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Jadis, les nuits à l’Olympic valaient le déplacement – Charles Bukowski

Jadis, les nuits à l’Olympic valaient le déplacement – Charles Bukowski

jadis, les nuits à l’Olympic valaient le déplacement. c’était un petit Irlandais chauve (ne s’appelait-il pas Dan Tobey ?) qui faisait les annonces – bon sang, quel style ! il avait traîné ses guêtres un peu partout, peut-être même sur les bateaux à roues, quand il portait des culottes courtes, mais, à supposer qu’il ne fût pas aussi âgé, il avait probablement été du match Dempsey-Firpo. je le revois encore tirant sur le fil pour faire théâtralement descendre le micro, alors que la plupart d’entre nous étions déjà, dès le premier combat, bien partis, mais d’une ivresse bon enfant. tétant nos cigares, on savourait les joies de l’existence, et on attendait qu’ils envoient deux garçons sur le ring – cruel, direz-vous, mais c’est ainsi que va le monde –, nous aussi, on en prenait plein la gueule et pourtant on était encore vivants avec nos fausses rousses et nos blondes naturelles. même moi, j’en avais une. elle s’appelait Jane, et les rencontres en dix reprises, ça nous connaissait, elle m’avait même une fois compté k.o. mais ce que j’étais fier quand elle s’en revenait des toilettes et que la tribune du fond se mettait à taper du pied, à siffler, à hurler, rapport à son merveilleux gros cul magique que sa jupe serrée mettait en valeur – vrai, il était magique, ce cul ! elle avait le pouvoir d’envoyer un mec au tapis, de le transformer en tuyau percé, en pierre tombale, ou encore en agité du bocal.

donc, à peine reprenait-elle place à mes côtés que je levais ma bouteille comme on lève un diadème, que je la lui offrais, qu’elle y goûtait avant de me la rendre, et qu’ensuite, me retournant vers la tribune du fond, je m’exclamais : « je m’en vais les tuer, ces bâtards gueulus qui t’ont manqué de politesse. »

elle feuilletait le programme et soupirait : « qui tu vois dans le premier match ? »

neuf fois sur dix, je trouvais le gagnant, à condition d’avoir pu les observer avant qu’ils ne croisent les gants. j’avais pour principe de choisir celui qui bougeait le moins, qui paraissait peu disposé à en découdre, et si l’un des deux se signait avant que le gong ne retentisse, et que l’autre n’en faisait rien, vous étiez sûr de tenir, en la personne du non-superstitieux, le vainqueur. d’ailleurs, ça va ensemble : le type qui s’échauffe en envoyant des coups dans le vide et qui exhibe son jeu de jambes, c’est le même qui ensuite se signe juste avant de se faire démolir.

il n’y avait en ce temps-là que très peu de mauvais combats, et lorsque ça arrivait – surtout avec les poids lourds auxquels on disait sans ambages notre façon de penser –, c’était comme aujourd’hui : on foutait le ring en l’air, on cassait les fauteuils, et on incendiait la salle. mais, en règle générale, ils se sentaient obligés de nous refiler de la bonne boxe. l’Hollywood Legion n’avait pas de tels scrupules, aussi la boycottait-on. même les stars d’Hollywood savaient qu’à l’Olympic elles ne seraient pas volées sur la marchandise. George Raft le premier, mais pas que lui, les starlettes également, et tout ce beau monde s’affichait au premier rang. de les voir, le public des tribunes s’en retournait à l’âge des grands primates tandis que les boxeurs se battaient comme des boxeurs, et que la salle tout entière disparaissait sous les volutes bleuâtres des cigares. fallait nous entendre gueuler – vas-y vas-y – et nous voir claquer notre fric et lamper notre whisky.

lorsque ça se terminait, on se remettait au volant et, accompagnés de nos femmes teintes et un rien vicieuses, on voguait vers le vieux lit d’amour. une fois rendus à bon port, on lâchait la purée et on s’endormait tels des anges ivres. quel besoin avions-nous alors de fréquenter les bibliothèques ? oui, quel besoin avions-nous d’Ezra (Pound) ? de T.S. (Eliot), ou d’E.E. (Cummings) ? de D.H. (Lawrence), ou de H.H. (Thoreau) ? ou d’aucun des Eliot et des Sitwell ?

