Je ne sais toujours pas ce qui nous a séparés – Charles Bukowski
je ne sais toujours pas ce qui nous a séparés, faut-il l’attribuer au petit trou du cul des escargots chinois, ou à l’épingle de cravate violette de ce Turc, ou bien au fait que je devais la baiser sept, huit, neuf, et jusqu’à onze fois par semaine, ou encore à quelque aléa non identifié (qu’il vienne d’ici ou d’ailleurs) ? reste que j’ai été marié à une femme – une jeune fille — qui s’apprêtait à hériter d’un million de dollars dès qu’il y aurait un des siens qui se déciderait à claquer, à ceci près tout de même que cette région du Texas ignore le smog, qu’on y mange à sa faim, qu’on y boit de l’excellent tord-boyaux, et qu’on consulte le médecin, à peine s’est-on écorché ou éternue-t-on. c’était une nymphomane et, d’après ce que je me rappelle, elle prétendait avoir un problème de cervicales mais, pour aller au plus pressé, je dirai que ce qui l’avait attirée vers moi, c’était mes poèmes, qu’elle comparait à ceux de Black, oh non, pardon, à ceux de Blake – eh oui, Blake. pour certains, c’est plutôt bien vu. et si ça ne l’est pas, je m’en branle. elle m’envoyait lettre sur lettre, sans que je sache un seul instant qu’elle pouvait valoir un million de dollars. à l’époque, je venais de m’installer dans un studio sur North Kingsley Drive, où je me remettais d’une série d’hémorragies, stomacales et anales ; j’en avais éclaboussé les murs de l’hôpital général du Comté – et, alors que je m’étais vidé de 9 pintes de sang et d’autant de glucose, ils n’avaient pas trouvé mieux comme conseil qu’« un verre de plus et on vous enterre ». est-ce une façon de s’adresser à un suicidaire ? résultat, je passais mes nuits chez moi, cerné par les cans de bière, qu’ils fussent vides ou pleins, traquant l’inspiration, fumant des cigares bon marché, sans tripes ni arôme, et attendant que tombe le couperet.
et chaque jour, il arrivait une nouvelle lettre. je répondais à toutes. après m’avoir couvert d’éloges, elle s’était risquée à m’adresser ses propres poèmes (pas vraiment nuls), puis elle avait attaqué le sujet habituel : « personne ne veut de moi, sans doute parce que je suis incapable de remuer ma nuque. » j’en avais plein les oreilles de ce refrain : « personne ne veut de moi, non, personne ne veut de moi, hélas, personne ne veut de moi. » aussi, une nuit de biture, en ai-je eu ras le stylo : « pour l’amour du ciel, calmez-vous, je suis votre homme ! » une fois postée, la lettre m’est sortie de l’esprit, mais pas du sien. auparavant, les photos qu’elle m’avait envoyées la mettaient sacrément en valeur ; or, dès l’instant que je lui eus déclaré mes intentions, ce fut le catalogue du musée des horreurs. il me suffisait de les zyeuter pour IMMÉDIATEMENT m’enivrer. tombant alors, comme foudroyé, à genoux sur la moquette, je me forçais à psalmodier : « puisqu’il faut se sacrifier, je m’y résous. ne dit-on pas que si, au moins une fois, un homme rend une femme heureuse, c’est toute sa vie qui s’en trouve justifiée ? » mille tonnerres, chacun avale les couleuvres comme il peut, non ? mettez-vous à ma place, chaque fois que mon regard tombait, je le répète, sur une de ces photos, mon cœur saignait et gémissait, si bien qu’il ne me restait plus qu’à décapsuler une autre bière.
entre parenthèses, il se pourrait bien que le petit trou du cul des escargots chinois n’y soit pour rien, que la faute en incombe à ce cours de dessin que j’ai fréquenté.
en tout cas, lorsqu’elle s’est tirée de chez elle en bus, elle ne roulait pas sur l’or et, sous le prétexte que maman, papa et papy étaient en vacances dieu sait où, elle ne les en avait pas avertis. je suis allé la chercher à la gare routière. correction : j’ai posé mon cul dans la salle d’attente, et tout le temps que je l’ai guettée, je n’ai cessé, malgré les vapeurs de l’alcool, de me demander à quoi ça rimait de se marier avec une femme à laquelle on n’avait jamais adressé la parole. je devais être raide dingue. qu’on m’enferme, et vite ! tout à coup, le haut-parleur a grésillé, c’était son bus. j’ai dévisagé un à un les passagers qui franchissaient la porte à tambour, et c’est ainsi que j’ai remarqué une blonde bien foutue, tout en sexe, perchée sur de hauts talons, qui savait jouer de la fesse, arrondie là où il fallait, assez jeune, 23 ans maxi, mais qui à l’évidence n’avait pas la nuque raide. impossible donc que ce fût elle. sans doute que la mienne avait raté son bus. je me suis quand même approché d’elle.
