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Je me souviens – Guillain Méjane

Je me souviens – Guillain Méjane

(Extrait)

Je me souviens, j’aimais sans peur avec mon cœur d’enfant, je n’avais encore connu ni les mensonges, ni les silences, ni la lâcheté des hommes. Et c’était doux d’aimer.

Je me souviens des cartes en plastique pour dessiner les contours de la France, avec des trous pour les villes importantes et les fleuves.

Je me souviens des tableaux qu’on créait en faisant passer des fils colorés autour de clous. Le plus souvent, des papillons.

Je me souviens de ceux qui avalaient les petits mots qu’on se faisait passer en classe juste avant que le prof ne s’en empare pour les lire.

Je me souviens d’avoir pensé qu’un seul bol de riz pour toute l’Éthiopie, même si les enfants ne mangeaient pas beaucoup, ce ne serait jamais assez.

Je me souviens de ces informations contradictoires données chaque jour, à la fin on ne savait plus à quelle parole se vouer, absolument toute information était suspecte et susceptible d’être contredite le lendemain.

Je me souviens des mouchoirs en tissu, ceux qui sentaient bon l’adoucissant et ceux qui sentaient le parfum de maman, aussi.

Je me souviens d’avoir vu la tombe de Desproges, puis celle de Petrucciani, juste à côté, et d’avoir pensé que c’était joliment étrange que celle de Desproges soit la plus petite des deux.

Je me souviens d’une publicité pour un charcutier peinte sur un mur près du métro Alésia, on y voyait une petite fille dire à un énorme cochon dodu : « Pleure pas grosse bête, tu vas chez Noblet ! »

Je me souviens du juke box du café du lycée, je me souviens de C17, y’avait les Cure qui chantaient et le temps s’arrêtait.

Je me souviens du poster dédicacé de Patrick Roy dans la cuisine de la grand-mère d’un de mes amis.

Je me souviens des soirées diapo, assis par terre je me fichais de l’écran, je regardais la poussière voler dans le faisceau du projecteur.

Je me souviens de l’explosion de Challenger, on n’y croyait pas, on espérait que c’était un feu d’artifice ou quelque chose pour faire joli.

Je me souviens des empreintes de pieds qui apparaissaient progressivement sur le papier photosensible.

Je me souviens, à la cantine, un garçon s’était levé soudain de table et avait couru vers le parc aussitôt poursuivi par les surveillants, il s’était arrêté pour se déchausser, je me souviens de ses pieds nus puis de ses chaussures, incongrues dans l’herbe mouillée, le lendemain…

Je me souviens du périmètre d’un kilomètre autour de chez moi comme de ce qui allait devenir mon bien le plus précieux et que j’aurai passé plus de quarante jours à explorer dans le détail.

Je me souviens des fils tendus entre les doigts, si on savait faire la Tour Eiffel c’était très fort moi je réussissais surtout à m’emmêler.

Je me souviens de la voix de Maitre Capello dans les petits trous du haut-parleur de la dictée magique « Errrrrrrreur ! Rrrrrrrrrecommence ! »

Je me souviens du moment où les premières célébrités ont commencé à mourir du virus, soudain ça devenait un peu plus réel.

Je me souviens de la tortue dans le jardin, elle avait un nom, elle s’appelait Rosalie, un jour elle a creusé un trou, s’est enfouie sous la terre, je ne l’ai plus jamais revue.

Je me souviens des crucifix au-dessus de chaque lit, du papier peint aux fleurs défraîchies et des assiettes sur le mur au lieu d’être sur la table.

Je me souviens d’une nuit d’inondation, de trains arrêtés, de pianos silencieux dans les gares, et les gens figés, hagards, sur le quai.

Je me souviens du coup de tête de Zidane en finale de la Coupe du Monde 2006, la stupéfaction, le monde figé soudain.

Je me souviens de la saloperie de petite voiture qui chantait à tue-tête « Ah tut tut pouet pouet la voilà, la Totomobile ! »

Je me souviens des cadeaux faits à l’école, le dessous de plat en pinces à linge pour maman et le cendrier avec son prénom pour papa, qui ne fumait pas.

Je me souviens de la dernière arrivée du France sur la plage du Havre, l’émotion de la foule silencieuse dans le petit matin, la fierté.

Je me souviens de la boîte en bois avec plein de compartiments près de la machine à coudre, les milliers de boutons de toutes les couleurs.

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