il y a, en tout cas, une nuit que je ne suis pas près d’oublier, la nuit où j’ai vu pour la première fois Enrique Balanos. jusqu’alors, mon préféré était un noir sympathique qui avait pour habitude de monter sur le ring en serrant dans ses bras un petit agneau blanc. qu’il couvrait de baisers dans les secondes qui précédaient le début de la rencontre. certes, c’était gnangnan, mais le boxeur ne craignait pas les coups et avait du répondant, et un mec qui en a et qui cogne peut s’autoriser quelques fantaisies, non ?

quoi qu’il en soit, c’était mon héros, et il me semble qu’il répondait au nom de Watson Jones. il avait de la classe à revendre et un sacré coup d’œil. de la rapidité – la vitesse de l’éclair – et du PUNCH. de plus, il était heureux de boxer. sauf qu’une nuit, et sans qu’il ait compris d’où ça lui tombait, on lui a collé ce jeune Balanos qui avait aussi ce qu’il faut pour gagner. Balanos a pris son temps, travaillant longtemps Watson au corps, avant de l’achever méthodiquement. autant que je m’en souvienne, lorsque Watson a commencé à encaisser, un flot d’amertume m’a submergé. brandissant ma bouteille, j’ai imploré le ciel et appelé de tous mes vœux une victoire qui n’était plus possible. à l’évidence, Balanos était doué – les bras de cet enculé étaient quasiment reptiliens, mais surtout il ne bougeait pas d’un pouce –, il savait s’effacer, s’esquiver, et il ne s’exposait pas davantage qu’une araignée maléfique. pour autant, chacun de ses coups portait et faisait mal. pour le battre, il aurait fallu un très grand champion. aussi Watson aurait-il mieux fait de reprendre son petit agneau et de rentrer chez lui.

ce n’est que plus tard dans la nuit, alors que je flottais dans un océan de whisky et que je venais de me bagarrer avec ma nana, qui – maudite, soit-elle – n’avait cessé de me narguer avec ses longues jambes fines, que j’ai admis en mon for intérieur que le meilleur l’avait emporté.

« Balanos, jeu de jambes remarquable… il ne pense pas, il agit. ce qui vaut mieux que de penser. cette nuit, le muscle a vaincu l’esprit. c’est la règle. eh bien, adieu Watson, adieu Central Avenue, tout a une fin, tout se termine. »

après avoir pulvérisé mon verre contre le mur, je suis sorti et me suis trouvé une autre femme. j’avais la gueule amochée, elle avait une gueule d’ange. elle m’a suivi dans mon lit. par la fenêtre ouverte, une pluie fine nous a recouverts. c’était délicieux. si délicieux que nous avons fait deux fois l’amour et que, lorsque le sommeil nous a pris, nous avons tourné nos visages vers la fenêtre afin que la pluie continue de nous arroser. au matin, les draps étaient trempés, et nous n’étions qu’éternuements et rires. « doux jésus ! doux jésus ! » on n’arrêtait pas de se gondoler alors que le malheureux Watson gisait quelque part en ville, son pauvre visage massacré, défiguré, avec désormais pour seule ligne d’horizon l’Éternelle Vérité : ce serait d’abord les matches en six reprises, puis en quatre, et enfin comme moi il s’en reviendrait à l’usine, où chaque jour on lui volerait huit à dix heures de sa vie en échange d’un peu de ferraille, plus bon à rien sinon à attendre Madame la Mort, pendant qu’on le dépouillerait de son sang et de son âme. « doux jésus ! » mais ici, elle et moi, on ne faisait qu’éternuer et se marrer. « mais t’es complètement bleu, s’est-elle soudain exclamée, t’es devenu tout BLEU ! bon sang, regarde toi-même dans le miroir ! » et bien que le froid, comme un avant-goût de la mort, eût commencé à me saisir, je me suis dirigé vers le miroir. c’était la vérité vraie, j’étais BLEU ! et ridicule ! une merde de corps humain ! pris d’un nouveau fou rire, je me suis écroulé sur le tapis. aussitôt, elle s’est laissée tomber sur moi. et nous avons, doux jésus, rehurlé de rire jusqu’au moment où j’ai eu le sentiment que nous devenions fous. je me suis redressé et reloqué, j’ai peigné mes cheveux, et lavé mes dents, mais j’étais trop vaseux pour avaler quoi que ce soit, d’ailleurs j’ai gerbé en me lavant les dents, je suis sorti et j’ai pris la direction de la fabrique de luminaires. le soleil m’a donné un coup de fouet, on doit se satisfaire de ce que l’on trouve.

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