— vous ne seriez pas Barbara, par hasard ?
— je suis Barbara, et je présume que vous êtes Bukowski.
— je le présume également. bon, on y va ?
— je vous suis.
on est montés dans ma vieille voiture et on a pris la direction de mon studio.
— savez-vous que j’ai failli descendre du bus et rentrer à la maison ?
— comme je vous aurais compris.
à peine arrivés chez moi, j’ai rebiberonné un peu, mais elle a refusé de coucher tant qu’on ne serait pas mari et femme. de sorte qu’après une courte nuit de sommeil, je l’ai emmenée à Vegas où l’on a fait ce qu’il fallait faire. à l’aller comme au retour, j’ai roulé sans m’arrêter, tant j’avais hâte de la fourrer au pieu, et une fois dedans ça a été génial… du moins le PREMIER coup. elle ne m’avait pourtant pas caché qu’elle était nympho, mais je ne l’avais pas crue. ce n’est qu’à la troisième ou quatrième fois que j’ai commencé à l’admettre. et que j’ai compris que je n’étais pas sorti de la fosse. les hommes s’imaginent pouvoir apprivoiser les nymphomanes, foutaise, c’est la mort qui leur passe la muselière.
après avoir plaqué mon boulot de manutentionnaire, on a pris le bus pour le Texas, où j’ai découvert qu’elle était millionnaire en puissance. ça ne m’a pas, pour autant, transporté de joie. probablement parce que je n’ai jamais eu les pieds sur terre. c’était une petite bourgade, si petite que les experts de la guerre nucléaire en avaient déduit que ce serait bien le dernier endroit sur lequel l’ennemi, quel qu’il soit, lâcherait la bombe, et les experts ne s’étaient pas trompés. quand, après mes séances en lit clos, je sortais prendre l’air, épuisé, blême, le cœur au bord des lèvres, les passants me mitraillaient forcément du regard. n’étais-je pas le citadin rusé qui avait mis le grappin sur la riche héritière ? et de s’imaginer que je DEVAIS avoir quelque chose de différent. effectivement, je l’avais : une bite en voie de décomposition, sans oublier une valise bourrée de poèmes. Barbara s’était dégoté la super planque à l’hôtel de ville, un bureau et rien à glander, aussi m’arrivait-il de venir m’y asseoir, en général près de la fenêtre, au soleil, pour y enculer les mouches. son paternel ne pouvait pas m’encadrer, le grand-père, oui, mais le fric, ce n’était pas lui, c’était son fils. une fois, comme je me tenais à ma place habituelle, à coincer la bulle, un cow-boy, extra large, s’est ramené. Bottes. et chapeau adéquat, la panoplie au grand complet.
— c’est pas croyable, Barbara ! s’est-il exclamé avant que son regard ne panoramique vers moi et qu’il n’ajoute : toi, là, dis-moi ce que tu fabriques ici ?
— FABRIQUE ?
— oui, C’EST ÇA ! QU’EST-CE QUE TU FABRIQUES ICI ?
j’ai pris mon temps. d’abord, coup d’œil à la vitre. puis, geste pour chasser une mouche. et enfin j’ai relevé le défi. bien qu’étalé aux trois quarts sur le bureau, il me dominait avec son mètre quatre-vingt-six, image vivante du Texan rouge brique, symbole du mâle pur jus.
— moi ? oh, je ne fais que… comment dire ? eh bien, je ne fais que SUIVRE LE MOUVEMENT et je m’en accommode plutôt bien.
il a redéployé sa longue carcasse, pivoté sur lui-même et, la seconde d’après, il avait disparu.
— sais-tu qui c’était ? a-t-elle demandé.
— niet.
— t’as eu droit à l’enviandé n° 1. qui cogne sur tout ce qui bouge. et, en plus, figure-toi que c’est mon cousin.
