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Journal du Congo – Joseph Conrad

Journal du Congo – Joseph Conrad

Arrivé à Matadi, le 13 juin 1890.

M. Gosse, le chef de comptoir, nous retient pour une raison qui lui est personnelle. Fait la connaissance de M. Roger Casement, ce qui en toute circonstance serait un grand plaisir, et constitue pour l’heure un véritable coup de chance.

Pense, parle bien, très intelligent et fort sympathique. Doute beaucoup de l’avenir. Pense en ce moment même que mon existence parmi les gens d’ici (Blancs) ne sera pas très facile. Essayer autant que possible de ne pas nouer de relations. Fait la connaissance par l’intermédiaire de M. R. C. de M. Underwood, le directeur de la fabrique anglaise (Hatton & Cookson) de Kalla-Kalla. Le commerçant moyen, cordial, affable.

Déjeuné là-bas le 21.

Le 24. Gosse et R.C. descendus vers Boma avec un important chargement d’ivoire.

Remontée de la rivière prévue au retour de G. Me suis occupé en aidant à mettre l’ivoire en tonneaux. Travail stupide. En bonne santé jusqu’à présent. Écrit à Simpson, à Gov. B., à Purd., à Hope, au Capt. Froud, et à Mar. Trait dominant de la vie sociale par ici : chacun dit du mal de son voisin.

Samedi 28 juin. Quitté Matadi avec M. Harou et une caravane de 31 hommes. Adieux très chaleureux avec Casement. M. Gosse nous a accompagnés jusqu’au poste. Première halte : M’Poso. Deux Danois dans la société.

Dimanche 29. Ascension épuisante du Palaballa. Campement à 11 h du matin sur la rivière N’Soké. Moustiques.

Lundi 30. Vers Congo da Lemba après une longue escalade au milieu des roches roires. Harou sur les rotules. Soucis. Affreux campement. Pas d’eau à proximité. Sale. Harou mieux le soir.

Mardi 1er. Départ de bonne heure dans une brume épaisse en direction de la rivière Loufou. Une partie du chemin à travers la forêt sur le flanc escarpé d’une haute montagne. Descente très longue. Puis place du marché et court trajet pour arriver au pont (en bon état) et au campement. T. B. bain. Eau claire. Bien dans ma peau. Harou remis. 1er poulet, 2 h de l’ap.-mid. Pas de soleil aujourd’hui.

Mercredi 2 juillet. Départ à 5 h 30 après une nuit sans sommeil. Paysage plus ouvert. Douces ondulations. Route agréable, en parfait état. (District de Loukoungou.) Ne me sens pas très bien aujourd’hui. Gros rhume de cerveau. Arrivé à 11h à Banza Manteka. Campé sur la place du marché. Pas assez bien pour rendre visite au missionnaire. Eau rare et polluée. L’endroit est sale. Les deux Danois encore là.

Jeudi 3 juillet. Départ à 6 h après une bonne nuit de repos. Traversé une chaîne de basses collines et emprunté une large vallée, ou plutôt une plaine avec une faille en plein milieu. Rencontré un fonctionnaire en inspection ; vu quelques instants plus tard sur un lieu de campement le corps d’un Bakongo. Tué par balle ? Odeur épouvantable. Franchi par un col à basse altitude une chaîne de montagnes orientée N.O-S.E. Une autre vallée très large et plate avec une profonde ravine au milieu. Glaise et cailloux. Puis une chaîne parallèle à celle déjà mentionnée, flanquée d’une rangée de collines basses. Campé entre les deux, sur une rive de la Luinzono. Endroit propre. Eau claire, Zanzibari avec registre. Pirogue. Les deux Danois campent sur l’autre rive. En bonne forme.

Dans l’ensemble un paysage gris jaunâtre (herbe sèche), avec des taches rougeâtres (sol) et des bouquets de végétation vert sombre ici et là. Principalement dans les gorges encaissées entre les montagnes ou dans les ravines coupant la plaine. Remarqué Palma Christi – palmiers à huile. Arbres très droits, très hauts et très épais à certains endroits. Leur nom m’est inconnu. Villages invisibles d’ici. Déduit leur existence d’après les calebasses suspendues aux palmiers pour le « malafou ». Bon nombre de caravanes et de voyageurs. Pas de femmes, excepté sur la place du marché.

