour une raison dont ils pussent se souvenir. Ils se piquaient comme ça, jusqu’à ce qu’ils accrochent. Si on n’a jamais été intoxiqué, on ne peut pas avoir une idée claire de ce que signifie avoir besoin de came avec ce besoin spécifique du drogué. On ne décide pas d’être drogué. Un matin, on se réveille malade et on est drogué.
Je n’ai jamais regretté mon expérience avec les drogues. Je considère que je suis en meilleure santé maintenant, après m’être camé à intervalles irréguliers, que si je n’avais jamais été drogué. Quand on arrête de se développer, on commence à mourir. Un drogué n’arrête jamais de se développer. La plupart des utilisateurs laissent tomber périodiquement, ce qui implique un rétrécissement de l’organisme et le remplacement des cellules qui dépendent de la came. L’utilisateur est dans un état constant de rétrécissement et de développement selon son cycle journalier piqûre – besoin de la piqûre.
La plupart des drogués ont l’air plus jeunes qu’ils ne le sont. Des savants ont récemment fait des expériences avec un ver qu’ils ont été en mesure de rétrécir en le privant de nourriture. En rétrécissant périodiquement le ver afin qu’il soit en état de développement continu, la vie du ver s’est prolongée indéfiniment. Peut-être que si un camé pouvait se maintenir dans un état constant de renonce, il vivrait jusqu’à un âge phénoménal.
La came est une équation cellulaire qui enseigne à l’utilisateur des faits d’une valeur générale. J’ai énormément appris en utilisant la came : j’ai vu la vie mesurée dans des gouttes de solution de morphine. J’ai vécu la privation atroce du sevrage et le plaisir du soulagement lorsque les cellules assoiffées de came boivent à la seringue. Tout plaisir n’est peut-être que dans le soulagement. J’ai appris le stoïcisme cellulaire que la came enseigne à l’utilisateur. J’ai vu une cellule de prison pleine de camés malades, silencieux et immobiles dans leur misère individuelle. Ils savaient la vanité de se plaindre ou de bouger. Ils savaient que, fondamentalement, personne ne peut aider personne. Personne ne possède de clé, de secret qu’il pourrait vous révéler.
J’ai appris l’équation de la came. La came n’est pas, comme l’alcool ou l’herbe, un moyen de jouir davantage de la vie. La came n’est pas un plaisir. C’est un mode de vie.