— ah, vouais, n’empêche qu’il n’a pas OSÉ, hein ? ai-je martelé d’une voix traînante.
et, pour la première fois, elle m’a dévisagé avec curiosité, comme si elle découvrait en moi une bestialité insoupçonnée, alors que ce n’avait été qu’un truc de poète, genre se mettre, les soirs de Noël, une rose dans la bouche. à l’identique, quand en fin de semaine tout un chacun affectait de ne porter que des jeans, je passais le seul costard en ma possession et m’affichais ainsi vêtu partout en ville. c’était ma façon de jouer les héros hollywoodiens. car en refusant la loi du jean, on s’exposait à faire trempette dans le lac. n’allez pas croire cependant que j’avais la provoc facile. fallait que j’en écluse plus d’un avant de m’aventurer dans les rues. reste qu’ils ne m’ont jamais foutu à l’eau. tout le patelin était à mes pieds. jusqu’à son médecin qui voulait m’emmener avec lui chasser et pêcher. idem pour mes beaux-parents qui ne rataient pas le film, me dévorant des yeux tandis que je balançais mon can vide dans la poubelle après les avoir régalés d’une de mes plaisanteries. ils prenaient mes tendances suicidaires pour de l’héroïsme. je les avais à ma pogne.
mais Barbara ne rêvait que de Los Angeles. elle n’avait jamais vécu dans une grande ville. j’ai bien essayé de l’en dissuader. vu que je ne détestais pas parader dans son trou, mais, non, ça la tentait de trop, si bien que son grand-père nous a signé le super chèque, qu’on est remontés dans le bus et qu’on s’en est retournés à L.A. parlez de futurs millionnaires qui, pour se la jouer misérable, voyagent en Greyhound ! elle en a même rajouté, en insistant pour qu’on gagne notre pain à la sueur de notre front. et voilà comment je me suis retrouvé sur les docks, tandis qu’elle rêvait, mais sans bouger ses fesses, de pouvoir ELLE AUSSI se décrocher un job. chaque soir, après le turbin, je m’arsouillais, ne ruminant qu’une seule pensée : « hé, toi, là-haut, regarde ce que j’ai fait ! c’est bien de moi de me maquer à une authentique pedzouille ! » ça la mettait dans des rages pas possibles. elle avait beau avoir le cul bordé de dollars, je n’allais quand même pas le lui lécher ! on louait, au sommet d’une colline, une maison, assez petite, et dont la pelouse n’était plus qu’herbes folles, de sorte que les mouches y pullulaient, pas moins de 40 000. elles s’insinuaient partout et me faisaient devenir chèvre. un millier par jour, facile, que j’en tuais, armé d’une méga bombe. mais sans pouvoir toutes les baiser. aussi en étais-je réduit à la baiser, elle. les glandus, qui avaient occupé avant nous les lieux, étaient des maniaques de l’étagère, le lit en était cerné, et sur chacune d’entre elles ils avaient entassé des pots de géranium. des grands, des petits, que des géraniums. quand on baisait, le lit faisait trembler les murs, lesquels faisaient à leur tour trembler les étagères. moyennant quoi, je pouvais les entendre gronder, à l’instar du volcan qui se réveille. sauf que, pour ce qui était de s’arrêter, fallait pas y penser. « non, NON, T’ARRÊTE PAS, BORDEL, T’ARRÊTE PAS ! » je lui en remettais donc un coup, et les pots me dégringolaient dessus, sur le dos comme sur le cul, sur la tête comme sur les jambes et les bras, elle en riait sans cesser de beugler, et l’un dans l’autre elle finissait par JOUIR. elle adorait ces pots. lorsque je l’ai menacée d’arracher toutes ces étagères, elle m’a supplié de n’en rien faire. « S’IL TE PLAÎT, N’Y TOUCHE PAS », qu’elle a susurré si tendrement que j’y ai renoncé. au contraire, je les ai consolidées et j’ai remis les pots dessus, en attendant la prochaine coulée de lave.
elle s’est offert un petit clébard, noir et ramolli du cerveau, qu’elle a baptisé Bruegel, du nom du peintre, de celui qui passe en tout cas pour tel. mais son engouement a été de courte durée. se trouvait-il dans ses pattes qu’elle lui allongeait illico un coup de pied, méchamment, du bout pointu de son escarpin, l’assortissant d’un strident « du balai, bordille ! » aussi, dès que j’avais ma ration de bière, Bruegel et moi se roulait-on par terre à faire semblant de nous battre. c’est d’ailleurs tout ce qu’il savait faire – se battre –, d’autant qu’il avait de meilleures dents que moi. entre nous, je me doutais bien que le million était en train de prendre la tangente, mais je m’en moquais.