Des chants d’oiseaux, ravissants. Un particulièrement, qui évoque la flûte. Un autre, une sorte de « grondement », rappelle l’aboiement d’un chien au loin. N’ai vu que des pigeons et quelques perroquets verts. Très petits et peu nombreux. Aucun oiseau de proie. Jusqu’à 9 h du matin, ciel couvert et absence de vent. Après, petite brise de nord et ciel dégagé. Nuits fraîches et humides. Brumes laiteuses jusqu’à mi-hauteur des collines. Effets de l’eau magnifiques ce matin. Les brumes : se lèvent en général avant que le ciel ne se soit éclairci. Itinéraire d’aujourd’hui.

[Croquis de la marche du jour.]

Direction N.N.E.-S.S.O.
Distance – 15 milles.

Vendredi 4 juillet. Quitté le campement à 6 h après une nuit très déplaisante. Traversé une chaîne de collines, puis un dédale de collines. Débouché à 8 h 15 sur une plaine ondulée. Repéré une faille dans la chaîne montagneuse de l’autre côté. Gisement N.N.E. La route passe par là. Escalades difficiles de collines très escarpées mais pas très hautes. La plus haute décroît rapidement et découvre un relief peu accidenté. À 9 h 30, place du marché. À 10 h traversé la Loukounga et à 10 h 30 campé sur la M’Poué.

Étape d’aujourd’hui. Direction E.1/4.N.E. Distance 13 milles.

[Croquis de la marche du jour.]

Vu un autre cadavre étendu au bord du chemin dans une attitude de profonde méditation. Dans la soirée trois femmes dont une albinos sont passées près de notre campement. Horrible blanc de craie avec des taches roses. Yeux rouges. Cheveux rouges. Traits vraiment négroïdes et laids. Moustiques. Au lever de la lune ai entendu les cris et les tam-tams de villages lointains. Passé une mauvaise nuit.

Samedi 5 juillet. Départ à 6 h 15. Matin frais, froid même, et très humide. Ciel très couvert. Légère brise de N.E. La route emprunte une plaine étroite jusqu’à la Kouilou. Eau profonde et courant rapide, 50 yards de large. Traversée en pirogues. Puis escalade et descente de collines très escarpées avec de profonds ravins. Chaîne principale orientée N.O-S.E., ou par fois O.-E.
Arrêt à Manyamba. Campement détestable – dans un creux – eau très moyenne. Tente montée à 10 h 15.

Itinéraire du jour. N.N.E. Distance 12 milles.

[Croquis.]

Tombé aujourd’hui dans une petite mare boueuse – dégoûtant ! La faute de mon porteur. Après avoir installé le campement, suis allé me baigner et laver mes vêtements dans un petit cours d’eau. Commence à en avoir plus qu’assez de cette plaisanterie. S’attendre demain à une longue marche pour atteindre N’Sona, à 2 jours de Manyanga. Pas de soleil aujourd’hui.

Dimanche 6 juillet. Départ à 5 h 40. La route, accidentée d’abord, puis une pente raide et enfin la grande plaine. Au bout la place du marché. Le soleil s’est montré à 10 h. Traversé une autre plaine après avoir quitté le marché. Suivi la crête d’une chaîne de collines, traversé 2 villages. Arrivé à 11 h N’Sona. Village invisible. Itinéraire d’aujourd’hui.

[Croquis.]

Direction plus ou moins N.N.E.

Distance – 18 milles.

À N’Sona bon emplacement pour le campement. Ombragé. Pas d’eau à proximité et pas très bonne. Cette nuit aucun moustique grâce aux grands feux allumés autour de notre tente. Après-midi très lourd. Nuit claire et étoilée.

Lundi 7 juillet. Départ à 6 h après une bonne nuit de repos pour Inkandou, un peu au-delà du poste de Loukounga. Route très accidentée. Succession de collines rondes et escarpées. Suivons de temps à autre la crête d’une chaîne de collines. Juste avant Loukounga nos porteurs ont fait un grand détour vers le sud jusqu’à ce que le poste apparaisse au nord. 1 h 1/2 de marche dans les hautes herbes. Franchi une large rivière d’environ 100 pieds de large et profonde de 4. Après une autre 1/2 h de marche dans des plantations de manioc bien entretenues, avons rejoint notre route à l’est du poste de Loukounga. Traversé une plaine ondulée vers le marché d’Inkandou situé sur une colline. Chaleur, soif, fatigue. Arrivé à 11 h sur la place du marché. Environ 200 personnes. Commerce animé. Pas d’eau. Pas de lieu de campement. Repartis au bout d’une heure à la recherche d’un coin où nous reposer.