elle nous a ensuite acheté une voiture neuve, une Plymouth 57 que je conduis encore. « voilà qui va te permettre d’aller bosser au Comté », lui ai-je aussitôt dit. elle s’est présentée à un examen, et du jour où elle a été engagée dans les services du shérif, j’ai plaqué mon boulot et me suis contenté de laver quotidiennement la voiture et de passer la prendre en fin d’après-midi. je me souviens qu’un jour, comme elle venait de s’installer à mes côtés, j’ai assisté à la sortie de ses bureaux de toute une bande de jeunes types, qui en chemise à fleurs, qui en T-shirt, gueules de papier mâché, dos voûtés et sourires niais, de vraies caricatures de collégiens.
— qui sont ces punks ? lui ai-je demandé.
— des officiers de police, a-t-elle répliqué de sa voix hautaine de petite salope.
— allons, qu’est-ce que tu racontes ? on dirait des handicapés mentaux ! des flics, ça ? arrête de me charrier, ÇA ne peut pas être des flics !
— puisque je te le dis ! et j’ajoute que ce sont d’EXCELLENTS camarades.
— ENCULÉS DE LEURS MÈRES !
elle l’a très mal pris. ce soir-là, on n’a baisé qu’une fois. et le lendemain, j’ai eu droit à une autre surprise.
— et celui-ci, qui s’en va, c’est José, a-t-elle minaudé. un Espagnol.
— Espagnol ?
— oui, un Espagnol né en Espagne.
— la moitié des Mexicains avec lesquels j’ai travaillé en usine prétendaient aussi avoir vu le jour en Espagne. ils bluffaient. l’Espagne, pour eux, c’est l’image du Père, l’invincible matador, le Grand Rêve du passé.
— sauf que José est réellement né en Espagne, je le sais.
— et comment le sais-tu ?
— il me l’a dit.
— ENCULÉ DE SA MÈRE !
ensuite de quoi, elle s’est mis en tête de se remettre à la barbouille. elle avait toujours peint dans son bled, elle passait pour un petit génie. peut-être même dans tout l’État du Texas, encore que rien ne soit moins sûr.
— et si je t’accompagnais ? lui ai-je proposé.
— TOI ! mais pour y faire QUOI ?
— à la pause café, t’aurais au moins de la compagnie. sans compter que ça te permettrait de rentrer à la maison en voiture.
— d’accordo !
on s’est tous les deux inscrits au même cours mais, au bout de trois ou quatre séances, elle ne l’a plus supporté, ne faisant que déchirer ses esquisses et les jeter par terre. assis à quelques pas d’elle, je faisais celui qui ne voyait rien. le reste de la classe jouait les occupés, les concentrés, et affectait de ne pas se prendre au sérieux, allant même jusqu’à rire bêtement, comme s’ils avaient eu honte d’être là.
à un moment, le prof s’est approché de moi :
— écoutez, Bukowski, en théorie, vous êtes ici pour peindre. alors, pourquoi vous contentez-vous de regarder votre feuille ?
— j’ai oublié d’acheter mes pinceaux.
— ah, bon ! tenez, je vous en prête un, mister Bukowski, mais n’oubliez pas de me le rendre à la fin du cours.
— ça va de soi.
— à présent, peignez-moi ce vase avec ses fleurs.
puisqu’il le voulait, son vase, il l’aurait ! j’ai mis les bouchées doubles et en cinq sec le lui ai torché, alors que tous les autres en étaient encore, le doigt en l’air, à mesurer les ombres, les proportions ou le trou du cul du diable. bref, je suis sorti boire un café et m’en fumer une. quand je suis revenu dans la classe, il y avait foule autour de mon chevalet. une blonde qui n’était que nichons (pas besoin d’un croquis, non ?) m’a aussitôt tourné autour en pressant ce que vous devinez contre moi.
— hein, que vous aviez déjà peint AUPARAVANT ? m’a-t-elle soufflé dans l’oreille.
— je vous jure que c’est mon premier coup.
— pourquoi vous MOQUEZ-VOUS de moi ?
et elle a accompagné son exclamation d’un mouvement giratoire de sa masse mamillaire.
— hummmmmmmmm, n’ai-je su que lui opposer.
le prof s’est alors emparé de mon aquarelle et l’a accrochée à la place d’honneur :
— écoutez-moi bien, C’EST exactement ce que JE VEUX ! admirez cette FORCE, ce LIANT, ce NATUREL !
hors d’elle, Barbara a rassemblé son foutoir et a filé dans le réduit où l’on préparait les formats. et là, elle a tout envoyé balader, y compris les tubes de peinture et le collage d’un pauvre crétin, qui était en train de sécher.
— mister Bukowski, m’a lancé le prof, cette femme est bien votre… épouse ?
— ben oui !
— dans notre atelier, voyez-vous, nous ne tolérons pas les prima donna. dites-le-lui. ce qui ne nous empêchera pas de vous exposer, d’accord ?
— d’acc.
— merci, un grand merci du fond du cœur.
très vite, ce prof a perdu tout sens critique. quoi que je fasse, il le voulait pour l’expo de fin d’année. or je ne savais même pas marier mes couleurs. et jamais je n’y parvins. mélangeant le violet avec l’orange, le marron avec le noir, et le noir avec le blanc. me laissant guider par le pinceau, la plupart de mes toiles se confondaient avec un gros caca de chien écrabouillé, mais le prof, lui, pensait… qu’elles portaient l’empreinte du sexe du Créateur. pas moins. ma femme cessa de venir au cours. et je dus l’imiter, après leur avoir abandonné mes chefs-d’œuvre.
quelque temps après, il y eut l’épisode du Turc dont elle commençait à me vanter les mérites sitôt qu’on avait réintégré le domicile conjugal :
— une épingle à cravate violette ! voilà ce qu’il porte, une épingle à cravate violette ! et tout à l’heure, après m’avoir délicatement embrassée sur le front, il m’a dit que j’étais SUBLIME.
— écoute, mon cœur, ne te laisse pas avoir. ce genre de baratin, c’est monnaie courante quand tu travailles dans un bureau en Amérique. parfois, ça va plus loin. mais neuf fois sur dix tu tires la langue pour que dalle. tous ces mectons, qui ont vu trop de films avec Charles Boyer, ne sont capables que de se tripatouiller la nouille en loucedé. car les vrais baiseurs ne la ramènent jamais, ils font dans le discret. je te parie à cent contre un que ton bellâtre se shoote à la pelloche. mets-lui la main au paf, et tu vas le voir s’enfuir.
— lui, AU MOINS, c’est un GENTLEMAN ! et il est si FATIGUÉ qu’il me fait pitié !
— fatigué de QUOI ? c’est tout de même pas l’administration qui le crève ?
— il possède aussi un cinéma en plein air où il passe toutes ses nuits. deux journées de travail que ça lui fait !
— en résumé, je ne suis donc qu’un gros dégueulasse, hein ?
— évidemment, que t’en es un ! a-t-elle roucoulé.
et, cette nuit-là, les géraniums se sont abattus à deux reprises sur mon dos.
enfin est arrivé le dîner d’escargots chinois. à moins qu’ils n’aient été japonais. ce qui ne changerait pas grand-chose. c’est en faisant le marché que j’étais tombé sur cette vente spéciale. j’avais quasiment tout acheté : les petits calamars, les escargots, les serpents, les lézards, les limaces, les insectes, et les sauterelles… quand on est passés à table, j’ai servi en premier les escargots.
— je les ai fait revenir dans le beurre. sers-toi largement. enfin, quoi, on n’est pas des pauvres !
et j’en ai moi-même fourré deux ou trois dans ma bouche, avant de lui demander.
— à propos, comment va cette chère vieille Épingle à Cravate Violette ?
— ils ont un goût de caoutchouc, tes escargots.
— caoutchouc, pueduchoux… ALLEZ, BOUFFE-LES !
— z’ont de petits trous du cul… tiens, regarde comme on les voit bien… beurk…
— tout ce que tu manges a un trou du cul. comme toi, et comme moi… nous avons tous un trou du cul. même Épingle de Cravate Violette en a un…
— beeuuurrrk !
se levant de table, elle a foncé dans les chiottes pour y vomir.
— mon dieu, geignait-elle, quand je pense à tous ces petits trous du cul…
ça m’a mis en joie, caoutchouc ou pueduchoux, je n’ai pas arrêté de les croquer, ces petits trous du cul, accompagnant chaque bouchée d’une rasade de bière et d’un éclat de rire.
je n’ai donc pu être surpris lorsque, quarante-huit heures plus tard, on a, assez tôt le matin, frappé à ma porte – non, à sa porte – et qu’on m’a présenté une demande de divorce.