Dispute avec les porteurs. Pas d’eau. Campons enfin, vers 1 h 1/2, sur un flanc de colline exposé, près d’un ruisseau boueux. Pas d’ombre. Tente sur une dénivellation. Soleil lourd. Misérable.

[Itinéraire d’aujourd’hui.]

Direction N. 1/4.N.E.

Distance – 22 milles.

Nuit terriblement froide. Pas trouvé le sommeil. Moustiques.

Mardi 8 juillet. Départ à 6 h. À environ dix minutes du camp quitté la route principale pour la piste de Manyanga. Ciel bouché. Enchaînons escalades et descentes. Traversé plusieurs villages. Le paysage offre une succession chaotique de collines aux flancs rouges, couleur due aux glissements de terrain. Jolis contrastes du rouge des collines avec le vert foncé des bouquets de végétation. 1/2 h avant d’entamer la descente, ai aperçu le Congo. Ciel nuageux. Marche – 3 h.

[Itinéraire d’aujourd’hui.]

Direction N. E.

Distance – 9 milles 1/2.

Arrivée à Manyanga à 9 h du matin.

Reçus très chaleureusement par MM. Heyn & Jaeger. Séjour très confortable et très agréable. Sommes restés jusqu’au 25. Avons été tous les deux malades. On a très gentiment pris soin de nous. Regretté sincèrement de prendre congé.

Vendredi 25 juillet 1890. Départ de Manyanga à 2 h 1/2 de l’après-midi avec de nombreux porteurs de hamacs. H. boite et n’est pas en très grande forme. Moi non plus, mais je ne boite pas. Marché jusqu’à Mafiéza et campé – 2 h.

Samedi 26. Départ très tôt. La route monte sans arrêt. Traversé plusieurs villages. Le pays semble très peuplé. Arrivé à 11 h sur une grande place de marché. Départ à midi et campement à 1 h.

[Itinéraire d’aujourd’hui avec notes.]

Un campement – un Blanc y est mort – marché – poste – montagne – mare aux crocodiles – Mafiéza.

Direction générale E. 1/2.N.-O. 1/2.S.

Soleil visible à 8 h. Très chaud. Distance – 18 milles.

Dimanche 27. Départ à 8 h. Envoyé porteurs directement à Louasi et passés par la mission de Soutili. Reçus avec hospitalité par Mme Combar. Tous les missionnaires absents. L’établissement a un air hautement civilisé, bien agréable à contempler après les innombrables baraques écroulées dont se satisfont les fonctionnaires et les agents de la compagnie. Beaux bâtiments. Sur une colline. Plutôt aérés. Départ à 3 h de l’après-midi. Rencontré à la première escalade M. Davis, un missionnaire rentrant d’une tournée d’évangélisation. Le Rév. Bentley est dans le sud avec son épouse. Ayant quitté la route principale, pas d’itinéraire. Distance parcourue, environ 15 milles. Direction générale E.N.E. Retrouvons la route principale à Louasi. Campement à 4 h 1/2. M. Heche s’est joint au groupe. Pas de soleil aujourd’hui. Vent étonnamment froid. Journée maussade.

Lundi 28. Quitté le campement à 6 h 30 après avoir pris le petit déjeuner avec Heche. Route d’abord accidentée. Puis marche sur la crête d’une chaîne de collines bordées de vallées de chaque côté. Pays plus ouvert et il y a beaucoup plus d’arbres en gros bouquets dans les ravins. Traversé N’Zounghi et campé à 11 h sur la rive droite de la N’Goma, une petite rivière au
courant rapide et au lit rocheux. Village sur une colline à droite.

[Itinéraire d’aujourd’hui.]

Direction générale E.N.E.

Distance – 14 milles.

Pas de soleil. Journée fraîche et maussade. Bourrasques.

Mardi 29. Quitté le campement à 7 h après une bonne nuit de repos. Escalade ininterrompue. Plutôt facile pour commencer. Franchi des ravins boisés et la rivière Lounzadi par un pont en très bon état. À 9 h rencontré M. Louette accompagnant un agent de la compagnie malade jusqu’à Matadi. Me semble avoir très bonne mine. Mauvaises nouvelles de l’amont du fleuve. Tous les vapeurs hors service. L’un d’eux échoué. Pays boisé. À 10 h 30 campement à Inkissi.

[Itinéraire d’aujourd’hui.]

Direction générale – 15 milles.

Soleil visible à 6 h 30. Journée très chaude.