— dis, ma petite, c’est quoi, ce machin ? lui ai-je demandé en lui montrant le papier bleu. tu ne m’aimes donc plus ?
elle a fondu en larmes sans qu’il me soit possible de l’arrêter.
— calme-toi, allons, s’il te plaît ! ce n’est pas grave. peut-être qu’Épingle de Cravate Violette est le type qu’il te faut ? tiens, je suis convaincu qu’il ne se paluche pas dans les gogues. mieux, il est même le seul de son espèce !
— snif snif snif snif snif.
— probable qu’il préfère le faire dans sa baignoire.
— pouah ! tu n’es qu’un étron vivant !
mais aussitôt après elle s’est calmée et, pour la dernière fois, qui ne fut pas la plus mauvaise, on a recassé quelques pots de géranium. lorsque ensuite elle a couru se laver, je l’ai entendue, pendant quelle se préparait pour aller travailler, gazouiller et chantonner. le soir même, je l’ai aidée à se trouver un nouvel appart, puis à faire ses bagages et à déménager. elle prétendait qu’elle ne pouvait plus rester dans cette maison, sinon elle y aurait perdu son âme. salope à bretelles ! après l’avoir déposée devant son nouveau chez-elle, je me suis acheté un journal et, une fois à la maison, je l’ai ouvert à la page des petites annonces. toutes les rubriques y sont passées : docker, magasinier, concierge, gardien d’entrepôt, aide aux handicapés, livreur d’annuaires. pour finir, j’ai jeté le journal et suis ressorti m’acheter une bouteille que j’ai vidée en disant adieu à mon million. quand j’ai revu Barbara – en copains, sans géraniums –, elle ne m’a pas caché qu’elle avait couché avec Épingle de Cravate Violette, ce qui l’avait amenée à démissionner de son poste. à l’entendre, elle allait se mettre « sérieusement » à la peinture et à l’écriture.
beaucoup plus tard, elle s’est tirée en Alaska où elle a épousé un Esquimau, une sorte de pêcheur japonais. de sorte que, lorsque je m’accroche au comptoir, je ne résiste pas au plaisir de lancer à la cantonade :
— moi qui vous parle, un pêcheur japonais m’a refait d’un million de dollars.
— à d’autres ! comme si t’avais jamais eu un million de dollars…
c’est d’ailleurs exact ! je ne l’ai jamais eu.
une ou deux fois par an, en général à l’approche de Noël, je reçois une lettre d’elle, plutôt longue, et qui se termine toujours par : « écris-moi ». elle a deux ou trois gosses qui portent tous des noms esquimaux, et elle aurait fait paraître un livre, qu’on le trouve en librairie. un livre pour enfants, dont elle est « fière », mais à présent elle va s’attaquer à un roman plus « ambitieux » qui traitera de la « dissolution du caractère ». que dis-je ? non pas un, mais DEUX ROMANS SUR LA DISSOLUTION DU CARACTÈRE. ah, tant que j’y pense, je suis le héros du premier, tandis que le second portera sur l’Esquimau qui semble être sur la pente savonneuse, à moins qu’il n’ait déjà été largué. du coup, il se pourrait que le second roman soit consacré à Épingle de Cravate Violette.
tout bien pesé, j’aurais peut-être dû coller aux nibards de la peintresse. sauf qu’une femme, faut encore pouvoir la satisfaire ! qui sait si elle n’aurait pas, elle aussi, détesté les petits trous du cul ? à votre place, j’essaierais les calamars. passés au beurre, ça ressemble aux doigts de nourrisson. ou bien alors, essayez les araignées de mer. les rats d’égout. de toute manière, lorsque, en savourant votre vengeance, vous vous lécherez les doigts, il vous sera facile de dire adieu à votre million, puis, tout en sifflant une bière, vous pourrez envoyer chier la compagnie d’électricité, les pinceaux Fuller, les magnétophones, et le fin fond du Texas, avec ses femmes hystériques qui ont la nuque bloquée, qui chialent mais qui vous baisent, qui vous abandonnent mais qui vous écrivent, à la veille de Noël, des lettres intimistes alors qu’il n’y a plus rien entre vous, qui ne veulent pas que vous les oubliiez, ni que vous oubliiez Bruegel, les mouches, la Plymouth 57 qui est garée sous votre fenêtre, la désolation et l’épouvante, l’amertume et l’échec, le mythe et la bite, toute cette foutue vie où l’on n’aura fait que tomber, se relever, jurer que tout va bien, sourire, pleurer, se torcher son petit trou du cul, et je vous fais cadeau du reste.