Rivière Inkissi très rapide, environ 100 yards de large. Traversée en pirogues. Rives très boisées et vallée plutôt escarpée et très étroite. Aujourd’hui pas de tente, mais le shimbek. Zanzibari s’en occupent – très attentionnés. Mangé pour la première fois un ananas mûr. Croisé aujourd’hui sur la route un squelette attaché à un piquet. Une tombe de Blanc aussi – pas de nom. Tas de pierres en forme de croix. Suis maintenant en bonne forme.

Mercredi 30. Départ à 6 h dans le but de camper à Kinfoumou. Deux heures de marche forcée m’ont fait atteindre N’Sona na N’Séfé. Marché. 1/2 h plus tard arrivée de Harou, très malade – une attaque billieuse [sic] et de la fièvre. L’ai conduit au shimbek. Dose d’ipéca. Vomi de la bile en très grande quantité. À 11 h lui ai donné 1 gramme de quinine et plusieurs tasses de thé brûlant. La fièvre l’a fait abondamment transpirer. À 2 h l’ai placé dans un hamac et sommes partis pour Kinfoumou. Disputes avec les porteurs tout le long du chemin. Harou souffrant beaucoup des secousses. Campement au bord d’un petit cours d’eau. À 4 h Harou va mieux. La fièvre est tombée.

[Itinéraire d’aujourd’hui.]

Boisé – Campement – herbe –N’Sona na N’Séfé – dégagé – bois – rivière Louloufou – remarquable montagne conique au N.E. et visible d’ici – Inkissi.

Direction générale E. 1/4N.E.

Distance – 13 milles.

Jusqu’à midi ciel couvert et fort vent de N.O. très froid. De 1 h à 4 h ciel clair et journée très chaude. M’attends à des tas d’ennuis demain avec les porteurs. Les ai tous réunis pour un discours qu’ils n’ont pas compris. Ils promettent de bien se comporter. Jeudi 31. Départ à 6 h. Ai envoyé Harou devant et l’ai suivi 1/2 plus tard. La route offre plusieurs dénivellations prononcées et quelques autres moins raides mais assez longues. Remarqué à certains endroits un sol sablonneux au lieu de la glaise durcie rencontrée jusqu’à présent. Pense pourtant que la couche de sable n’est pas très épaisse et que la glaise se trouve dessous. Grosses difficultés pour porter Harou. Trop lourd – quel souci ! Fait deux haltes pour permettre aux porteurs de se reposer. Des bois dans les vallées et sur nombre de sommets.

Itinéraire d’aujourd’hui.

[Croquis.]

À 2 h 20 atteint enfin la Louila. Campement sur la rive droite. Brise de S.O.

Direction générale E. 1/4. N.E.

Distance estimée –16 milles.

Congo très étroit et très rapide. La Kinzilou vient s’y jeter. Belle chute un peu en amont de la confluence.

Soleil rouge – à partir de 9 h. Chaleur infernale. Harou un tout petit peu mieux. Moi-même plutôt mal fichu. Bain. Louila environ 60 pieds de large et peu profonde.

Vendredi 1er août 1890. Départ à 6 h 30 après une nuit très quelconque. Froid, brume épaisse. Route faite de longues montées et de dépressions jusqu’à M’Foumou M’Bé. Puis longue et pénible ascension d’une colline très escarpée ; enfin, une longue descente vers M’Foumou Kono où nous avons fait une halte prolongée. Départ pour N’Sélemba à 12 h 30. Nombreuses escalades. L’aspect du pays complètement changé. Collines boisées avec zones dégagées. Chemine presque tout l’après-midi à travers une forêt d’arbres minces avec d’épais sous-bois. Après une halte sur un flanc de colline boisé, atteint N’Sélemba à 4 h 10.

[Itinéraire d’aujourd’hui.]

Logement dans une cabane du gouvernement.

Dispute entre les porteurs et un homme se disant fonctionnaire à propos d’une natte. Les coups de bâton ont plu. Y ai mis fin. Le chef est venu avec un jeune d’environ 13 ans souffrant d’une blessure par balle à la tête. Balle entrée un doigt au-dessus du sourcil droit et ressortie un peu plus loin, à la racine des cheveux, juste au milieu du front, dans le prolongement de l’arête nasale. L’os n’est pas touché apparemment. Lui ai donné un peu de glycérine à mettre sur la blessure causée par la balle en ressortant. Harou pas très bien. Moustiques – grenouilles – répugnant ! Content de voir la fin de cette maudite marche. Plutôt mal fichu. Soleil rouge. Journée très chaude. Vent du Sud.

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